À l'esprit très attentif de Moravia, la brousse évoque le monde souterrain des morts, un monde occulte et mystérieux, ensorcelant. La proximité de la mort et la finitude de la vie s'incarnent dans un enfant gisant à l'intérieur de la case, entouré de l'indifférence de tout. Cependant, cette indifférence même est une forme de veille discrète et silencieuse à laquelle s'accorde l'âme profonde de cet enfant mourant. En exerçant les danses funèbres, les Africains démontrent que les morts sont plus heureux que les vivants. La danse africaine n'est ni un loisir ni un travail, elle est une façon de se situer et d'être au monde durant cette vie et après cette vie.
Mère Brousse
On comprend les superstitions animistes, quand on observe la brousse : arbres, arbrisseaux, arbustes et herbes, tout y a un aspect insignifiant et commun mais, à côté de ça, « ensorcelé ». Ensorcelés les arbres, dans leurs gesticulations désespérées; ensorcelées les clairières absolument vides, mais qui évoquent d'indéfinissables présences. Quelquefois, tandis que nous roulons à perdre haleine pendant des centaines de kilomètres le long de pistes et sentiers, mon imagination ivre de fatigue me plonge dans une rêverie où je marche seul à travers la brousse, la nuit, guidé par les lueurs ténues de la lune énorme et bienveillante. Dieu sait combien de temps, je marcherais, d'une clairière à une autre, d'un buisson à un autre, d'un arbre à un autre. Je marcherais des heures et des heures; je ne verrais pas la fin de ma route. Tout en marchant, je me sentirais suivi, surveillé, épié, filé, et cependant je n'aurais pas peur, va savoir pourquoi! J'entendrais des voix, je percevrais des présences, mais je poursuivrais mon chemin, comme si j'allais dans une direction précise. À la fin, j'atteindrais un village tout ce qu'il y a de normal et de commun, avec ses cases rondes, ses greniers pansus, ses toits coniques. Ce serait un village quelconque, habité par de pauvres paysans, par leurs femmes, par leurs enfants; pourtant, au bout du compte, il s'avérerait qu'il est ensorcelé lui aussi. Dans une de ses cases, par exemple, vivrait une jeune sorcière qui m'entraînerait dans quelque étrange prodige, me dirait de me rendre au coeur de la nuit auprès d'un certain buisson et d'y entrer, et j'y découvrirais l'entrée secrète du monde souterrain des morts.
« Mère Brousse. Man (Côte d'Ivoire » dans A. Moravia, Lettres du Sahara traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 37-38
À l'intérieur d'une case : un enfant proche de la mort
Au milieu de ce mouvement, ignoré de tous et ignorant tout le monde, un enfant complètement nu et complètement blanchi de poussière est assis par terre. Il tient plus du squelette que de la personne; sous sa peau fripée, ses vertèbres saillent dans son dos, ses côtes sur son thorax, ses rotules sur ses genoux, ses clavicules sur sa poitrine. Sa tête laineuse est également enfarinée de poussière, lui donnant cet air de déguisement rituel et magique que revêt la blancheur dès qu'on la superpose à la noirceur africaine.
[...]
... tout à coup, comme une quille frappée de plein fouet par une boule invisible, l'enfant tombe tout raide sur le côté et reste là, le visage dans la poussière, son corps plié en position assise.Le scintillement inexpressif et humide de ses yeux et de sa bouche, parmi la blancheur farineuse de la poussière, fait maintenant penser à la mort, évoque le reflet pareillement brillant et inerte du sang des cadavres poussiéreux de petits animaux, lézards tués par des enfants, chats écrasés par des voitures, oiseaux brisés par le fusil des chasseurs. Du reste, contrairement à ce qui se produirait en Europe, c'est dans l'indifférence que la mort entoure cet enfant; une indifférence qui, de quelque façon mystérieuse et ambiguë, justement parce qu'elle se désintéresse de lui, veille sur lui et l'assiste dans cet inéluctable passage.
« À l'intérieur d'une case » dans A. Moravia, Lettres du Sahara traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 48-49.
Danses funèbres à Buna
Agile, bondissant, infatigable malgré la chaleur atroce, le sorcier effectue de grands sauts en l'air comme une gazelle, rampe par terre comme un serpent, s'accroupit comme une poule, se met à quatre pattes comme un chacal. En même temps, il marmonne des mots incompréhensibles, entièrement absorbé dans ce sombre soliloque; on dirait que quelque chose le tourmente, le harcèle, ne lui laisse nul repos. [...] À la fin, les musiciens zélés et indifférents, accélèrent le rythme de la mélopée et alors, soudain, les femmes se précipitent sur le sorcier comme si elles voulaient le mettre en pièces. Mais elles n'en font rien; elles le placent au milieu de leur cercle et, avec une intensité frénétique, elles dansent avec lui et autour de lui. Cependant, il fait toujours aussi chaud; l'irritation donne même l'impression que la chaleur augmente; la vie n'est plus que fournaise et devient insupportable. À tel point que les sons rauques des cornes et les coups sourds des tambours paraissent dire que les morts vont bien mieux que les vivants, qui triment dans les champs, paient des impôts, tombent malades, souffrent, subissent les conséquences de la sécheresse et la pluie; tandis que les morts, au contraire, libres, insouciants et délivrés de toute inquiétude, se baladent dans le grand espace extravagant de la brousse, sans rien d'autre à faire que de protéger de leurs invisibles présences bienveillantes les malheureux vivants.
[...]
Aussi soudainement qu'elle avait commencé, la musique s'interrompt; la danse cesse; le chef vient nous demander si nous voulons qu'il continue. Je vois qu'il est essoufflé, il a l'air épuisé, vidé, la sueur ruisselle sur son visage et sur son torse; alors que tant qu'il dansait on aurait dit qu'il ne faisait aucun effort, comme s'il était dans le monde différent du mien, où n'existaient ni l'effort ni le poids corporel.
Cela confirme l'idée de la danse non comme exercice et distraction, mais comme rapport au monde. En réalité, tous les peuples ont eu leur propre manière d'entrer dans l'histoire, les uns en psalmodiant des prières, les autres en récitant des vers, d'autres encore en agitant des armes. Quant aux Africains, c'est en dansant qu'ils ont fait leur entrée dans le monde. Cela explique en partie pourquoi ils dansent aujourd'hui encore et, peut-être pourquoi ils danseront toujours.
« Danses au village » dans A. Moravia, Lettres du Sahara, traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 53-61 (extraits)
On comprend les superstitions animistes, quand on observe la brousse : arbres, arbrisseaux, arbustes et herbes, tout y a un aspect insignifiant et commun mais, à côté de ça, « ensorcelé ». Ensorcelés les arbres, dans leurs gesticulations désespérées; ensorcelées les clairières absolument vides, mais qui évoquent d'indéfinissables présences. Quelquefois, tandis que nous roulons à perdre haleine pendant des centaines de kilomètres le long de pistes et sentiers, mon imagination ivre de fatigue me plonge dans une rêverie où je marche seul à travers la brousse, la nuit, guidé par les lueurs ténues de la lune énorme et bienveillante. Dieu sait combien de temps, je marcherais, d'une clairière à une autre, d'un buisson à un autre, d'un arbre à un autre. Je marcherais des heures et des heures; je ne verrais pas la fin de ma route. Tout en marchant, je me sentirais suivi, surveillé, épié, filé, et cependant je n'aurais pas peur, va savoir pourquoi! J'entendrais des voix, je percevrais des présences, mais je poursuivrais mon chemin, comme si j'allais dans une direction précise. À la fin, j'atteindrais un village tout ce qu'il y a de normal et de commun, avec ses cases rondes, ses greniers pansus, ses toits coniques. Ce serait un village quelconque, habité par de pauvres paysans, par leurs femmes, par leurs enfants; pourtant, au bout du compte, il s'avérerait qu'il est ensorcelé lui aussi. Dans une de ses cases, par exemple, vivrait une jeune sorcière qui m'entraînerait dans quelque étrange prodige, me dirait de me rendre au coeur de la nuit auprès d'un certain buisson et d'y entrer, et j'y découvrirais l'entrée secrète du monde souterrain des morts.
« Mère Brousse. Man (Côte d'Ivoire » dans A. Moravia, Lettres du Sahara traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 37-38
À l'intérieur d'une case : un enfant proche de la mort
Au milieu de ce mouvement, ignoré de tous et ignorant tout le monde, un enfant complètement nu et complètement blanchi de poussière est assis par terre. Il tient plus du squelette que de la personne; sous sa peau fripée, ses vertèbres saillent dans son dos, ses côtes sur son thorax, ses rotules sur ses genoux, ses clavicules sur sa poitrine. Sa tête laineuse est également enfarinée de poussière, lui donnant cet air de déguisement rituel et magique que revêt la blancheur dès qu'on la superpose à la noirceur africaine.
[...]
... tout à coup, comme une quille frappée de plein fouet par une boule invisible, l'enfant tombe tout raide sur le côté et reste là, le visage dans la poussière, son corps plié en position assise.Le scintillement inexpressif et humide de ses yeux et de sa bouche, parmi la blancheur farineuse de la poussière, fait maintenant penser à la mort, évoque le reflet pareillement brillant et inerte du sang des cadavres poussiéreux de petits animaux, lézards tués par des enfants, chats écrasés par des voitures, oiseaux brisés par le fusil des chasseurs. Du reste, contrairement à ce qui se produirait en Europe, c'est dans l'indifférence que la mort entoure cet enfant; une indifférence qui, de quelque façon mystérieuse et ambiguë, justement parce qu'elle se désintéresse de lui, veille sur lui et l'assiste dans cet inéluctable passage.
« À l'intérieur d'une case » dans A. Moravia, Lettres du Sahara traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 48-49.
Danses funèbres à Buna
Agile, bondissant, infatigable malgré la chaleur atroce, le sorcier effectue de grands sauts en l'air comme une gazelle, rampe par terre comme un serpent, s'accroupit comme une poule, se met à quatre pattes comme un chacal. En même temps, il marmonne des mots incompréhensibles, entièrement absorbé dans ce sombre soliloque; on dirait que quelque chose le tourmente, le harcèle, ne lui laisse nul repos. [...] À la fin, les musiciens zélés et indifférents, accélèrent le rythme de la mélopée et alors, soudain, les femmes se précipitent sur le sorcier comme si elles voulaient le mettre en pièces. Mais elles n'en font rien; elles le placent au milieu de leur cercle et, avec une intensité frénétique, elles dansent avec lui et autour de lui. Cependant, il fait toujours aussi chaud; l'irritation donne même l'impression que la chaleur augmente; la vie n'est plus que fournaise et devient insupportable. À tel point que les sons rauques des cornes et les coups sourds des tambours paraissent dire que les morts vont bien mieux que les vivants, qui triment dans les champs, paient des impôts, tombent malades, souffrent, subissent les conséquences de la sécheresse et la pluie; tandis que les morts, au contraire, libres, insouciants et délivrés de toute inquiétude, se baladent dans le grand espace extravagant de la brousse, sans rien d'autre à faire que de protéger de leurs invisibles présences bienveillantes les malheureux vivants.
[...]
Aussi soudainement qu'elle avait commencé, la musique s'interrompt; la danse cesse; le chef vient nous demander si nous voulons qu'il continue. Je vois qu'il est essoufflé, il a l'air épuisé, vidé, la sueur ruisselle sur son visage et sur son torse; alors que tant qu'il dansait on aurait dit qu'il ne faisait aucun effort, comme s'il était dans le monde différent du mien, où n'existaient ni l'effort ni le poids corporel.
Cela confirme l'idée de la danse non comme exercice et distraction, mais comme rapport au monde. En réalité, tous les peuples ont eu leur propre manière d'entrer dans l'histoire, les uns en psalmodiant des prières, les autres en récitant des vers, d'autres encore en agitant des armes. Quant aux Africains, c'est en dansant qu'ils ont fait leur entrée dans le monde. Cela explique en partie pourquoi ils dansent aujourd'hui encore et, peut-être pourquoi ils danseront toujours.
« Danses au village » dans A. Moravia, Lettres du Sahara, traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2011, p. 53-61 (extraits)