Pour Maurice Blanchot (1907-2003), essayiste et écrivain, la mort est toujours proche et séjourne dans le silence tourmenté de son activité intellectuelle, loin des bruits de la vie littéraire mondaine. L'ultime récit qu'il nous a laissé, L'instant de ma mort, témoigne d'une expérience extrême de la mort d'un jeune homme cible d'une patrouille allemande.«On sera naturellement tenté d'attribuer l'admirable rigueur du texte à la sérénité inquiète d'un écrivain qui, âgé de 87 ans, se sent, plus que jamais, appelé, seulement appelé par l'absolue nécessité d'écrire. La nudité de la narration, une sorte de neutralité qui semble d'emblée requise par la brutalité des faits, frappe d'autant plus qu'un certain nombre de détails donnent à penser qu'il pourrait s'agir là d'un récit autobiographique.» (Didier Cahen, «L'instant de ma mort?» Maurice Blanchot http://remue.net/cont/blanchot_cahen.html) Cet «instant de la mort», vécu dans sa jeunesse, deviendra source de sa créativité littéraire et rejaillira sur toute son oeuvre, mais aussi sur toute sa vie de reclus.
Blanchot cite ces lignes du Journal de Gide: «Les raisons qui me poussent à écrire sont multiples, et les plus importantes sont, il me semble, les plus secrètes. Celle-ci peut être surtout: mettre quelque chose à l'abri de la mort.» Il cite aussi les mots de Proust, pour qui l'œuvre, c'est la mort rendue «moins amère», «moins avilissante» et «peut-être moins probable» (Jean-Claude Lamy, «Maurice Blanchot, l'absence silencieuse», Le Figaro, 24 février 2003, www.blanchot.fr).
«Une pensée de la vie [...] comprend toujours la mort, ou l’envisage pour la comprendre ; autre façon de dire les choses, grande leçon des récits de Blanchot : si l’on peut vivre en écrivant sa vie, seule la mort est "contable" » (Eric Hoppenot, «Didier Cahen. L'ordre du jour», samedi 2 avril 2005).
Blanchot cite ces lignes du Journal de Gide: «Les raisons qui me poussent à écrire sont multiples, et les plus importantes sont, il me semble, les plus secrètes. Celle-ci peut être surtout: mettre quelque chose à l'abri de la mort.» Il cite aussi les mots de Proust, pour qui l'œuvre, c'est la mort rendue «moins amère», «moins avilissante» et «peut-être moins probable» (Jean-Claude Lamy, «Maurice Blanchot, l'absence silencieuse», Le Figaro, 24 février 2003, www.blanchot.fr).
«Une pensée de la vie [...] comprend toujours la mort, ou l’envisage pour la comprendre ; autre façon de dire les choses, grande leçon des récits de Blanchot : si l’on peut vivre en écrivant sa vie, seule la mort est "contable" » (Eric Hoppenot, «Didier Cahen. L'ordre du jour», samedi 2 avril 2005).
L'instant de ma mort (Extraits)
[...]
Le nazi mit en rang ses hommes pour atteindre, selon les règles, la cible humaine. Le jeune homme dit: «Faites au moins rentrer ma famille ». Soit: la tante (94 ans), sa mère plus jeune, sa sœur et sa belle-sœur, un long et lent cortège, silencieux, comme si tout était déjà accompli.
Je sais - le sais-je - que celui que visaient déjà les Allemands, l'attendant plus que l'ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d'heureux cependant), - allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ?
A sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Mort - immortel. Peut-être l'extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l'humanité souffrante, le bonheur de n'être pas immortel ni éternel. Désormais, il fut lié à la mort, par une amitié subreptice.
À cet instant, brusque retour au monde, éclata le bruit considérable d'une proche bataille. Les camarades du maquis voulaient porter secours à celui qu'ils savaient en danger. Le lieutenant s'éloigna pour se rendre compte. Les Allemands restaient en ordre, prêts à demeurer ainsi dans une immobilité qui arrêtait le temps.
Mais voici que l'un d'eux s'approcha et dit d'une voix ferme : « Nous, pas allemands, russes », et, dans une sorte de rire : «armée Vlassov», et il lui fit signe de disparaître.
Je crois qu'il s'éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu'il se retrouva dans un bois éloigné, nommé «Bois des bruyères », où il demeura abrité par les arbres qu'il connaissait bien. C' est dans le bois épais que tout à coup, et après combien de temps, il retrouva le sens du réel. Partout, des incendies, une suite de feu continu, toutes les fermes brûlaient. Un peu plus tard, il apprit que trois jeunes gens, fils de fermiers, bien étrangers à tout combat, et qui n'avaient pour tort que leur jeunesse, avaient été abattus.
[...]
En cette année 1944, le lieutenant nazi eut pour le Château le respect ou la considération que les fermes ne suscitaient pas. Pourtant on fouilla partout. On prit quelque argent; dans une pièce séparée, «la chambre haute», le lieutenant trouva des papiers et une sorte d'épais manuscrit - qui contenait peut-être des plans de guerre. Enfin il partit. Tout brûlait sauf le Château. Les Seigneurs avaient été épargnés.
Alors commença sans doute pour le jeune homme le tourment de l'injustice. Plus d'extase; le sentiment qu'il n'était vivant que parce que, même aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble.
C'était cela, la guerre : la vie pour les uns, pour les autres, la cruauté de l'assassinat.
Demeurait cependant, au moment où la fusillade n'était plus qu'en attente, le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire : libéré de la vie ? l'infini qui s'ouvre? Ni bonheur, ni malheur. Ni l'absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j'imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d'existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. «.le suis vivant. Non, tu es mort. »
[...]
Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, pour le dire plus précisément, l'instant de ma mort désormais toujours en instance.
[...]
Le nazi mit en rang ses hommes pour atteindre, selon les règles, la cible humaine. Le jeune homme dit: «Faites au moins rentrer ma famille ». Soit: la tante (94 ans), sa mère plus jeune, sa sœur et sa belle-sœur, un long et lent cortège, silencieux, comme si tout était déjà accompli.
Je sais - le sais-je - que celui que visaient déjà les Allemands, l'attendant plus que l'ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d'heureux cependant), - allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ?
A sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Mort - immortel. Peut-être l'extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l'humanité souffrante, le bonheur de n'être pas immortel ni éternel. Désormais, il fut lié à la mort, par une amitié subreptice.
À cet instant, brusque retour au monde, éclata le bruit considérable d'une proche bataille. Les camarades du maquis voulaient porter secours à celui qu'ils savaient en danger. Le lieutenant s'éloigna pour se rendre compte. Les Allemands restaient en ordre, prêts à demeurer ainsi dans une immobilité qui arrêtait le temps.
Mais voici que l'un d'eux s'approcha et dit d'une voix ferme : « Nous, pas allemands, russes », et, dans une sorte de rire : «armée Vlassov», et il lui fit signe de disparaître.
Je crois qu'il s'éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu'il se retrouva dans un bois éloigné, nommé «Bois des bruyères », où il demeura abrité par les arbres qu'il connaissait bien. C' est dans le bois épais que tout à coup, et après combien de temps, il retrouva le sens du réel. Partout, des incendies, une suite de feu continu, toutes les fermes brûlaient. Un peu plus tard, il apprit que trois jeunes gens, fils de fermiers, bien étrangers à tout combat, et qui n'avaient pour tort que leur jeunesse, avaient été abattus.
[...]
En cette année 1944, le lieutenant nazi eut pour le Château le respect ou la considération que les fermes ne suscitaient pas. Pourtant on fouilla partout. On prit quelque argent; dans une pièce séparée, «la chambre haute», le lieutenant trouva des papiers et une sorte d'épais manuscrit - qui contenait peut-être des plans de guerre. Enfin il partit. Tout brûlait sauf le Château. Les Seigneurs avaient été épargnés.
Alors commença sans doute pour le jeune homme le tourment de l'injustice. Plus d'extase; le sentiment qu'il n'était vivant que parce que, même aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble.
C'était cela, la guerre : la vie pour les uns, pour les autres, la cruauté de l'assassinat.
Demeurait cependant, au moment où la fusillade n'était plus qu'en attente, le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire : libéré de la vie ? l'infini qui s'ouvre? Ni bonheur, ni malheur. Ni l'absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j'imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d'existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. «.le suis vivant. Non, tu es mort. »
[...]
Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, pour le dire plus précisément, l'instant de ma mort désormais toujours en instance.