Carlos Fuentes, Les années avec Laura Diaz, traduit de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins avec la collaboration de José M. Tuiz-Funes, Paris, Gallimard, 2001.
Carlos Fuentes Macías est né à Panama le 11 novembre 1928 et décédé le 15 mai 2012 à Mexico. Fils de diplomate, il a poursuivi des études au Chili, en Argentine et aux États-Unis. De 1975 à 1977, il a été nommé ambassadeur du Mexique à Paris, où il avait longuement vécu auparavant. Il a enseigné aux États-Unis. De nombreux romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre de Carlos Fuentes ont paru en langue française.
«Les années avec Laura Dias est une immense et ambitieuse saga familiale dont le parcours nous fait traverser tout un siècle. [...] À travers les hommes de sa vie, Laura est amenée à vivre, dans sa chair, les espoirs, les désillusions et les horreurs qui furent le lot des contemporains du XX° siècle» (quatrième page de la couverture)
Le meurtre de son demi-frère Santiago, «exécuté sommairement en novembre 1910 pour conspiration contre le gouvernement fédéral», fut pour la jeune Laura un événement douloureux et marquant de sa vie. C'est elle qui propose que la mer devienne le tombeau de ce frère bien-aimé qui vivait en communion avec la mer à Veracruz.
Fernando, Leticia, le nègre Zampayita, les servantes indiennes, Laura avec une fleur plantée entre les seins naissants, tout le monde souleva le cercueil, mais ce fut Laura qui dit, papa, maman, il aimait les quais, il aimait la mer, il aimait Veracruz, c'est là-bas qu'il doit avoir son tombeau, je vous en prie, la fillette s'agrippa à la jupe de sa mère, regarda son père d'un oeil implorant, puis les domestiques, et ils cédèrent, comme s'ils craignaient que, enterré, Santiago ne fût un jour déterré pour être fusillé à nouveau.
Qu'il mit longtemps à disparaître dans son tombeau marin le corps blanc du frère, la cadavre happé par le lit moelleux de la mort, le couvercle du cercueil volontairement ouvert pour que tous le vissent disparaître lentement en cette nuit sans vagues, Santiago devenant de plus en plus beau, de plus en plus triste, de plus en plus aimé à mesure qu'il sombrait dans son cercueil à ciel ouvert, la tête bientôt couronnée d'algues, bientôt dévorée par les requins avec tous les poèmes non écrits qu'elle renfermait. Le visage épargné par la dernière requête du supplicié :
- Ne tirez pas au visage, s'il vous plaît.
[...] Flottant parmi les eaux, il demanda à ceux qui l'avaient aimé, laissez-moi me confondre avec la mer, [...] et maintenant que je sombre dans l'éternité de la mer, que j'expulse le peu d'air qui me reste dans les poumons, je t'offre ces quelques bulles, ma chérie, je prends congé de moi-même avec une douleur intolérable parce que je ne sais pas à qui je m'adresserai désormais, je ne sais...
[...]
je ne te laisserai pas sortir de ma vie, Santiago, tu es la chose la plus importante qui me soit jamais arrivée, je te resterai fidèle en t'imaginant toujours, en vivant en ton nom, en faisant ce que tu n'as pas fait, je ne sais pas comment, mon jeune mort, si beau, je te dis la vérité, sans encore savoir comment, je te jure que je te tiendrai parole...
Ce fut sa dernière pensée avant de tourner le dos à la dépouille enfouie sous les vagues et de rentrer à la maison sous les arcades, prête, malgré sa promesse, à redevenir une petite fille, à achever son enfance, à perdre cette maturité prématurée dont Santiago l'avait un moment investie. Elle demanda à conserver les lunettes criblées par les balles et, en les rangeant dans la poche de sa chemise, elle imagina son frère, le visage nu, attendant, la décharge.
Le lendemain, le négrillon balayant les couloirs comme si de rien n'était, en chantant comme à son habitude :
ça se danse en enlaçant
sa partenaire si elle consent,
si elle consent,
bien sûr qu'elle consent...
(o.c., p. 83-83 parsim)
Fernando serra Laura dans ses bras, mais celle-ci ne voulut pas regarder son père dans les yeux : on ne pleure les morts qu'une seule fois,ensuite on doit essayer d'accomplir ce qu'ils n'ont pu mener à terme. On ne peut aimer, écrire, lutter, penser, travailler avec les yeux et la tête brouillés par les larmes; le deuil prolongé est une trahison envers la vie du mort.
(o.c., p. 92)