La raison et la vie
Il faut être spontané! Il faut reconstruire les communautés! Le rapport de l'homme avec la vie s'est transformé radicalement. Jugée hier encore envahissante et dangereuse pour l'homme, elle est aujour'hui objet de la compassion. Mais ne pousse-t-on pas ce nouveau rapport un peu trop loin quand, oubliant que la vie ne peut naître que de la vie, on fait appel à la raison, à ses impératifs et à ses techniques invasives pour la susciter ou la réanimer. La vie ne peut naître que de la vie. Voir également: La raison au secours de la vie.
Jusqu'au milieu du présent siècle, l'homme s'est senti dominé par la vie qui se manifestait à lui sous la forme de bêtes sauvages menaçantes ou de forêts envahissantes. D'où l'incurie avec laquelle il a exploité ce milieu vivant appelé aujourd'hui biosphère. Son rapport avec la vie s'est progressivement inversé à partir des années 1960. Un lent mouvement souterrain, dont le romantisme a été l'un des signes visibles, a soudainement abouti à une mutation telle que la vie dans son ensemble nous est apparue comme un petit être fragile. Le point charnière a été la première transmission d'images de la terre vue depuis l'espace: l'humanité n'avait eu jusque-là que des conceptions du monde. Elle avait désormais une vision du monde et dans cette vision son habitat, la terre, ce fruit multicolore au milieu des astres gris et morts, lui était révélée dans ce qu'elle a d'unique'et de fragile. Frédéric Back a merveilleusement illustré ce renversement des rapports entre l'homme et la vie naturelle dans un court film d'animation, hélas! peu connu du grand public: Tout, rien.
Un renversement semblable s'est opéré dans le rapport des êtres humains avec toutes les formes de vie: leur propre vie, physique et psychologique, celle de leur société, celle de leur ville, de leur jardin, de leur maison. Dans tous ces cas également, de lents courants souterrains affleurèrent tout à coup. Les instincts par exemple étaient jadis à l'intérieur des hommes l'équivalent des forêts et des bêtes sauvages à l'extérieur. Il fallait les tenir en respect, les domestiquer, tirer parti de leur énergie sans être la proie de leurs débordements. C'était la tâche de la raison. «L'âme c'est ce qui dit non au corps» dira Alain, fidèle en cela à la grande tradition cartésienne.
Sous l'influence de penseurs comme Nietzsche et Freud, on a compris que la raison avait dévasté la flore et la faune intérieures et qu'il fallait désormais protéger ces dernières. Il y avait eu jusque là les commandements de Dieu et ceux de l'Église. Apparurent alors ces étranges commandements de l'homme: il faut se défouler, être spontané, naturel, bien dans sa peau, etc. La raison qui s'était d'abord employée à limiter les débordements des instincts se proposait maintenant de les stimuler, de les réveiller et de les protéger. Et dans les écoles les enfants commencèrent à poser des questions de ce genre à l'institutrice: «Mademoiselle, est-ce qu'on est encore obligé aujourd'hui de faire ce qu'on veut?» question qui fait ressortir le paradoxe d'une nouvelle morale ouvrant la porte à toutes les confusions: entre la vraie spontanéité et la fausse, celle qui est un sous-produit de la raison, entre la vraie liberté et la fausse, celle qui prend prétexte d'un abandon aux instincts pour se laisser aller à toutes les irresponsabilités. Le chaos moral et social actuel est la conséquence de toutes ces confusions.
La raison seconde
L'équivalent des forêts vierges et des bêtes sauvages existait aussi dans l'inconscient des sociétés. Ces dernières avaient fait preuve au cours de l'histoire d'une spontanéité semblable à celle des instincts à l'intérieur des individus. Il avait fallu pour les contenir toutes les ressources de la raison incarnée dans l'État, sa police et ses professions sociales. Ces sociétés sont désormais objets de compassion. On emploie maintenant à leur sujet des mots comme développement, réanimation, En anglais, on utilise des expressions comme building communities ou enabling communities. Il y a dans ce nouvel usage de la raison pour stimuler des mouvements sociaux jadis spontanés des paradoxes ouvrant aussi la porte à la confusion ou au mensonge. Quand une communauté a besoin pour retrouver vie et dynamisme des experts et de l'argent de l'État, est-elle encore une communauté? Sous prétexte de l'aider à se reconstituer, ne la prive-t-on pas de ce qu'il lui restait de dynamisme spontané? De la même manière, à force de se répéter à eux-mêmes qu'il doivent obéir à leurs instincts, les individus n'achèvent-ils pas de soumettre ces derniers à la loi de la raison?
La critique de la raison (appelons-la raison première), qui disait non au corps dont elle reconnaissait et respectait la spontanéité par là même, a été faite et refaite jusqu'à l'excès. Nous savons comment cette raison, souvent qualifiée de cartésienne, peut porter atteinte à la vie dans la nature, dans l'homme et dans la société. Quel nom donner à la nouvelle raison, qui se donne pour mission de stimuler la vie? Raison seconde? Quoiqu'il en soit du nom, la critique de cette raison n'a pas été faite. Il faut la faire. Quiconque ne l'a pas faite est incapable de distinguer les actions positives des actions négatives sur les phénomènes vivants.
L'oeuvre de Frédérick Back est une critique de la raison seconde, en forme d'allégorie cinématographique. Cette critique, amorcée dans les premiers films sur les légendes amérindiennes, puis précisée dans Illusions et Tout, Rien, a trouvé sa forme achevée dans L'homme qui plantait des arbres. Ce film raconte l'histoire d'un homme, Elzéard Bouffier, qui a décidé de consacrer la seconde moitié de sa vie à la réanimation d'une communauté villageoise des Alpes françaises. Ce visionnaire n'a pas invoqué la Charte des droits pour exiger de l'État français qu'il mette en place un programme de réanimation sociale auprès des derniers habitants du village. Il n'est pas lui-même allé vers ces malheureux habitants pour leur tenir les discours convenus de la raison seconde: il faut que vous vous preniez en mains, que vous retrouviez votre autonomie!
Il s'est retiré, silencieux et solitaire, dans les collines déboisées des environs pour y planter des arbres, en commençant par l'espèce qui pousse le plus lentement: le chêne. Un demi-siècle plus tard, la fontaine coulait de nouveau dans le village et les habitants, attirés par ce symbole de la vie revenue, dansaient la farandole.
Elzéard Bouffier avait compris que la vie ne peut naître que de la vie, que la raison, dans le lent processus de la régénérescence, ne doit jouer qu'un rôle humble, subtil et discret, qu'elle doit respecter les rythmes, les lois et les hiérarchies de la nature, que son action doit d'abord porter sur les formes les plus élémentaires de vie, suivant ainsi les étapes de l'évolution: les végétaux, les animaux, l'homme.