Au milieu d'un repas de noces, Alban, un des personnages du roman Les marais (Paris, Denoël, 1942, Gallimard, 1991) est soudain touché par une vision renversant les privilèges de la Vie et de la Mort. Il reconnaît la figure de la mort présente dans le marié ainsi que dans les autres convives: son père, sa mère, sa soeur, sa fiancée. Dominique Rolin livre en quelques pages plusieurs exemples d'une Mort invisible mais vivante. La mort, qui est destructuration apparente, est dans ce roman une structure nette, tandis que la vie n'est plus qu'une défroque, un masque, qu'il faut abandonner pour reconnaître l'essentiel, le squelette (selon Michel Guiomar, Principes d'une esthétique de la mort, Paris, José Corti, 1988).
Alban examina longuement son beau-frère, et lorsque leurs regards se rencontrèrent par inadvertance, il lui décocha une grimace qui voulait signifier un sourire. Bran ressemblait à un enfant touché par l'âge: son visage avait gardé une certaine mollesse de contours propre à l'enfance, mais la peau était fripée au front et aux yeux, non parce que la vie lui avait révélé de douloureux détours, mais parce qu'elle s'était installée en lui, sans secousses et sans bruit, amicalement, et qu'elle s'était mise à la chiffonner, à la grignoter. Elle avait touché de son index les yeux de Bran et les avait tachés d'une légère ternissure. Elle avait forcé son grand corps à se voûter.
En le considérant ainsi, Alban fut frappé d'une brusque clarté intérieure: alors, il examina aussi son père, sa mère et tous les invités vieux et jeunes qui se tenaient dans le salon. Il remarqua que chacun portait en soi sa mort future, bien structurée, mais bien enveloppée d'une défroque de vie, comme la chair qui enveloppe le squelette. Chacune de ces morts futures était particulière à l'être qu'elle habitait.
Par exemple, celle de Bran était un peu endormie, celle de Mme Tord avait un crâne d'oiseau, celle de M. Tord était petite et timide, mais présente, malgré tout.
Alban songea: l'être humain est porteur du germe de mort, même lorsqu'il paraît beau et inaltérable comme Ludegarde. Ludegarde ressemble à un arbre, mais elle ne fait que lui ressembler.
[...]
Parmi les invités, Alban remarqua une jeune fille qui le regardait ardemment. N'était-ce pas plutôt la mort de cette jeune fille qui le regardait? De toute l'assistance des jeunes, c'était la seule dont la mort fut apparente. On eût dit qu'elle cherchait déjà à se substituer au corps. Quand Alban revint à lui, il reconnut cette jeune fille. Il l'appelait sa fiancée, et elle appelait Alban son fiancé. Mais il y avait des années qu'ils ne s'étaient plus revus.
Source: Dominique Rolin, Les marais, Paris, Gallimard, 1991, p. 40-41.
En le considérant ainsi, Alban fut frappé d'une brusque clarté intérieure: alors, il examina aussi son père, sa mère et tous les invités vieux et jeunes qui se tenaient dans le salon. Il remarqua que chacun portait en soi sa mort future, bien structurée, mais bien enveloppée d'une défroque de vie, comme la chair qui enveloppe le squelette. Chacune de ces morts futures était particulière à l'être qu'elle habitait.
Par exemple, celle de Bran était un peu endormie, celle de Mme Tord avait un crâne d'oiseau, celle de M. Tord était petite et timide, mais présente, malgré tout.
Alban songea: l'être humain est porteur du germe de mort, même lorsqu'il paraît beau et inaltérable comme Ludegarde. Ludegarde ressemble à un arbre, mais elle ne fait que lui ressembler.
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Parmi les invités, Alban remarqua une jeune fille qui le regardait ardemment. N'était-ce pas plutôt la mort de cette jeune fille qui le regardait? De toute l'assistance des jeunes, c'était la seule dont la mort fut apparente. On eût dit qu'elle cherchait déjà à se substituer au corps. Quand Alban revint à lui, il reconnut cette jeune fille. Il l'appelait sa fiancée, et elle appelait Alban son fiancé. Mais il y avait des années qu'ils ne s'étaient plus revus.
Source: Dominique Rolin, Les marais, Paris, Gallimard, 1991, p. 40-41.