«À l'automne 1887, de retour du château de Pelesh, dans les Carpates, où il avait été l'invité de la reine Élisabeth de Roumanie (alias Carmen Sylva en littérature), Loti fait escale trois jours à Istanbul afin d'y accomplir un pèlerinage sur les traces de sa chère Hadidjé-Aziyadé, dont son ancienne esclave Kadidja lui apprend les circonstances de la triste fin. Déguisé en turc, l'amoureux éperdu se fait conduire en chaise à porteurs jusqu'à la tombe de la jeune femme, morte le 19 Zilkadé 1297, c'est-à-dire le 23 octobre 1880. Mais ce deuxième voyage fournit aussi à l'écrivain l'occasion de comparer ce qu'est devenue Istanbul avec ce qu'elle était dix ans auparavant, de déplorer les destructions des maisons traditionnelles, de regretter sa vie d'alors, sa jeunesse et ses amours enfouies. Il a alors trente-sept ans, une existence hors du commun et une grande carrière littéraire s'ouvrent devant lui. Mais Loti se complaît déjà dans la mélancolie*, la déploration, le taedium vitae* post-romantique qui était l'un des traits dominants de son caractère.» (Jean-Claude Perrier dans Pierre Loti, Fantôme d'Orient et autres textes sur la Turquie, Paris, Libretto, 2010, p. 17)
Allons, c'est fini, la maison où Aziyadé a fermé les yeux s'est effondrée dans la flamme... Il faut rebrousser chemin devant ces ruines.
[...]
En m'allant, je ne regarde plus rien, et je souffre tout au fond de moi-même, d'une sorte de désespérance morne et absolue, sans compensation, sans charme, simplement douloureuse. Le souvenir d'elle, le regret qui vient d'elle, et le remords lourd sont sur moi comme un oppressant manteau de deuil*; en ce moment rien ne m'en distrait plus. Et puis, il y a cette désolante question qui se pose avec une netteté glaciale: à quoi bon ce que je vais faire demain? quel leurre d'enfant que cette visite à sa tombe; est-ce que quelque chose d'elle saura seulement que je suis revenu, aura un peu conscience du baiser que je donnerai à la terre, au-dessus du débris qui fut son corps? Oh! l'amer et irrémédiable chagrin, de ne plus pouvoir jamais, jamais échanger avec elle une seule pensée! Pauvre petite Aziyadé, tant de choses que je n'ai pas su lui dire, et qui me brûlent maintenant, et que je lui dirai là, si on pouvait me la rendre seulement pour quelques minutes, pour un entretien suprême: lui dire que je l'ai aimée plus tendrement encore qu'elle ne le croyait et que je ne le croyais moi-même; lui dire que jamais ne s'éteindra le regret de l'avoir perdue; lui demander pardon de vivre, et d'être encore jeune, et d'aimer encore; lui dire tout cela, et puis la laisser se rendormir dans la terre, après l'adieu* plein d'amour! Mais non, il faudra en rester pour l'éternité sur un malentendu affreusement cruel; bientôt viendra mon heure de mourir aussi, rendant plus irréparable ce malentendu-là, et plus définitif encore ce silence entre nous, parce que toutes ces choses, qui n'avaient pu lui être dites, mais qui vivaient au fond de moi-même, seront mortes avec moi. Et le temps continuera de fuir et nos deux noms s'oublieront séparément...
(Pierre Loti, o. c., p. 34-35)
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Aziyadé de face et de profil, dessinée par Pierre Loti
http://www.dubretzelausimit.com/categorie-10303620.html
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En m'allant, je ne regarde plus rien, et je souffre tout au fond de moi-même, d'une sorte de désespérance morne et absolue, sans compensation, sans charme, simplement douloureuse. Le souvenir d'elle, le regret qui vient d'elle, et le remords lourd sont sur moi comme un oppressant manteau de deuil*; en ce moment rien ne m'en distrait plus. Et puis, il y a cette désolante question qui se pose avec une netteté glaciale: à quoi bon ce que je vais faire demain? quel leurre d'enfant que cette visite à sa tombe; est-ce que quelque chose d'elle saura seulement que je suis revenu, aura un peu conscience du baiser que je donnerai à la terre, au-dessus du débris qui fut son corps? Oh! l'amer et irrémédiable chagrin, de ne plus pouvoir jamais, jamais échanger avec elle une seule pensée! Pauvre petite Aziyadé, tant de choses que je n'ai pas su lui dire, et qui me brûlent maintenant, et que je lui dirai là, si on pouvait me la rendre seulement pour quelques minutes, pour un entretien suprême: lui dire que je l'ai aimée plus tendrement encore qu'elle ne le croyait et que je ne le croyais moi-même; lui dire que jamais ne s'éteindra le regret de l'avoir perdue; lui demander pardon de vivre, et d'être encore jeune, et d'aimer encore; lui dire tout cela, et puis la laisser se rendormir dans la terre, après l'adieu* plein d'amour! Mais non, il faudra en rester pour l'éternité sur un malentendu affreusement cruel; bientôt viendra mon heure de mourir aussi, rendant plus irréparable ce malentendu-là, et plus définitif encore ce silence entre nous, parce que toutes ces choses, qui n'avaient pu lui être dites, mais qui vivaient au fond de moi-même, seront mortes avec moi. Et le temps continuera de fuir et nos deux noms s'oublieront séparément...
(Pierre Loti, o. c., p. 34-35)
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Aziyadé de face et de profil, dessinée par Pierre Loti
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