L'Encyclopédie sur la mort


Ethos esthétique

Éric Volant

Comme faculté de juger, l'éthique dispose d'une multitude de matériaux soumis à son examen: des personnes, êtres, choses, événements, situations, instruments, techniques que l'on peut objectivement connaître par la raison, mais aussi et d'abord par les sens. D'où l'importance, en tant qu'acteurs de la société, d’exercer notre art de juger avec une sensibilité éthique toujours en éveil, toujours en devenir afin de faire le juste et de mener une vie bonne au sein des événements et des situations les plus diverses et les plus inattendues.
Êtres mortels et faillibles, nous sommes mus de l'intérieur non seulement par la raison, mais aussi par nos sens. En nous est à l'oeuvre tout un univers d'images, de désirs et de passions qui, provoquées par des forces extérieures, retournent vers le dehors en mouvements spontanés souvent hors de notre contrôle. Alors, se pose la question: jusqu'où sommes-nous responsables de nos actes et exerçons-nous notre liberté* et notre autonomie* en pleine connaissance de cause? Comment élaborer, au sein de notre finitude*, l'art de bien vivre et l'art de bien mourir, l'art de faire le juste, le vrai et le beau? Comment développer à la fois le goût du beau et du bien dans notre vie quotidienne, personnelle et collective? Hic et nunc, dans l'urgence de la crise* économique* et financière* mondiale, quelles seraient les conditions favorables à l'avènement d'un ethos où les règles de la vie bonne et de l'action juste s'harmonisent avec les règles de la beauté et du jeu, d'un ethos esthétique?

Raison et sensibilité

Nihil est in intellectu quod non prius in sensu (Rien n'est dans l'intellect qui ne soit d'abord passé dans les sens).

Ainsi, dans un poème intitulé «Mycènes», Georges Séferis perçoit le réel par le toucher (les mains, les pierres), par la vue (la répétition de «j'ai vu») et par l'ouïe (le sifflement, les voix, puis le silence):

J'ai vu dans la nuit
La cime aiguë de la montagne;
J'ai vu la plaine noyée au loin
Dans la clarté d'une lune invisible
J'ai vu, tournant la tête,
Les pierres noires amoncelées,
Ma vue tendue comme une corde,
Début et fin,
L'ultime instant
Mes mains.

[...]

Ces pierres, je les ai soulevées autant que l'ai pu
Ces pierres, je les ai aimées autant que je l'ai pu
Ces pierres, mon destin.

[...]

Le silence même n'est plus à toi
En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.

(G. Séferis, Poèmes, Paris, Gallimard, !989, p. 45-46, cité par Christopher Bouix, L'épreuve de la mort dans l'oeuvre de T.S. Eliot, Georges Séferis et Yves Bonnefoy, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 43)

L'objectivité rationnelle d'un jugement éthique est-elle possible ou souhaitable? Notre raison est, bien entendu, impliquée dans la démarche éthique, mais elle n'est pas la seule faculté qui y est à l'oeuvre. Nous sommes corps et âme, chair et esprit, êtres charnels et physiques. Et, par conséquent, un jugement bâti sur la seule raison et sur les seuls critères de l'objectivité risque d'être abstrait et inapproprié à notre vie et étranger à notre personne en tant que sujet qui pense et qui s'émeut.

La conscience est cette part de notre esprit qui discerne le juste à faire, qui propose à notre volonté des actions à accomplir et à notre sagesse la façon de les accomplir, qui présente les modalités d'une vie bonne. La conscience, ce témoin intime de nos pensées et de nos sentiments, peut porter son regard sur nous-mêmes et nous observer au-dedans de nous. Elle se rendra aussitôt compte de la complexité de notre être, avec ses sensations et ses sentiments, ses joies et ses douleurs, ses enchantements et ses angoisses. De plus, le conscient en nous se heurte à notre inconscient, toute cette vie souterraine et occulte, tout ce grouillement imaginaire qui se déploie en nous sans nous consulter et sans nous soumettre spontanément aux impératifs de la raison.

Capable d'observer la réalité extérieure par ses multiples sens, notre esprit ne se meut pas en vase clos. Grâce à nos sens toujours à l'affût, au lieu de nous replier exclusivement sur nous-mêmes, nous reconnaissons l'existence, les caractéristiques et les variables d'un environnement toujours en évolution. Nous nous ouvrons à l'altérité, aux choses et aux êtres qui nous entourent. Nous prenons acte de la réalité grouillante en nous et autour de nous. Grâce à nos sens, notre esprit peut observer et analyser les comportements d'autrui et, au-delà des conduites et des attitudes extérieures, essayer de comprendre, avec un certain degré de justesse, quelques instantannées de l'esprit et du coeur des autres personnes. Or, ce regard vers les êtres et les choses, vers soi ou vers autrui est plein de subjectivité, c'est-à-dire nous nous regardons et nous regardons autrui ainsi que l'altérité du monde extérieur avec nos yeux et donc à partir de notre perception et de notre point de vue, à partir de nos intérêts et préférences, de nos désirs conscients et inconscients.

Le regard que notre conscience, c'est-à-dire: cette part de notre esprit qui juge le bon et le mauvais, et qui, en outre, est responsable de nos choix éthiques, est donc chargé de subjectivité. Ce regard, loin d'être «innocent», subit l'influence de nos désirs et préférences, de nos peurs et espoirs, de notre raison et de nos passions, de nos appétits et aversions. Thomas Hobbes* (1588-1669) affirme: «tout ce qui est fait volontairement est fait en raison d'un certain bien au profit de celui qui a voulu...» (Du citoyen, II, 8). Autrement dit, nous avons beau observer, analyser, raisonner, argumenter, délibérer avec la justesse d'une intelligence en quête de vérité, nos intérêts - la recherche de notre bien - viennent neutraliser nos meilleures intentions altruistes. Force est d'admettre, en plus, que notre raison ne sera jamais assez ajustée à tous les invisibles et les imprévisibles qui parcourent le chemin de nos délibérations, choix et actions. Notre art de juger ne peut pas prétendre à la perfection ni à l'excellence. Il y a trop d'arbitraire dans les événements qui assaillent notre existence et trop d'arbitraire dans l'inconscient qui habite notre personne. À la fois, le terrain, que nous labourons par nos délibérations, et le souterrain, où grouillent nos passions, sont trop souvent minés pour que notre vie soit aussi bonne et notre action aussi juste que «objectivement» elles auraient pu ou dû être.

Dans Réflexion faite, Ricoeur* dessine le profil de l'homme faillible, être simple et étriqué: homo simplex in vitalitate et duplex in humanitate. Une pluralité de forces sont à l'oeuvre dans le monde intérieur de chacun: passions, désirs, inconscient. Hommes et femmes qui constituaient , constitueront et constituent l'humanité souffrent d'une disproportion entre la maîtrise du contrôle de soi volontaire afin de mener sa propre vie et les formes de l'Ananké (nécessité)* sur lesquelles nous n'avons pas d'emprise. Cette pluralité des forces de la moralité ont été finement analysées par Nietzsche* qui, grâce à sa méthode généalogique, «cherche à mettre en évidence la partie honteuse de notre monde intérieur, là où l'orgueil intellectuel de l'homme tiendrait le moins à le trouver.» (Généalogie de la morale I, 1 dans Oeuvres, paris, Laffont, «Bouquins», 1993, II, p. 777)

Autant Pascal* et Stendhal que les moralistes français comme La Rochefoucauld «ont nié que les motifs éthiques invoqués par les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes et ont montré l'importance de l'égoïsme et de l'amour dans les actions humaines», nous confie Monique Canto-Sperber dans L'inquiétude morale, p. 176-178. Cependant, la même philosophe, qui tient fort à une approche rationaliste de l'éthique, n'accepte pas de qualifier de «subjectives» les raisons que le sujet apporte pour justifier sa conception de la vie bonne ou son choix de l'action juste dans le hic et nunc d'une situation particulière. En effet, je ne puis pas délibérer de manière impersonnelle sur ma propre vie et sur le juste à faire ici et maintenant. L'auteure appelle ces raisons «singulières» parce qu'elles sont liées à la singularité de la personne. Elle les considèrent aussi comme «relatives», c'est-à-dire reliées au sujet qui agit et à son raisonnement. Mais, malgré leur fragilité, ces justifications tendent, selon la philosophe, vers une certaine objectivité, car «ce ne sont pas simplement des préférences» que le sujet exprime.

Mais nous nous demandons: n'est-ce pas donner trop de crédibilité à la raison? D'ailleurs de quelle raison s'agit-il ? La raison du rationalisme libéral? La raison occidentale avec les préjugés des classes sociales, les valeurs et les idéologies des diverses communautés religieuses et politiques qui la soutiennent ? («La vie humaine et la fragilité des raisons» dans Les limites de l'humain, Textes des conférences et des débats, XXXIX° Rencontres internationales de Genève, L'Âge d'Homme, p. 2004, p. 182) Le sujet éthique, aux yeux de M. Canto-Sperber est un «individu réfléchi». La réflexion à l'égard de l'existence humaine n'est pas sans normes. Des normes de la rationalité pèsent sur elle. «On ne réfléchit pas n'importe comment. » (o. c., p. 175) Or, une «personne réfléchie» n'est pas, à notre avis, synonyme d'une «personne rationnelle». Une vie sans examen ne vaut la peine d'être vécue, pense Socrate*, mais cet examen se fait par l'esprit et les sens.


La nature des sentiments selon Spinoza

À ce stade-ci de notre démarche, il convient de porter une attention particulière à la manière dont Baruch Spinoza* (1632-1677) présente la relation entre l'esprit et les sentiments dans son Éthique (1677). À l'encontre du philosophe français René Descartes* et le philosophe allemand Emmanuel Kant*, le philosophe néerlandais propose une éthique qui repose sur l'affirmation d'une logique rationnelle des affects. Selon Descartes et Kant, les passions sont étrangères à la raison et, par conséquent, elles doivent être domptées et réprimées par la raison, comme si l'esprit humain disposait d'un pouvoir absolu pour dominer les sentiments. D'après Spinoza, par contre, l'esprit s'ajuste opportunément aux passions qui surviennent. Toujours en mouvement, l'esprit peut subir de grands changements selon l'intensité des passions par lesquelles il passe.

Ainsi, écrit-il, «par Joie (Laetitia), j'entendrai donc dans la suite la passion par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande; par Tristesse (Tristitia), au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre.» (Partie III, Scolie de la proposition XI). La proposition XIII sonne ainsi: Quand l'esprit imagine des choses qui diminuent ou empêchent la puissance d'agir du corps, il s'efforce, autant qu'il peut, de se souvenir de choses qui excluent l'existence des premières.» Et il s'explique: «D'où suit que l'esprit répugne à imaginer ce qui diminue ou entrave sa puissance et celle du corps. Par là nous comprenons clairement ce qu'est l'Amour et ce qu'est la Haine. L'Amour, en effet, n'est rien d'autre que la Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure; et la Haine, rien d'autre que la Tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Nous voyons aussi que celui qui aime s'efforce nécessairement d'avoir et de conserver présente la chose qu'il aime et, au contraire, celui qui hait s'efforce d'écarter et de détruire la chose qu'il hait.» (Spinoza, L'éthique, traduit par Roland Caillois, Paris, Gallimard, 1954, p. 160-163).

Ce qu'il faut retenir de l'éthique de Spinoza, c'est l'effort déployé pour réconcilier l'esprit et les sentiments, la liberté* et la nécessité*, et surtout de concevoir la personne humaine intégrale, son esprit en lien étroit avec ses sentiments, dans la dynamique d'un mouvement naturel, «en état de perpétuelle métamorphose, selon la bipolarité d'une double tendance, vers l'expansion ou vers le rétrécissement.» (Claude Rabant, Métamorphoses de la mélancolie, Paris, Hermann, 2010, p. 20)

Raison, Lumière invisible et mouvement intérieur

Cette double tendance vers l'expansion ou vers le rétrécissement nous fait comprendre que «l'homme n'est pas seulement ce qu'il fait, il n'est pas seulement ce qu'il dit», ce qu'il pense, ce qu'il prévoit, ce qu'il anticipe ou ce qu'il devine. L'«ultime vérité» de notre être est sauve, malgré nos jugements et ceux d'autrui, malgré «la réalité d'une nuit ou même celle de toute une vie». C'est Albertine qui parle ainsi à son mari qui revient d'une aventure nocturne pour le moins ambiguë et lui en fait l'aveu dans Double Rêve, roman d'Arthur Schnitzler, 2010, p. 170) Tout au fond de nous veille une «invisible lumière» qui échappe à toute appréciation de qui que ce soit et qui demande à être respecté, nonobstant les apparences ou en dépit de nos inattentions et nos distractions, nos erreurs et nos folies. Sans nous excuser ou nous déresponsabiliser prenons bien soin de cette «invisible lumière», comme un bon père ou une bonne mère! Appelons-la «innocence» ou «immanence» foncières ou disons plus simplement l'«intouchable» en nous, l'en-deçà et le «par-delà» de toute morale.

À la place d'«invisible lumière», Benjamin Franklin suggère dans un de ses aphorismes: «Découvrez votre mouvement le plus profond et suivez-le». Dans La fortune morale, Bernard Williams nous transmet le commentaire que le romancier britannique David Herbert Lawrence (1885-1930) fait de ce «mouvement profond». L'idée qu'il existe, en chacun de nous quelque chose qui est «son mouvement le plus profond» révèle qu'il y a en nous quelque chose à «découvrir» plutôt que quelque chose à «produire» ou quelque chose à «consommer». Ce «quelque chose» en nous n'est donc pas tant de l'ordre du raisonnement ou de l'argumentation que de l'intuition ou de la spontanéité. Dans notre vie, nous devons davantage nous appuyer sur «ce qui est ainsi découvert», bien que nous ne savons pas trop clairement «où cela nous mènera». (op, cit., p. 76) C'est à nos risques et périls que nous nous fierons à ce qui est le mouvement le plus profond en nous!

Par «spontanéité», Marcel Conche*, dans Vivre et philosopher, entend la maîtrise avec laquelle on vient en aide à autrui en vertu d'un simple sentiment d'humanité (p. 219). Il rejoint ainsi Williams qui suggère que le mouvement le plus profond en nous va vers l'autre:

«Si nous accordons à un homme des traits de sollicitude pour autrui, fussent-ils minimes, nous n'aurons pas à lui imposer une forme radicalement neuve de penser pour le faire accéder au monde de la moralité; mais seulement ce qu'on voudra bien reconnaître comme un développement de ce qu'il a déjà.» (op. cit., p. 11)

Les italiques sont de nous. Toute femme et tout homme ont déjà un mouvement profond d'altruisme*, un simple sentiment d'humanité, un mouvement vers un autre qu'eux-mêmes, vers la personne autre (autrui), vers la réalité autre qu'eux, les êtres et les choses, que ce soit sous l'angle du vrai, du bien ou du beau. Il s'agit de reconnaître et de développer ce mouvement altruiste de diverses façons. Tout le travail de l'éducation devrait être orienté dans ce sens. Or, ce «mouvement le plus profond», que nous découvrons, a été déjà reconnu avant nous et élaboré en nous par la famille, l'école. la communauté . Et quand il a été découvert et reconnu en nous, il n'était plus une terre en friche, mais un champ déjà labouré par des siècles de traditions.

L'art de juger esthétique et éthique

Par tout ce qui précède, on a tendance à dire que le champ de l'éthique est semé de pièges et d'embûches à cause des sensibilités qui s'affrontent entre les humains, aux prises avec des situations et des événements, s'appuyant sur leur raison et se heurtant ou s'ajustant à la raison des autres, troublés par leurs émotions et leurs passions, subtilement menés par leur inconscient et l'inconscient des autres. Des clarifications s'imposent.

Par sensibilité, nous n'entendons ni sensiblerie ni sentimentalité, mais des sens en éveil qui transmettent à la raison des signaux à partir des données captées dans la réalité. Autrement dit, la sensibilité est la faculté «chargée de gérer ce qui échappe à la raison et à la coutume, à la durée et à la permanence». C'est elle qui amène à la raison «l'instantanéité« et la «nouveauté» (Favret-Saada, «Weber, les émotions et la religion», Terrain, ° 22, p. 102) Par sensibilité éthique nous entendons la faculté d'une raison, stimulée par les sens, de discerner les enjeux d'une situation, les modalités de vie bonne et de l'action juste les plus appropriées à la prégnance de la situation ressentie ou au noeud de l'intrigue du récit, comme dirait Ricoeur. Dans le cadre de ses méditations sur l'esthétique, Emmanuel Kant parle de «raison sensible et de sensibilité raisonnable». Un rapprochement de la faculté de juger esthétique et de la faculté de juger éthique s'annonce.

Paul Ricoeur* (1913-2005) distingue trois moments dans le processus de la moralité: l'éthique, la morale et la sagesse pratique. Dans Réflexion faite, le philosophe français compte l'éthique comme le premier moment qui n'est pas celui des prescriptions, mais qui est la visée d'une vie bonne et accomplie, du vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes. La morale, par contre, est l'instance normative des impératifs et des interdictions dont la source se trouve dans la collectivité qui instaure les règles morales. Or, il y a, outre l'éthique et la morale, un troisième moment, qui est celui de la sagesse pratique. Par sagesse pratique, il entend «l'art du jugement moral en situation requis par la singularité des cas et les conflits entre devoirs, la complexité de la vie en société où le choix est plus souvent entre le gris et le gris qu'entre le noir et le blanc, enfin pour ces situations de détresse où le choix n'est pas entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire.» (op. cit., Paris, Esprit, 1995, p. 81)

Notons d'abord que cette définition de la sagesse pratique par Ricoeur ressemble beaucoup à celle que dans Éthique à Nicomaque, Aristote* nous propose de la prudence*. Celle-ci ne produit pas de connaissance abstraite ni scientifique, mais elle «vise à l'action et l'action porte sur les cas individuels» ((VI,7). Elle est une faculté particulière de l'esprit capable de décréter «ce qu'on doit faire ou ne pas faire» (VI,10) dans les circonstances. La prudence aristotélicienne est donc «une disposition pratique, accompagnée de raison juste concernant ce qui est bon et mauvais pour l'homme» (VI,5) dans le concret de sa vie quotidienne.

Puis, ce qui est plus important encore pour notre propos, la sagesse pratique, décrite par Ricoeur, évoque des couleurs pour peindre les valeurs et les nuances liées à l'appréciation ou l'estimation des choix. L'auteur quitte l'univers de la froide rationalité, lorsque pour nommer le bon ou le mauvais, sa sensibilité a recours aux différents tons de couleurs qui vont du noir au blanc et, entre les deux, aux multiples teintes du gris. La terminologie de son approche de la sagesse et de la pratique morale est déjà empruntée à l'univers de l'esthétique. L'inépuisable gamme de couleurs, dont il se sert pour décrire la faculté de juger éthique, démontre la pertinence d'établir des liens entre les modalités infinies d'exprimer le beau et de faire le bien.

Dans le quotidien des femmes et des hommes, il n'y a pas d'action qui ne suscite pas, si peu que ce soit, «approbation ou réprobation en fonction d'une hiérarchie de valeurs* dont la bonté et la méchanceté sont des pôles.» Le quotidien est donc chargé d'éthique et est estimé ou apprécié selon des valeurs, qui jaillissent du désir et sont proclamées et promues avec force émotion, et, par conséquent, associées à l'ordre esthétique. Au sujet de L'Iliade d'Homère*, Paul Ricoeur montre comment Aristote dégage de la qualité esthétique de cette oeuvre, la qualité éthique des personnages: «Que reste-t-il en particulier de la pitié qu'Aristote nous a enseigné à relier au malheur immérité, si le plaisir esthétique venait de se dissocier de toute sympathie et de toute antipathie pour la qualité éthique des caractères.» (Temps et récit, Paris, Seuil, 1983-1985, vol I, p. 94)

L'art du jugement moral selon Ricoeur est ainsi très proche de la faculté de juger éthique et de la faculté de juger esthétique selon Kant. Notons le choix du mot art qui n'est pas innocent. L'art de vivre et de bien vivre ou de bien mourir désigne une habileté et un savoir faire que l'on retrouve dans les Beaux-Arts, une manière particulière de contempler un objet, de le transformer et d'en faire jaillir un autre. Le comment faire est aussi important sinon plus que le quoi et le pourquoi faire que Cicéron* suggère de poser comme questions relatives à la délibération avant l'action. Dans la sagesse pratique, il y a, d'une part, l'exercice laborieux et ascétique de l'artisan qui peine devant son oeuvre et, d'autre part, la spontanéité créatrice et mystique avec laquelle il parvient à mener une vie bonne et à faire le juste.

Jean-Paul Sartre (1905-1980) tente, à partir d'une critique des théories psychologiques traditionnelles, de définir l'émotion non comme un simple mécanisme affectif, mais comme un «mode d' existence de la conscience» (Esquisse d'une théorie des émotions, LGF - Livre de Poche, 2000) . «C'est par l'esthétique, écrit-il, que j'atteins l'éthique» en affirmant qu'il aime les femmes et les hommes, non pas parce qu'ils sont mes frères, donc non pas par humanisme ni pour des principes d'ordre moral comme le devoir: «je dois aimer mon prochain». Je les aime, poursuit-il, parce qu'ils suscitent en moi une émotion. Disons donc, si nous saisissons la pensée sartrienne: nous sommes portés vers eux par un mouvement intérieur, un élan gratuit de bonté, parce qu'ils sont émouvants. ils touchent notre sensibilité, ils sont touchants. Leur être-là devant nous, leur présence et leur figure, sans même qu'ils nous parlent, nous révèlent à la fois leur force et leur faiblesse, leur exposition au risque et à la mort, leur précarité et leur fragilité.

Il est significatif pour notre propos que Monique Canto-Sperber, malgré son rationalisme moral, trouve plausible de reconnaître que la présence des émotions, au lieu de perturber la compréhension normative d'une situation, prépare cette compréhension. En effet, certaines émotions «contribuent à rendre particulièrement saillants certains traits de la situation considérée et facilitent la compréhension de leur rapport. » Et elle poursuit: «Après tout, rien ne dispose mieux à une compréhension morale d'une situation que le sentiment d'indignation ou d'injustice qu'on peut ressentir devant une action ou état de choses [...] Une critique des émotions est dans la plupart des cas nécessaire, mais ce serait se priver d'une source morale essentielle que de nier le rôle qu'elles jouent dans notre orientation normative vers le monde. (op. cit., p. 131)

N'est-ce pas chez Jorge Luis Borgès* (1899-1986) que j'ai lu: «Émouvants les hommes, parce qu'ils sont mortels»? Les observer dans toute leur nudité vulnérable et périlleuse d'être-là comme des vivants en quête de..., en manque de..., tendus vers..., limités par..., des êtres de passage et de dépassement qui éprouvent faim et soif, des êtres de désir, nous donnent le goût de mieux les connaître, reconnaître et tolérer ou d'être bons pour eux. Il arrive que leur regard, leur profil, leur attitude, leur geste révèlent la présence chez eux d'une émotion, d'une joie, d'une peine, d'un étonnement, d'une anxiété, d'un doute, d'une colère. Cette émotion ainsi discrètement dévoilée ou ouvertement manifestée affecte notre sensibilité et provoque en nous une parole, un silence, une compassion, une empathie, un signe de réprobation.

Le caractère éphémère de l'apparition soudaine et passagère d'autrui peut avoir pour effet notre oubli. Un instant d'émotion et d'attention! Puis, autrui passe et disparaît de notre horizon comme de la poussière au vent. Femmes et hommes, nous sommes poussière ou destinés aux cendres. Dans beaucoup de cas, le temps ne nous permet pas d'être marqués dans notre corps et dans notre esprit. L'instant d'un regard, d'un sourire, d'une poignée de mains, d'une rencontre, d'un soin apporté, d'un silence de compréhension, d'un clavardage, d'un message électronique n'a pas laissé de traces, n'a pas eu la durée ni la pesanteur nécessaires pour devenir un événement ou un instant d'éternité. L'instant n'a pas eu le temps ni la puissance pour évoluer en lieu de mémoire.

Le caractère éphémère de l'apparition peut parfois nous inquiéter : «Je ne le verrai plus», «je n'aurai plus l'occasion de lui parler, de lui exprimer ma reconnaissance ou de lui manifester mon appréciation». Parfois le souvenir n'est pas entièrement effacé, car un brin de nostalgie, elle-même passagère, se manifeste en nous. Nous pouvons demeurer indifférents devant ce genre d'émotion en affectant: «c'est ça la vie, «je n'y peux rien» ou «il n'y a rien là». Toutefois, si toute notre vie devient un enchaînement d'occasions ratées, de manifestations esthético-éthiques manquées.... Cependant, un cumul de ces nostalgies peut nous faire sentir la finitude de notre être, l'inachèvement de nos rapports à autrui. Nous pouvons prévenir que ces nostalgies ne devienne mélancolie*: nos insuffisances qui tournent en insatisfaction générale. Nous sommes des êtres géographiques et historiques, balisés par le temps et l'espace, mortels, environnés de finitude*,nous ne sommes ni des dieux ni des héros.

L'Impossible défi de l'éthique

«La vie d'un homme pur, dit Jean Cocteau* - et il entend par homme «pur» une personne «intègre» - ne doit être faite d'aucun acte qui se puisse légitimer sans effort devant les tribunaux, et les tribunaux ne valent jamais l'effort d'homme pur. Un homme pur cesse de l'être dès qu'il combine, dès qu'il accepte une position favorable et profite d'un parti.» (Essai de critique indirecte dans Jean Cocteau, Romans, poésie, oeuvres diverses, La Pochothèque, 1995, p. 694) Le poète et dramaturge français distingue nettement l'éthique esthétique d'une éthique légaliste. Être intègre devant la loi n'est pas synonyme d''être intègre devant sa conscience. Beaucoup de personnes, absoutes devant les tribunaux ou devant des commissions d'enquête ne le seront jamais eu égard à leur conscience ou à leur sensibilité éthique, s'ils ont eu le flair d'en développer une.

À tout instant, nous pouvons être confrontés à un tournant majeur imprévisible dans notre existence. En effet, les effets d'une action, d'une politique ou d'une stratégie peuvent s'avérer tout autres que ceux que nous avons inscrits dans le scénario savamment orchestré de nos planifications. Des événements non anticipés adviennent inopinément et bouleversent la logique des séquences enregistrées. Dans les temps qui courent, grâce à la vitesse des diverses opérations en marche de façon concomitante, l'imprévisibilité est devenue la règle et n'est plus l'exception.

La faculté de juger éthique est mise à rude épreuve et l'incertitude devant des tournants irréversibles, secoue aussi notre personnalité, notre identité même, car celle-ci nous contraint à des ruptures. Au fond de notre être, nous pouvons garder quelques fidélités fondamentales non négociables afin de nous assurer une certaine «permanence». Mais, par ailleurs, nous devons rester ouverts à des transformations, parfois majeures, de nos manières de faire et de nos modes ou styles de vie sans pour autant prendre des allures de girouette. Notre sensibilité éthique est une faculté constamment prise dans des contradictions et des ambiguïtés et contrainte à jauger et à mesurer, à naviguer avec circonspection et précaution sans pour autant tomber dans une insécurité ou une pusillanimité obsessives. Il arrive certes que nous n'avons pas bien prévu ou que nous avons mal calculé les risques associés à une décision ou que notre sensibilité n'a pas été saisie assez tôt par le tournant majeur que prendraient les effets d'une action qui pourrait même affecter jusqu'à notre personnalité.

Cependant, nous devons éviter à tout prix de nous complaire dans «une petite vie comptable» sans grand élan en ménageant nos efforts pour ne pas vivre dans l'inconfort. En effet, nous sommes mortels. Nous n'avons donc qu'une vie à vivre et la mener jusqu'à sa fin, la fin à laquelle elle est destinée. La finesse de notre sensibilité et le pouvoir de notre imagination devront nous propulser dans une vie «propre à nous», à la mesure de nos talents. Elles devront nous aider à jauger jusqu'où aller dans notre affirmation de la vie jusque dans la mort. Dans son roman L'appel de la rivière, Ketil Bjornstad met dans la bouche de Selma Lynge, professeure de musique, les paroles suivantes, destinées à son élève:

«Te vautrer dans la médiocrité? Pense à Bach*. De son vivant, son succès artistique était piètre. Mais il a travaillé comme une petite fourmi. Jour après jour. Nuit après nuit. Combien de journées a-t-il passées, d'après toi, sur la Passion selon Saint-Matthieu? Pas beaucoup. Il l'a composée à la volée, parce qu'il possédait la connaissance nécessaire pour le faire. Pour devenir un artiste, tu dois avoir de la densité. De la densité dans les doigts. De la densité dans les pensées. De la densité dans l'existence. As-tu suffisamment de courage pour y arriver? As-tu suffisamment de force pour accepter ce quotidien pénible, cette philosophie de la frugalité? Es-tu prêt à cela pour te perfectionner et atteindre la vraie maestria, pour te hisser loin de la flaccidité? La décision t'appartient.» (Paris, JC Lattès, 2010, p. 93)

Le scandale de la différence qualitative

L'association de l'éthique et de l'esthétique ne se limite pas à la singularité des situations individuelles. Herbert Marcuse (1898-1979) propose une esthétisation de l'éthique et une érotisation de la société à venir. Son utopie d'un éthos esthétique, des années 1960, ne fut pas, à ses yeux, un rêve illusoire et irréalisable qui serait en pleine contradiction avec la conjoncture historique. Bien au contraire, le progrès de la science et de la technique, de concert avec l'émancipation des ouvriers, des femmes et de la jeunesse de cette époque lui apparaissaient comme des signes visibles et avant-coureurs de l'avènement d'une société plus esthétique et de l'aménagement des conditions favorables à un travail* plus ludique.

Si l'on regarde la société des années 2010, cette «société nouvelle» annoncée n'a malheureusement pas eu lieu, mais il nous semble toujours possible de la faire advenir en dépit de et même grâce à la crise* financière que nous connaissons présentement. Marcuse mit son espoir dans l'avènement de qu'il appela le «scandale de la différence qualitative» qui consisterait dans l'émergence d'un ethos esthétique où la subjectivité et la sensibilité humaines joueraient un rôle prépondérant. Au-delà du principe de réalité de la production, de la performance et du rendement, Marcuse envisageait comme imminente une société régie par le principe du plaisir, de la satisfaction liée à un travail libre et créateur, à une vie simple et frugale, une civilisation où la beauté et la liberté, la science et l'art, l'éthique et l'esthétique se réconcilieraient.

Bien avant Marcuse, dans ses Lettres sur l'éducation esthétique (1795), Friedrich von Schiller* (1759-1805) avait déjà proposé la voie esthétique sur laquelle «par la beauté on acheminera à la liberté.» Or, Schiller s'inspire d'Emmanuel Kant* (1724-1804), son maître, qui présente l'esthétique comme le symbole de la moralité. En effet, selon Kant, la faculté de juger esthétique est la faculté médiatrice entre la nature, objet d'étude de la raison théorique, et la liberté*, objet d'étude de la raison pratique. Elle perçoit les êtres et les choses non pas en fonction de leur causalité (explication), mais en raison du jeu de leur libre déploiement gratuit (réception). La faculté de juger esthétique est associée à la sensibilité, parce qu'elle reçoit ses objets des sens et s'accompagne de goût et de plaisir. Elle crée un ordre de beauté et de liberté, régi par une finalité sans fin et une légalité sans loi.

Or, d'après Marcuse, Kant ne serait pas allé jusqu'aux ultimes conséquences de sa théorie esthétique, car celle-ci ne fait qu'annoncer symboliquement la réconciliation de l'éthique et de l'esthétique sans la transposer concrètement dans le réel. Le souhait kantien n'aurait donc pas dépassé le monde des apparences. La philosophie de la culture, développée par Schiller, par contre, a l'avantage d'être de nature politique. En effet, la fonction esthétique devient, chez Schiller, le principe même qui régit l'existence tout entière, physique, éthique et politique. Elle jouera donc un rôle décisif dans la reconstruction de la civilisation.

Notons que cet appel de Schiller à une politique, édifiée sur les critères de la beauté esthétique, a été lancé au moment même de l'émergence de la société industrielle. L'auteur de l'Hymne à la joie où il célèbre l'idéal de l'unité et de la fraternité humaines - « Millions d’êtres, soyez tous embrassés d’une commune étreinte ! », - se révèle visionnaire. Il a vu juste, car à ce moment crucial de l'histoire, la réconciliation de la beauté et de l'éthique, du travail et du jeu, de l'industrie et de l'écologie s'imposait comme une urgence. Elle aurait pu avoir lieu, mais elle n'a pas eu lieu comme on le sait malheureusement trop bien, car la raison financière et instrumentale a triomphé. Et aujourd'hui encore, la même raison nous éloigne plus que jamais de cet ethos esthétique, célébrée en paroles par Schiller et en musique par Beethoven.

Si l'on pense à l'avenir d'une planète en plein réchauffement climatique, comme la météorologue du Téléjournal, Jocelyne Blouin de Radio-Canada, a pu l'observer au Groenland en 2010, l''urgence du scandale de la différence qualitative, prôné par Marcuse, devient aujourd'hui plus que jamais un impératif incontournable, si l'on veut sauver la planète et les êtres qui l'habitent. Comme le recommande Marcuse, dès aujourd'hui, il faut «laisser affleurer le règne de la liberté dans le règne de la nécessité.» Le «scandale de la différence qualitative» d'un ethos esthétique doit déjà éclater au milieu des laideurs qui nous environnent et que nous habitons avec nos contemporains. Selon le célèbre mot de Ghandi, la fin doit déjà paraître dans les moyens, le futur doit déjà intervenir dans le présent. La vie doit déjà se manifester dans toutes les formes de mort que l'industrie, non convertie à l'esthétique, engendre à travers le monde.

Étant qualifié par le devenir, les humains doivent déjà dès aujourd'hui, dans leurs attitudes et comportements, anticiper ce qu'ils pourront devenir. Si l'utopie ne peut pas encore avoir lieu aujourd'hui, l'on peut déjà maintenant, dans le quotidien privé et public, la préluder, c'est-à-dire: entamer le chant des préludes du ludus (jeu) impatiemment attendu. Le moins que l'on puisse espérer que l'utopie d'un ethos esthétique ou du scandale de la différence qualitative serviront comme instance critique de la gestion politique, économique et écologique du monde présent, dominé par une raison instrumentale où les humains - et les animaux - sont considérés et traités comme des moyens au service de la production d'un capital aux mains des intérêts privés insensibles aux désirs profonds des humains pour qui ne comptent que les bénéfices financiers ou l'accumulation d'un capital, seul patrimoine qui, de nos jours, semble être reconnu comme «bénédiction de Dieu». Prospérité, sécurité, stabilité sont les maîtres-mots au nom desquels on proclame la guerre, pratique la torture ou réprime les libertés de certains groupes de personnes.

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Québec sous la neige
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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