L'Encyclopédie sur la mort


Rome antique: témoignages

Michel Meslin

Si l'on assiste à la mort des autres, on vit aussi sa propre mort et l'expérience est unique. Devant la peur de souffrir, l'angoisse de l'inconnu, comment se comporter? et qui peut dire à l'avance ce qu'il sera alors? «Quel est l'homme ... dont, à l'approche de la mort, la peur ne fasse affluer le sang et pâlir le visage? Sans doute est-ce une faiblesse condamnable que d'envisager avec tant d'horreur la dissolution de la nature, et la même peur en face de la douleur est aussi à blâmer. Mais si tout le monde est sujet à cette impression, c'est parce que la nature a horreur de l'anéantissement. .. , c'est une forme d'instinct naturel» déclare Cicéron* (De Finibus, V, 31).
Mais, lorsque dans l'aube grise de Gaète, poursuivi par les soudards d'Antoine, il tend sa gorge à Herennius, hors de sa litière, il regarde droit dans les yeux ses meurtriers, comme il avait coutume de le faire, nous dit Plutarque*. Il donne ainsi sa mort, plus qu'il ne la subit. L'angoisse devant la mort n'est pas uniquement faite de l'arrachement à la possession de biens sociaux, mais de la peur de souffrir, de la sensation aiguë d'un danger inconnu, d'une révolte de tout l'être physique. Ainsi la mort d'Auguste, qui nous est pourtant présentée comme une «belle» mort, douce, une euthanasie qu'il n'a cessé de demander aux dieux pour lui et pour les siens, la peur y règne: «Avant de rendre l'âme, il fut saisi d'une peur soudaine et se plaignit d'être entraîné par quarante jeunes gens», ce que Suétone interprète comme le présage des quarante prétoriens qui devaient porter son corps sur la place publique. Mais souvent cette angoisse s'exprime par des images particulières, celle de l'ombre, des ténèbres, du sommeil : «Bientôt viendra la mort, la tête enveloppée de ténèbres ... Retiens, noire mort, tes mains avides, retiens-les, sombre mort», supplie Tibulle gravement malade (Elégies, l, 3). Non seulement l'iconographie funéraire, qui associe souvent la mort et le pavot, mais de nombreux textes comparent la mort au sommeil, suivant le symbolisme grec qui faisait de Thanatos le frère d'Hupnos. La mort qui réunit pour toujours les amants n'est qu'un sommeil éternel: «Lorsque sera éteinte la brève lumière de notre vie, nous dormirons pour la nuit éternelle», assure Catulle dont la plainte a pour écho la plus vieille chanson d'amour française : «Et là nous dormirons jusqu'à la fin du monde».

A cette nuit qui attend l'homme, à cette angoisse, peut-on s'arracher malgré leur caractère d'inéluctable? Quel divertissement choisir qui puisse au moins en masquer l'échéance? La recherche effrénée de richesses, l'appétit du pouvoir, l'ambition des honneurs, ou l'attachement à sa maison* et à ses champs, tout vaut mieux pour l'homme romain qu'une vie pauvre, méprisée de ses semblables et qui ne serait que !'antichambre de la mort. Même si, comme le dénonce Lucrèce*, une telle recherche est obtenue par ces hommes avides «au prix du sang de leurs contemporains ». La crainte de la mort met au cœur des hommes une envie qui les ronge (De Natura, III, 59). L'épigraphie funéraire confirme cet illusoire appétit de jouissances, surtout à la fin de la République: d'innombrables épitaphes, après l'invocation rituelle aux Mânes, traduisent une totale indifférence, ou un mépris profond, pour ce qui viendra après la mort, et insistent sur le «bon côté» de la vie. Ces inscriptions proviennent de gens riches, certes, mais pas uniquement. Ce nihilisme funèbre est si constant qu'on voit même apparaître sur les tombes des formules stéréotypées représentées par les seules initiales: N.F.F.N.S.N.C., (non fui, fui, non sum, non curo: «Je n'étais pas, je fus; je ne suis plus, je m'en moque». La jovialité sinistre de cet épicurisme* populaire se marque jusque dans l'ornementation de vases à boire, tels ceux, en argent, de Boscoreale, qui se trouvent au Musée du Louvre: un squelette est étendu à terre à qui l'on offre une libation, tandis qu'un autre squelette joue de la lyre. La scène est surmontée d'une inscription: «Honore pieusement les ordures! », tandis qu'un troisième squelette, une bourse dans la main droite, contemple un crâne en disant: «C'est cela, l'homme.» Sur un autre gobelet un cochon arrache un morceau d'un plat : «La jouissance est le bien suprême.» On a retrouvé à Pompéi un pavement blanc et noir d'une salle à manger, représentant un squelette tenant une cruche de vin dans chaque main et qui évoque la brièveté de la vie, comme pour inciter les convives à en jouir pleinement. Ainsi réduite à un court laps de temps, la vie semble ne valoir que par les jouissances que l'homme peut en tirer. Mais, à côté de cette humanité inhumaine d'un épicurisme frelaté et qu'expliquent en partie les malheurs du temps, l'homme romain a prôné d'autres attitudes devant la mort. Celle du courage, en particulier. La virtus, on le sait, c'est la qualité même de l'âme virile. « Et le courage, explique Cicéron*, a deux attributions essentielles, le mépris de la douleur et le mépris de la mort» (Tusclllanes, II, 18, 13). Puisque la mort viendra et que nul ne peut y échapper, le mieux n'est-il pas de s'y préparer afin de l'accepter, le moment venu, d'un cœur serein? Montaigne* l'avait compris, pour qui philosopher c'est apprendre à mourir, et qui s'y préparait par ses lectures romaines. Mais quelle doctrine suivre? Celle de Lucrèce, pour qui la mort est une loi naturelle malheureusement trop liée, dans l'esprit humain, à la crainte des dieux. Car la crainte de la mort est l'une des plus violentes passions qui tourmentent l'homme: pour se rassurer et se tranquilliser, il prie des dieux qui restent sourds! On sera sensible à cette sorte de psychanalyse que pratique Lucrèce lorsqu'il montre que, derrière les sentiments éprouvés consciemment, derrière les motivations qui déterminent les comportements de l'homme - l'ambition, la soif de richesses, le goût du pouvoir -, existe, sous-jacente et fondamentale, la peur de la mort. Ce que l'homme éprouve en réalité n'est jamais qu'un illusoire palliatif, révélant un besoin de sécurité et le désir de compenser cette certitude de la mort par les jouissances immédiates (6). Si les hommes savaient dissiper les terreurs de l'esprit, ils comprendraient que la mort n'est pas à craindre, et que cette crainte n'est que l'effet de l'ignorance. Car l'univers est soumis à une loi inéluctable du changement universel. La mort n'est pas une rupture mais un changement. Déjà Épicure l'enseignait, par un apparent sophisme : «La mort ne nous concerne pas car, tant que nous existons, elle n'est pas et quand elle est, alors nous ne sommes plus.» Au demeurant la mort peut être une délivrance attendue et souhaitée; une épitaphe du premier siècle avant notre ère l'affirme: «Je n'aurai plus à craindre d'avoir faim, je n'aurai plus d'impôts à payer; je suis délivré». La dissolution de l'être physique, c'est cela la délivrance puisque, après la mort, déclare Lucrèce, il n'y a plus aucune sensibilité, donc aucune souffrance. Le défaut de l'homme est d'essayer de s'imaginer mort à l'image de ce qu'il est vivant. C'est pour cela qu'il se rend malheureux à l'idée d'être privé des biens de ce monde. «Malheureux, tant de joies de la vie en un jour arrachées ... mais le regret de tous ces biens ne te suit pourtant pas dans la mort», essaie de faire comprendre Lucrèce (III, 894). Cet humanisme qui se veut lucide, qui replace la mort dans la nature des choses où l'homme n'occupe qu'une place somme toute misérable, est apparu aux contemporains comme une doctrine trop pessimiste. L'idéal de paix intérieure qu'il prônait, celui d'un salut par la science, poussait le sage à pratiquer des altitudes extra-mondaines qui ne pouvaient être que sévèrement jugées à Rome. Pourtant une telle analyse posait le problème des relations entre la vie, la mort, le temps.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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