«Ce récit est peut-être un récit étrange, mais il rapporte, en toute clarté, des événements dont tout laisse croire qu’ils ont eu lieu réellement, qu’ils continuent, maintenant encore, à avoir lieu» (Librairie Gallimard, juin 1948, frontispice de L’arrêt de mort). Le narrateur évoque des événements qui lui sont arrivés en 1938 en lien étroit avec quatre jeunes femmes J., Collette, Simone et Nathalie. Ces éléments autobiographiques sont, pour l'écrivain, l'occasion d'une réflexion philosophique sur la mort. Les extraits ont été empruntés au récit de J. , jeune fille atteinte de maladie mortelle qui réussit à survivre à de nombreuses crises. J. revient-elle à la vie après la toute dernière crise, rapportée par le narrateur? Celui-ci intervient -il directement. dans le récit seulement ou intervient-il dans la réalité elle-même? Pièges pour le lecteur?
Après avoir vu son médecin, je lui avais dit: «Il vous donne encore un mois? - Eh bien, je vais dire cela à la reine-mère; elle qui ne me croit jamais malade.» Je ne sais si elle aurait voulu vivre ou mourir. Depuis quelques mois, la maladie contre laquelle elle luttait depuis dix.ans, lui faisait une vie chaque jour plus étroite, et toute la violence dont elle était capable lui servait maintenant à maudire et la maladie et la vie. Quelque temps plus tôt, elle songea sérieusement à se donner la mort. Moi-même, un soir, je lui avais conseillé ce parti.
Ce même soir, après m'avoir écouté, ne pouvant parler à cause de son peu de souffle, mais se tenant à sa table comme une personne bien portante, elle écrivit quelques lignes qu'elle voulut garder secrètes. Ces lignes, je finis par les obtenir d'elle et je les ai encore. Ce sont quelques mots de recommandation, par lesquels elle prie sa famille de simplifier le plus possible la cérémonie des obsèqnes et surtout interdit à qui que ce soit de venir jamais sur sa tombe; elle fait aussi un petit legs à l'une
de ses amies, A., belle-sœur d'une danseuse assez renommée.
De moi nulle mention. Je compris avec quelle amertume elle m'avait vu consentir à son suicide. Ce consentement, en effet peu justifiable, était même perfide, car, à y bien réfléchir, comme je l'ai fait depuis, il venait obscurément de cette pensée que jamais la maladie n'aurait raison d'elle. Elle luttait trop. Normalernent, elle aurait dû être morte depuis longtemps. Mais, non seulement elle n'était pas morte, elle avait continué à vivre, à aimer, à rire, à courir par la ville comme quelqu'un que la maladie ne pouvait atteindre.
[...]
Je la vois encore à sa table, écrivant silencieusement ces mots définitifs et, d'ailleurs, étranges. Ce minuscule testament, à la mesure de son existence sans bien, déjà dépossédée, cette dernière pensée d'où j'étais exclu, me touchait infiniment. J'y reconnaissais sa violence, sa discrétion; je la voyais libre, jusqu'à la dernière seconde, de lutter même contre moi.
[...]
Je conservais donc ce papier pour ces raisons, et aussi pour les quelques mots étranges qu'il contenait. Le suicide disparut de ses pensées. La maladie ne lui laissait plus de répit.
[...]
Pendant que les crises succédaient aux crises - mais de coma plus de trace ni d'aucun symptôme mortel -, au milieu de la plus grande impatience, et comme les autres étaient absentes, sa main qui se crispait sur la mienne subitement se maîtrisa et me pressa avec toute l'affection et toute la tendresse qu'elle pouvait. En même temps, elle me sourit d'une manière naturelle et même avec amusement. Tout de suite après, elle me dit d'une voix basse et rapide: «Vite une piqûre» (Elle n'en avait, depuis la nuit, jamais réclamé) Je pris une grosse seringue, j'y réunis deux doses de morphine et deux doses de pantopon, ce qui faisait quatre doses de stupéfiants. Le liquide fut assez lent à pénétrer, mais, voyant ce que je faisais, elle resta très calme. Elle ne bougea plus à aucun moment. Deux ou trois minutes plus tard, son pouls se dérégla, il frappa un coup violent, s'arrêta, puis se remit à battre lourdement pour s'arrêter à nouveau, cela plusieurs fois, enfin il devint extrêmement rapide et minuscule, et «s'éparpilla comme du sable».
Je n'ai aucun moyen d'en écrire davantage. Je pourrais ajouter que, pendant ces instants, J. continua à me regarder avec le même regard affectueux et consentant et que ce regard dure encore, mais ce n'est malheureusement pas sûr. De tout le reste, je ne veux rien dire. [...] Moi-même, je ne vois rien d'important dans le fait que cette jeune fille qui était morte, à mon appel revint à la vie. mais je vois un prodige qui me confond dans sa vaillance, dans son énergie, qui fut assez forte pour rendre la mort stérile aussi longtemps qu'elle le voulut. Il faut que ceci soit entendu: je n'ai rien raconté d'extraordinaire ni même de surprenant. L'extraordinaire commence au moment où je m'arrête. Mais je ne suis plus maître d'en parler.
[Pages de 1948 disparus de l’édition 1971]:
Ces pages peuvent ici trouver leur terme, et ce que je viens d'écrire, nulle suite ne m'y fera rien ajouter ni rien ôter. Cela demeure, cela demeurera jusqu'au bout. Qui voudrait l'effacer de moi-même, en échange de cette fin que je cherche vainement, deviendrait à son tour le début de ma propre histoire, et il serait ma proie. Dans l'obscurité il me verrait; ma parole serait son silence, et il croirait régner sur le monde, mais cette souveraineté serait encore la mienne, son néant le mien et lui aussi saurait qu'il n'y a pas de fin à partir d'un homme qui veut finir seul.
Que cela soit donc rappelé à qui lirait ces pages en les croyant traversées par la pensée du malheur. Et plus encore, qu'il essaie d'imaginer la main qui les écrit: s'il la voyait, peut-être lire lui deviendrait-il une tâche sérieuse.
Ce même soir, après m'avoir écouté, ne pouvant parler à cause de son peu de souffle, mais se tenant à sa table comme une personne bien portante, elle écrivit quelques lignes qu'elle voulut garder secrètes. Ces lignes, je finis par les obtenir d'elle et je les ai encore. Ce sont quelques mots de recommandation, par lesquels elle prie sa famille de simplifier le plus possible la cérémonie des obsèqnes et surtout interdit à qui que ce soit de venir jamais sur sa tombe; elle fait aussi un petit legs à l'une
de ses amies, A., belle-sœur d'une danseuse assez renommée.
De moi nulle mention. Je compris avec quelle amertume elle m'avait vu consentir à son suicide. Ce consentement, en effet peu justifiable, était même perfide, car, à y bien réfléchir, comme je l'ai fait depuis, il venait obscurément de cette pensée que jamais la maladie n'aurait raison d'elle. Elle luttait trop. Normalernent, elle aurait dû être morte depuis longtemps. Mais, non seulement elle n'était pas morte, elle avait continué à vivre, à aimer, à rire, à courir par la ville comme quelqu'un que la maladie ne pouvait atteindre.
[...]
Je la vois encore à sa table, écrivant silencieusement ces mots définitifs et, d'ailleurs, étranges. Ce minuscule testament, à la mesure de son existence sans bien, déjà dépossédée, cette dernière pensée d'où j'étais exclu, me touchait infiniment. J'y reconnaissais sa violence, sa discrétion; je la voyais libre, jusqu'à la dernière seconde, de lutter même contre moi.
[...]
Je conservais donc ce papier pour ces raisons, et aussi pour les quelques mots étranges qu'il contenait. Le suicide disparut de ses pensées. La maladie ne lui laissait plus de répit.
[...]
Pendant que les crises succédaient aux crises - mais de coma plus de trace ni d'aucun symptôme mortel -, au milieu de la plus grande impatience, et comme les autres étaient absentes, sa main qui se crispait sur la mienne subitement se maîtrisa et me pressa avec toute l'affection et toute la tendresse qu'elle pouvait. En même temps, elle me sourit d'une manière naturelle et même avec amusement. Tout de suite après, elle me dit d'une voix basse et rapide: «Vite une piqûre» (Elle n'en avait, depuis la nuit, jamais réclamé) Je pris une grosse seringue, j'y réunis deux doses de morphine et deux doses de pantopon, ce qui faisait quatre doses de stupéfiants. Le liquide fut assez lent à pénétrer, mais, voyant ce que je faisais, elle resta très calme. Elle ne bougea plus à aucun moment. Deux ou trois minutes plus tard, son pouls se dérégla, il frappa un coup violent, s'arrêta, puis se remit à battre lourdement pour s'arrêter à nouveau, cela plusieurs fois, enfin il devint extrêmement rapide et minuscule, et «s'éparpilla comme du sable».
Je n'ai aucun moyen d'en écrire davantage. Je pourrais ajouter que, pendant ces instants, J. continua à me regarder avec le même regard affectueux et consentant et que ce regard dure encore, mais ce n'est malheureusement pas sûr. De tout le reste, je ne veux rien dire. [...] Moi-même, je ne vois rien d'important dans le fait que cette jeune fille qui était morte, à mon appel revint à la vie. mais je vois un prodige qui me confond dans sa vaillance, dans son énergie, qui fut assez forte pour rendre la mort stérile aussi longtemps qu'elle le voulut. Il faut que ceci soit entendu: je n'ai rien raconté d'extraordinaire ni même de surprenant. L'extraordinaire commence au moment où je m'arrête. Mais je ne suis plus maître d'en parler.
[Pages de 1948 disparus de l’édition 1971]:
Ces pages peuvent ici trouver leur terme, et ce que je viens d'écrire, nulle suite ne m'y fera rien ajouter ni rien ôter. Cela demeure, cela demeurera jusqu'au bout. Qui voudrait l'effacer de moi-même, en échange de cette fin que je cherche vainement, deviendrait à son tour le début de ma propre histoire, et il serait ma proie. Dans l'obscurité il me verrait; ma parole serait son silence, et il croirait régner sur le monde, mais cette souveraineté serait encore la mienne, son néant le mien et lui aussi saurait qu'il n'y a pas de fin à partir d'un homme qui veut finir seul.
Que cela soit donc rappelé à qui lirait ces pages en les croyant traversées par la pensée du malheur. Et plus encore, qu'il essaie d'imaginer la main qui les écrit: s'il la voyait, peut-être lire lui deviendrait-il une tâche sérieuse.