L'Encyclopédie sur la mort


Souffrance humaine (La)

Jacques G. Ruelland

La souffrance se distingue de la douleur par sa persistance et son ambivalence. Identifiée comme l’œuvre de Dieu, elle ne peut mener qu’au désespoir; conçue comme partie de la condition humaine, elle met l’individu face à la responsabilité de s’en débarrasser et d’en décharger ceux qui le voudraient mais ne le peuvent pas. Ce choix humain n’a pas à tenir compte de Dieu. Mal d’origine culturelle, la souffrance ne sera éradiquée qu’au moment où elle sera identifiée en soi, indépendamment des remèdes que l’on tente ici et là de lui appliquer, et que l’on prendra en toute liberté la responsabilité de la combattre avec ou sans l’aide de Dieu.
Définir la souffrance
«L’humanité est ligotée par une affliction insidieuse. C’est la maladie la plus intangible, dévastatrice et répandue qui soit. C’est un état physiologique et biologique qui ne peut être éliminé par les régimes, l’exercice, la méditation, un comportement vertueux, des drogues ou la chirurgie. Elle n’a aucune localisation particulière. C’est en effet la seule maladie qu’il soit possible de retrouver partout dans le corps et le cerveau. Pourtant, personne n’en est vraiment conscient. Les médecins qui la combattent ne s’accordent même pas sur son existence. Il en émane tant de symptômes qu’on croirait être en présence d’une centaine de maladies alors qu’il n’y en a qu’une (1)».

Ainsi Arthur Janov définit-il la névrose, qu’il qualifie par ailleurs de «Souffrance Primale» (sic). La souffrance correspond alors à la manifestation lancinante d’un mal indéfini, susceptible de provoquer un état morbide aussi bien physique que mental.

Paradoxalement, le terme souffrance n’est défini ni par le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (2), ni par le Vocabulaire psychiatrique de l’Association canadienne pour la santé mentale (3). Une grande encyclopédie, comme celle des Éditions Quillet par exemple, dit que la souffrance est «l’état de celui qui éprouve une peine de corps ou d’esprit» (4). Le verbe souffrir, dérivé du latin suffere («supporter») établit la différence avec la douleur : 1. la souffrance peut être physique ou morale: «au physique et au moral, éprouver de la peine, du dommage (5)»; 2. elle persiste à travers le temps, éprouve en quelque sorte la patience de celui qui la subit; c’est pourquoi, en un autre sens, souffrir signifie résister (6). Ces diverses significations ne sont pas celles de la douleur, qui est une «sensation anormale et pénible résultant d’une impression quelconque produite avec trop d’intensité sur une partie du corps et ressentie par le cerveau (7)». La douleur est physique; ce n’est que dans un sens figuré qu’on en fait parfois une «douleur morale»; en outre, le terme douleur ne fait pas automatiquement référence à une dimension temporelle ou continue, comme le fait le terme souffrance.

La définition de Janov insiste avec raison sur deux aspects de la souffrance – l’imprécision de sa localisation et sa persistance à travers le temps, par rapport à la douleur:

«La douleur est habituellement une chose simple; nous la ressentons, nous savons que cela fait mal, nous pouvons la situer et en général nous en connaissons la cause. Mais les Souffrances (sic) qui remontent à notre première enfance restent totalement mystérieuses même si nous continuons longtemps encore à les porter en nous. Personne ne les reconnaît ou n’en fait état. Pourtant nous en voyons les effets tous les jours dans notre manière de vivre, dans nos relations, dans nos symptômes et dans notre adaptation sociale (8)».

Mais alors que Janov parle essentiellement de la souffrance ressentie dans la tendre enfance comme source de névrose, je pense qu’elle n’est pas seulement présente à titre de rappel de souvenirs pénibles, mais qu’elle se manifeste également dans la civilisation à la manière d’un atavisme, dont l’empreinte est d’autant plus forte que ses occurrences matérielles sont plus vives sur chaque individu à diverses époques.

Dans ce sens-là, la souffrance des peuples (et des humains qui les composent) est aussi ancienne que ces peuples eux-mêmes, naît avec eux et meurt en même temps. La souffrance des peuples est imprécise et perdure indéfiniment, sans laisser d’espoir de rémission.

Dans ce combat de l’être avec lui-même, Dieu est tantôt créateur de la souffrance, tantôt consolateur de toutes les peines. Mais l’homme trouve rarement en lui la force de dépasser la souffrance par la prise de conscience que celle-ci naît et meurt en lui et qu’il peut en être à son gré le maître ou l’esclave. Le dépassement de cette figure hégélienne est ce qui permet à la raison de laisser le champ libre au jaillissement de l’épanouissement de l’homme, qui l’oblige à devenir responsable de son destin et de celui de la civilisation. À la fois libre de toute contrainte et responsable de son devenir, l’homme ne peut alors compter que sur lui-même ; la souffrance est l’expression de cette incapacité de l’homme de gérer sa liberté.

La souffrance à travers les âges
Les peuples anciens ont eu tendance à attribuer à des forces divines les causes de leurs souffrances. Certains, s’estimant élus et protégés par leur dieu, ont invoqué celui-ci pour que leurs ennemis souffrent à leur tour. Ainsi, les anciens Hébreux concevaient Yahvé comme le protecteur de leurs conquêtes et l’inspirateur des atrocités qu’ils commettaient parfois en son nom (9). C’était la guerre sainte, faite au nom de la rémission des souffrances du peuple juif et de la sécularisation de son bonheur en Terre promise. De cette conception du Dieu conquérant est née celle du Dieu vengeur, qui protège Israël contre ses ennemis et envoie les fléaux détruire les infidèles. Avec la naissance du Dieu d’amour, cette conception a disparu, mais les fléaux sont restés. Ils sont encore, au cours du Moyen Âge, l’expression de la colère divine. Ce n’est qu’avec les premières conquêtes de la science moderne et l’identification des causes matérielles de divers phénomènes – notamment celle de plusieurs maladies – que l’idée du Dieu d’amour exonérera définitivement celui-ci de toute responsabilité à l’endroit de la souffrance.

«À partir du milieu du XVe siècle, la guerre peut bien reculer [...], les disettes s’affadir au lendemain de la guerre de Cent Ans. Les épidémies qui demeurent – ce mal inouï rapporté de Naples par les soudards de Charles VII (la syphilis) et qui frappe si fort par sa nouveauté – et les dérèglements du ciel ou des eaux, qui sont de toujours, suffisent pour que les contemporains continuent de s’alarmer d’un si « pauvre temps ». Des hivers terribles, des rivières «grosses» et «engelées», les maux (mystérieux) de la «caquesangue» et de la «vérette» : mille événements suffisent à nourrir les inquiétudes, que relancent plus que jamais signes et prodiges. [...] Ceux qui sentent la rémission des maux la jugent anormale et, avec les astrologues, guettent les signes avant-coureurs des retours du malheur. Le retournement des années 1520-1535 ne surprend donc guère avec les premiers troubles religieux, les coups de main, les conduites profanatoires des nouveaux hérétiques, les incendies criminels (comme celui de Troyes en 1524). [...] La présence obsédante de la mort fait soupçonner la main de l’invisible ennemi, et les bûchers s’allument. [...] Jamais n’a été aussi forte l’attention portée aux « prodiges », faits par Dieu moins pour avertir de l’imminence de la catastrophe que pour inviter au repentir. [...] (Au XVIIe siècle), on se fait moins avide des signes du Ciel, l’idée émerge lentement qu’il faut séparer la volonté de Dieu du jeu autonome des forces naturelles. S’il y a bien causalité entre l’apparition des comètes, l’état des récoltes et les propagations épidémiques, c’est de la seule volonté mauvaise de l’homme que naissent guerres, séditions, émeutes. Le mauvais état du royaume trouve sa source dans sa mauvaise administration, pas dans le dérèglement du monde ou l’indifférence de la Providence (10).»

La science permet à Dieu de se réhabiliter aux yeux des hommes. La souffrance naît en l’homme, de lui et par lui. Alors, pourquoi faut-il continuer à souffrir?

Souffrance avec Dieu, souffrance de Dieu
«Les saints parlent de la beauté de la souffrance. Mais vous et moi, nous ne sommes pas des saints. Pour nous, la souffrance n’est que laide; elle est la puanteur, la foule grouillante, la douleur physique», déclare Graham Greene dans La Puissance et la gloire. Je ne suis d’accord avec Greene que sur ses trois premières propositions ; sa définition manque de... spiritualité. En fait, il confond souffrance et douleur, qui sont deux maux bien distincts, que l’on peut d’ailleurs éprouver séparément en certaines occasions : on conçoit qu’il n’y a pas de douleur sans souffrance, mais on ne peut dire qu’il n’y a pas de souffrance sans douleur. Si Greene ne parle que de la douleur, alors il a probablement raison. Mais s’il parle de la souffrance, il ne peut avoir raison que sur un seul point : la sainteté est étrangère à la souffrance. La sainteté n’est-elle accessible que par la souffrance ? S’il en est ainsi, c’est que l’on véhicule encore une conception de Dieu qui n’a plus cours depuis le XVIIe siècle, et qui était encore présente dans nos campagnes il n’y a guère.

Un bel exemple de cette résurgence d’une conception surannée de la souffrance est donné par Marie-Claire Blais dans l’un de ses romans. À l’annonce de la mort de Pivoine, un des enfants d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, le Curé déclare candidement à la mère: «Un ange de plus dans le ciel. Dieu vous aime pour vous punir comme ça!» La mère réplique: «Mais Monsieur le Curé, c’est le deuxième en une année !» Et le Curé de renchérir: «Ah ! Comme Dieu vous récompense (11) !»

On ne saurait trop se révolter contre une telle conception de Dieu. S’il existe, il ne peut être à notre époque que l’expression de l’amour. Mais s’il n’existe pas, il ne peut davantage être l’auteur de la souffrance. Que Dieu existe ou n’existe pas, il est étranger à la souffrance des hommes car, athées ou croyants, tous les hommes sont égaux devant la souffrance. On pourrait ici paraphraser Laplace; Napoléon lui demandant pourquoi il n’avait pas mentionné Dieu dans sa mécanique céleste, le savant répondit : « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse (12).» Quand on parle de la souffrance, on n’a pas à tenir compte de Dieu.

La souffrance de l’ignorant
«Tu enfanteras dans la douleur.» Qu’est-ce que cette douleur face à la joie d’être mère? «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.» Qu’est-ce que cet effort en regard de la satisfaction que procure un travail bien fait ? En condamnant Adam et Ève à la douleur, Dieu ne leur impose pas la souffrance, mais le dépassement de la douleur. La punition divine est celle de trouver le bonheur plus difficilement qu’avant la chute, dans la douleur, par la douleur, et au-delà de la douleur, là où il n’y a que joie. Et cela n’a rien à voir avec la souffrance.

Ainsi, il existe une différence profonde entre douleur et souffrance. La première est essentiellement physique; la seconde peut être physique ou morale. La douleur est toujours négative; la souffrance peut éventuellement être source de bonheur spirituel ou moral pour certains individus qui y trouvent, malgré tout et quels que soient leurs mobiles, la force de leur sainteté. Les bouddhistes l’ont bien compris, eux qui pensent que la première vérité révélée est que «toute vie est souffrance». Mais en expliquant que le phénomène de la souffrance est dû à la «loi de l’Origine dépendante», Bouddha l’identifie à l’ignorance et au karma (13). Il ne s’agit pas ici de souffrance uniquement physique, mais de celle qui est avant tout une ignorance morale avant d’être une souffrance physique. Le dépassement de cette forme de mal assure le bonheur.

Pour nous, Occidentaux, le remède à cette souffrance est la connaissance. Dans notre civilisation, la connaissance nous est en grande partie transmise par les livres et l’éducation. Celui ou celle qui aime les livres aime la vie, car les livres parlent de la vie. Sans la vie, il ne pourrait assurément y avoir aucun livre; mais sans livres, il n’y a pas de vie supportable en Occident. La connaissance de soi commence par une introspection, celle de l’univers débute par l’observation, le questionnement et la recherche d’une réponse; c’est là que la lecture et l’éducation prennent toute leur place.

Alors que nous vivons dans un monde où l’introspection mène trop rapidement au désespoir et à la schizophrénie, où l’observation nous est interdite par la fuite du temps et où le questionnement doit se plier à des règles académiques de rigueur et d’universalité, la lecture attentive des pensées de nos contemporains et de nos prédécesseurs ouvre la voie à la libération de l’esprit, combat l’esclavage de la superstition, recule les bornes de l’ignorance, et assure à l’homme la possession des plus sûrs moyens d’émancipation et de bonheur en triomphant définitivement de la souffrance. L’ignorance qui fait souffrir se résorbe dans l’effort de la rationalité.

Étrangère à Dieu et vaincue par la rationalité, la souffrance n’a plus de raison d’être dans l’esprit de l’homme moderne, libre et responsable de son destin.

«Un esprit sain dans un corps sain, telle est la brève mais complète définition du bonheur dans ce monde. L’homme qui possède ces deux avantages n’a plus grand-chose à désirer. Celui auquel manque l’un ou l’autre ne saurait guère profiter de n’importe quel autre bien. Le bonheur ou le malheur de l’homme est en grande partie son œuvre. Celui dont l’esprit ne sait pas se diriger avec sagesse ne suivra jamais le droit chemin, et celui dont le corps est faible est incapable d’y marcher», disait déjà John Locke dans ses Quelques pensées sur l’éducation en 1693 (14). Mais alors que Locke rend l’homme sain responsable de son bonheur – comme j’ai tendance, après Jean-Paul Sartre (15), à le faire –, il oublie de tenir compte de ceux qui souffrent malgré eux. Se contentant de les condamner au désespoir, il les plaint sans les secourir.

Il convient de distinguer au moins trois types de personnes souffrantes :

• 1. celles qui souffrent et font tout en leur pouvoir pour éliminer la souffrance;
• 2. celles qui souffrent et ne font rien pour éliminer leur souffrance quoiqu’elles en soient capables;
• 3. celles qui souffrent malgré elles et sont incapables de prendre les moyens d’éliminer leur souffrance.

Les premières ont droit à notre admiration; les deuxièmes, à notre mépris ou à notre indifférence; les troisièmes, à notre compassion et à notre aide.

L’illettré est souvent dans la position d’une prostituée ou d’un malade: il ne vit pas sa condition de plein gré; des circonstances extérieures à sa volonté (sociales ou autres) en sont principalement la cause. Là encore, Dieu ne joue guère de rôle. Pourtant, l’illettré souffre comme un malade. «Le discours du biologiste ne consiste pas à dire que l’ADN est la molécule magique responsable de toute notre information, mais à dire que la transmission est aussi culturelle (16) »: le même constat peut être fait pour la souffrance. Par notre culture, nous avons créé une société de souffrance.

«Les maladies chroniques, plus nombreuses et diversifiées, durent plus longtemps et entraînent l’incapacité et la souffrance... Nous avions cru que l’accumulation de biens, de savoirs, de techniques, nous éviterait la mort: or, on s’aperçoit qu’elle crée la mort. Crise (17).»

Plus que jamais, nous devons nous questionner sur notre détermination à combattre la souffrance. « Avons nous réellement la volonté de lutter contre la faim lorsque l’on sait que le budget qui y est consacré ne représente qu’une partie infime des sommes réservées à l’armement ?» se demande Charles Suzanne (18). La même interrogation vaut pour toutes les formes de souffrance: la faim, l’ignorance, la maladie, la pauvreté.

Tant que nous rendrons responsable de la souffrance une force sur laquelle nous déclarons ne pas avoir d’emprise, nous ne pourrons rien faire pour vaincre celle-ci. Si c’est toute la culture qu’il faut changer, alors changeons-la; si ce ne sont que les valeurs ou un certain mode de vie, alors changeons-les; si c’est notre conception de Dieu, alors changeons-en. Si Dieu peut nous aider à vaincre la souffrance, alors implorons sa grâce; si nous le croyons cause de nos malheurs, renions-le. Mais comprenons enfin que l’éradication de la souffrance ne pourra se réaliser qu’à partir du moment où nous aurons identifié sa nature, ses causes et les remèdes que son élimination requiert.

Ce n’est qu’en définissant la souffrance en elle-même, dans son être propre et indépendamment de causes immatérielles, que nous arriverons à l’identifier dans sa réalité concrète. En tentant de définir la souffrance comme l’immanence d’une force spirituelle, le châtiment mérité pour une faute quelconque, nous ne trouverons jamais de moyens matériels efficaces pour la combattre. Il en va de cette définition comme de celle de la paix: nous ne créerons pas celle-ci tant que nous ne l’envisagerons pas autrement qu’une «absence de guerre» (19). Alors, la souffrance nous apparaîtra comme un «vice de forme» de la condition humaine, une anomalie qu’il convient d’éliminer pour rendre toute sa dignité à la personne qui souffre malgré elle.

Le droit à la souffrance
Il peut paraître curieux de définir la souffrance en termes de droit. Pourtant, d’un strict point de vue logique, si le droit à la vie existe, et si l’on concède aux personnes malades le droit de mourir dans la dignité, pourquoi ne pas alors concevoir que le droit à la souffrance existe également, parallèlement ? Les hommes ont-ils le droit de souffrir ? Théoriquement, il faut répondre par l’affirmative. Mais en pratique, et d’un point de vue éthique, ce droit ne devrait jamais s’exercer. Seul l’insensé accepte volontairement – et souvent contre le droit naturel – l’altération de sa condition.

La souffrance ramène l’être à sa propre corporéité et lui indique les limites de la dignité humaine. En ce sens, elle est «personnelle», elle ne parle réellement qu’au seul individu souffrant. Mais comme elle est aussi un «vice de forme» de la condition humaine, le souffrant devrait toujours envisager de communiquer la vérité de sa souffrance, pour qu’on l’aide à s’en débarrasser s’il le désire :

«Il y a la vérité de la souffrance ou de la douleur qui n’est pas douloureuse, mais vraie. Elle peut appartenir en propre à celui ou à celle qui souffre mais ne rien perdre de sa vérité en se communiquant à d’autres esprits. Et tout le monde a droit à cette vérité : le bénéficiaire [de soins infirmiers], l’infirmière, le médecin (20).»

Si la souffrance ne trouve pas sa genèse dans la volonté divine, alors c’est qu’elle vient de l’homme lui-même. Il est libre de la supporter s’il le désire, et personne ne peut l’empêcher de la «contempler». L’histoire du monde est remplie de dictateurs qui ont voulu forcer les peuples à être heureux. Il n’y a de pire souffrance que celle que génèrent les idéologies menant à la domination de l’homme par l’homme.

«Quand une personne est vulnérable à cause de la maladie, la souffrance ou l’approche de la mort, quand sa vie est intimement liée aux savoirs de quelques spécialistes, quand son bien-être repose sur le bon vouloir de quelques professionnels de la santé, il est facile – et parfois de façon bien involontaire – de bafouer ses droits les plus fondamentaux (21).»

La présence de la souffrance en l’individu fait partie de sa conception du monde, et est à ce titre inviolable. Ainsi, une personne gravement malade, en phase terminale, reste libre de s’opposer à l’euthanasie et de préférer souffrir. Mais quand la souffrance devient intolérable et que la personne concernée ne peut elle-même mettre fin à ses jours alors qu’elle le souhaite explicitement, il convient de respecter sa dignité et de l’aider à mourir en paix. Lisons à ce sujet les quelques vers qui suivent, œuvres d’une jeune fille, Sabine Sicaud, qui naquit en 1913 et mourut âgée de 15 ans. Sa maladie lui inspira des poèmes qui sont autant de cris pathétiques d’une pureté, d’une violence, d’un langage à ne pas oublier (22) :

Vous parler ?

Vous parler ? Non. Je ne peux pas.
Je préfère souffrir comme une plante,
Comme l’oiseau qui ne dit rien sur le tilleul.
Ils attendent. C’est bien. Puisqu’ils ne sont pas las

D’attendre, j’attendrai, de cette même attente.
Ils souffrent seuls. On doit apprendre à souffrir seul.
Je ne veux pas d’indifférents prêts à sourire
Ni d’amis gémissants. Que nul ne vienne.

La plante ne dit rien. L’oiseau se tait. Que dire?
Cette douleur est seule au monde, quoi qu’on veuille.
Elle n’est pas celle des autres, c’est la mienne.
Une feuille a son mal qu’ignore l’autre feuille.
Et le mal de l’oiseau, l’autre oiseau n’en sait rien.

On ne sait pas. On ne sait pas. Qui se ressemble?
Et se ressemblât-on, qu’importe. Il me convient
De n’entendre ce soir nulle parole vaine.
J’attends – comme le font derrière la fenêtre

Le vieil arbre sans geste et le pinson muet...
Une goutte d’eau pure, un peu de vent, qui sait?
Qu’attendent-ils ? Nous l’attendrons ensemble.
Le soleil leur a dit qu’il reviendrait, peut-être...

Quelque soit son origine – divine ou humaine, individuelle ou collective –, la souffrance ne sera toujours qu’une expression du mal, et, comme telle, elle doit être éliminée chaque fois que son élimination n’entame pas les droits individuels. En toutes circonstances, ceux-ci, à mon avis, doivent primer sur les droits collectifs (23). Je crois personnellement que les débats bioéthiques marqueront historiquement notre époque (24), car nous sommes plus que jamais confrontés à des choix cruciaux.

Entre la bombe et l’orchidée, Fernand Seguin choisissait l’homme (25): c’est bien ce que doivent faire la science, l’art et la technique, la biologie comme la médecine. Et nous n’avons pas besoin de Dieu pour éclairer ce choix: il s’impose de lui-même comme une nécessité, une urgence dans notre monde moderne.

Le droit à la non-souffrance
Pourquoi ne pas plutôt parler de plaisir que de non-souffrance? C’est que l’absence de souffrance n’est pas nécessairement le plaisir. Le bonheur revêt plusieurs habits : celui du plaisir, d’un rouge flamboyant ; celui de la sérénité, d’un blanc laiteux ; celui de la tranquillité, d’un gris clair ; celui de la quiétude, incolore ; celui de la douleur, d’un bleu violent, et celui de la souffrance, d’un noir anthracite. Au moins le deuxième, le troisième et le quatrième de ces vêtements conviennent à la non-souffrance telle que je la conçois.

Le plaisir ne fait pas partie de la condition humaine, sans quoi tous les humains l’éprouveraient sans cesse (26) – ce qui d’ailleurs l’annihilerait en le banalisant. De la même façon que la violence engendre la violence (27), la souffrance se reproduit elle-même. Le plaisir, non. La souffrance a ceci de particulier qu’elle ne peut être éliminée qu’en elle-même, et non en la masquant par le plaisir ou en l’étouffant par ce dernier. Ce choix est une question d’homme, non de Dieu. En combattant la souffrance par la rationalité instrumentale, nous ne l’entamons pas ; en l’identifiant par une causalité métaphysique, nous ne la connaissons pas. Son mode d’appréhension demeure étranger au registre de ses manifestations matérielles et de ses causes extrinsèques – fausses ou réelles. Comme il faut pouvoir souffrir sans Dieu, il faut être capable de s’en passer pour combattre la souffrance.

Notes bibliographiques

1. Arthur Janov, Prisonniers de la souffrance, Paris, Laffont, 1980, p. 9.

2. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1978 (4e éd.).

3. Vocabulaire psychiatrique, Montréal, Association canadienne pour la santé mentale, 1966.

4. «Souffrance», Dictionnaire encyclopédique Quillet, Paris, Quillet, 1970, p. 6391.

5. «Souffrir», ibid.

6. Ibid.

7. «Douleur», ibid., p. 1907.

8. Arthur Janov, loc. cit.

9. Jacques G. Ruelland, «La notion de guerre sainte», p. 79 in Critère, Montréal, no 39 «De la guerre – II» (printemps 1985), pp. 75-94. Voir aussi: Jacques G. Ruelland, Histoire de la guerre sainte, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais je? » no 2716, 1993.

10. Jean Delumeau et Yves Lequin, dir., Les Malheurs des temps. Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987, pp. 233-234.

11. Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 50.

12. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, traduit de l’allemand par Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1975, note 3 du traducteur, p. 200.

13. «Suffering», in William L. Reese, Dictionary of Philosophy and Religion. Eastern and Western Thought, Atlantic Highlands (N.J.), Humanities Press, 1980, p. 557.

14. Émilienne Nært, Locke, Paris, Seghers, coll. « Philosophes de tous les temps » no 93, 1973, p. 165.

15. Dans L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1955.

16. F. Laborie, J. Marcus-Steiff, J. Moutet, «Procréations et filiations», L’Homme, vol. 25 (1985), no 95, pp. 5-38; cité par Charles Suzanne, «Biologie : aliénation ou libération», p. 11, in Gilbert Hottois et Charles Suzanne, dir., Bioéthique et libre-examen, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988, pp. 9-27.

17. Luc Des Aulniers, « Le mourir contemporain et l’euthanasie », p. 196 in Danielle Blondeau, dir., De l’éthique à la bioéthique : repères en soins infirmiers, Chicoutimi, Gaëtan Morin, 1986, ch. 12, pp. 189-219.

18. Charles Suzanne, op. cit., p. 12.

19. Jacques G. Ruelland, « Que devrait être la paix ? », La libre pensée québécoise, Montréal, no 10 (1er semestre 1989), pp. 21-24.

20. Lucien Morin, Danielle Blondeau, Colette Gendron, « Les droits des bénéficiaires », p. 133 in Danielle Blondeau, dir., op. cit., ch. 8, pp. 129-147.

21. Ibid.

22. Les poèmes de Sabine Sicaud, Paris, Stock, 1964 ; reproduit in Pierre Seghers, éd., Le Livre d’or de la poésie française. Seconde partie : de 1940 à 1960, Verviers, Marabout, 1969, p. 291.

23. Jacques G. Ruelland, « L’élaboration d’un code international de bioéthique », p. 21 in La libre pensée québécoise, Montréal, no 7 (2e semestre 1987), pp. 19-24.

24. Jacques G. Ruelland, « Introduction à la bioéthique », p. 13 in La libre pensée québécoise, Montréal, no 8 (1er semestre 1988), pp. 11-16.

25. Jacques G. Ruelland, «De Fontenelle à Seguin. Histoire de la vulgarisation scientifique», p. 14 in La libre pensée québécoise, Montréal, no 9 (2e semestre 1988), pp. 7-17.

26. Il ne faut pas confondre le plaisir et la recherche du plaisir qui, elle, appartient à la condition humaine, comme le soutient Henri Laborit dans son Éloge de la fuite, Paris, Gallimard, 1976, pp. 18-39.

27. Yves Michaux, Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 87.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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