Adieu fut une allocution prononcée par Jacques Derrida à la mort d'Emmanuel Lévinas le 27 décembre 1995, au cimetière de Pantin. Dans ces paroles émouvantes d'un ami en deuil, le philosophe médite sur le sens riche et profond du mot français «adieu». À plusieurs reprises dans cette «oraison funèbre» («prière-question»), il donne la parole à son ami, à la fois absent et présent, afin que celui-ci réfléchisse avec l'auditoire sur la mort comme le «non-réponse» ou le «sans réponse». Derrida parle d'«interruption déchirante», d'«une interruption au coeur de l'interruption même», car toute relation entre des êtres autonomes est déjà empreinte d'interruption ou de séparation.
Depuis longtemps, si longtemps, je redoutais d'avoir à dire Adieu à Emmanuel Lévinas.
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Mais renonçant aux commentaires et aux questions, je voudrais seulement rendre grâce à celui dont la pensée, l'amitié, la confiance, la «bonté» [...] auront été pour moi, comme pour tant d'autres, une source vivante, si vivante, si constante, que je n'arrive pas à penser ce qui lui arrive ou m'arrive aujourd'hui, à savoir l'interruption, une certaine non-réponse, dans une réponse qui n'en finira jamais pour moi, tant que je vivrai.
La non-réponse: vous savez sans doute que dans son admirable cours de 1975-76 (il y a juste vingt ans) sur La mort et le temps, là où il définit la mort comme patience du temps, et où il s'engage dans une grande et noble explication critique avec Platon* autant qu'avec Hegel et surtout Heidegger*, Emmanuel Lévinas* définit à plusieurs reprises la mort, la mort que «nous rencontrons» «dans le visage d'autrui», comme non-réponse; «elle est le sans-réponse», dit-il. Ailleurs: «Il y a là une fin qui a toujours l'ambiguïté d'un départ sans retour, d'un décès, mais aussi d'un scandale («est-il possible qu'il soit mort?») de non-réponse et de ma responsabilité.»
La mort: non pas d'abord l'anéantissement, le non-être ou le néant, mais une certaine expérience, pour le survivant, du «sans-réponse». [...] J'en retiens aujourd'hui que notre tristesse infinie devrait se garder de tout ce qui, dans le deuil, se tournerait vers le néant, c'est-à-dire ce qui lie encore, fût ce potentiellement, la culpabilité au meurtre. Lévinas parle bien de la culpabilité du survivant, mais c'est une culpabilité du survivant, mais c'est une culpabilité sans faute et sans dette, en vérité une responsabilité confiée, et confiée dans un moment d'émotion sans équivalent, au moment où la mort reste l'exception absolue. Pour dire cette émotion sans précédent, celle que la pudeur nous interdit d'exhiber, pour préciser sans confidence ni exhibition personnelle en quoi cette émotion singulière tient à la responsabilité confiée en héritage, permettez-moi de laisser encore la parole à Emmanuel Lévinas dont j'aimerais tant entendre aujourd'hui la voix quand elle dit la «mort de l'autre» comme «la mort première», là où je suis responsable de l'autre en tant qu'il est mortel».
Si le rapport à l'autre suppose une séparation infinie, une interruption infinie où paraît le visage, qu'arrive-t-il, où et à qui cela arrive-t-il quand une autre interruption vient à la mort creuser encore d'infini cette séparation première, interruption déchirante au coeur de l'interruption même? Je ne peux nommer l'interruption sans me rappeler, comme certains d'entre vous sans doute, cette angoisse de l'interruption que je sentais chez Emmanuel Lévinas quand, au téléphone par exemple, il semblait à chaque instant appréhender la coupure et le silence ou la disparition, le «sans réponse» de l'autre qu'il rappelait aussitôt et rattrapait d'un «allô, allô» entre chaque phrase et parfois au milieu de la phrase.
Que se passe-t-il donc quand se tait un grand penseur qu'on a connu vivant, qu'on a lu, et relu, entendu aussi dont on attendait encore une réponse, comme si elle devait nous aider non seulement à penser autrement mais même à lire ce que nous avons cru déjà lire sous sa signature, et qui tenait tout en réserve, et tellement plus que ce qu'on croyait y avoir déjà reconnu?
C'est là une expérience dont j'ai déjà appris qu'elle resterait pour moi interminable avec Emmanuel Lévinas, comme avec ses pensées qui sont des sources, à savoir que je ne cesserai de commencer, de re-commencer à penser avec elles depuis le nouveau commencement qu'elles me donnent - et je commencerai encore et encore à redécouvrir sur n'importe quel sujet.
[...]
Le salut de l'à-Dieu ne signifie pas la fin. «L'à-Dieu n'est pas une finalité» dit-il en récusant cette «alternative de l'être et du néant» qui «n'est pas l'ultime». L'à-Dieu salue l'autre au-delà de l'être, dans ce «que signifie, au-delà de l'être, le mot gloire». L'à-Dieu n'est pas un processus de l'être: dans l'appel, je suis renvoyé à l'autre homme par qui cet appel signifie, au prochain pour qui j'ai à craindre».
Mais j'ai dit que je ne voulais pas seulement rappeler ce qu'il nous a confié de l'à-Dieu, mais d'abord lui dire adieu, l'appeler par son nom, appeler son nom, son prénom, tel qu'il s'appelle au moment où, s'il ne répond plus, c'est aussi qu'il répond en nous, au fond de notre coeur, en nous mais avant nous, en nous devant nous - nous appelant, en nous rappelant: «à-Dieu».
Adieu, Emmanuel
Source : Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, «Incises», 1997, p. 11-27 parsim.
David Brezis, Lévinas et le tournant sacrificiel, Paris, Hermann, 2012.
IMAGE: Giorgio de Chirico, «Les adieux de Hector et Andromaque »(v. 1917)