La raison au secours de la vie
Il conviendrait de redonner vie à une vieille idée: faire de la protection du capital social le fondement des politiques sociales. Mais il faudrait d'abord revoir les principes et les méthodes qui ont conduit aux lois et aux pratiques actuelles. Un mot les caractérise: abstraction. Tout repose sur des idées abstraites comme la justice sociale et les droits de l'homme, eux-mêmes déduits d'une conception idéale et abstraite de l'homme, considéré comme individu et non comme membre d'une communauté. De ces abstractions on a tiré des programmes, sorte d'engeneering social qui rappelle les méthodes de l'agriculture industrielle.
Toutes nos actions ont, directement ou indirectement, la vie pour but. Nos rapports avec la vie se sont toutefois si radicalement transformés au cours des derniers siècles que nous devons repenser le sens de tous nos actes pour nous assurer qu'ils la servent vraiment. Ainsi, l'acte de cultiver la terre sert-il encore la vie s'il consiste à tuer la partie vivante du sol pour accroître les rendements? De manière analogue, la personne qui se brûle au travail gagne-t-elle vraiment sa vie?
Le roi Midas avait reçu le don de transformer en or tout ce qu'il touchait, y compris la nourriture et les êtres qu'il aimait. Nous avons, nous hommes modernes productifs, reçu le don de transformer en mécanique tout vivant avec lequel nous sommes en rapport, y compris notre propre corps. Et nous avons été séduits par les avantages immédiats que nous procurait ce don au point de ne pas prendre la peine d'examiner les inconvénients qu'il comportait.
Le milieu naturel
La terre fut notre première victime, l'humus plus précisément, la partie vivante du sol. Bon an mal an, il y poussait, avant que l'homme n'invente l'agriculture, une grande variété de plantes sauvages, qui avaient toutes au moins une utilité: régénérer, en s'y décomposant, le sol qui les avait nourries. Par l'agriculture traditionnelle, les hommes ont su, sans le détruire, utiliser à leur avantage ce pouvoir créateur du sol. Très tôt, cependant, l'érosion consécutive à une déforestation inconsidérée eut un effet dévastateur sur l'humus. On peut considérer cette érosion comme la première victoire du mécanique sur le vivant. Qu'est-ce que l'érosion en effet? C'est l'eau qui, au lieu de nourrir la vie dans le sol qui la retient, agit en ruisselant à sa surface à la manière d'une machine.
Limité d'abord aux rares foyers de civilisation et compensé par de nombreux avantages, ce mal, pendant de nombreux millénaires, n'inquiéta pas les hommes outre mesure. À partir du XIXe siècle, on cessa même de considérer l'humus comme une réalité vivante. En analysant les cendres produites par des aliments cultivés dans divers sols, le chimiste Liebig nota que les métaux et autres substances inertes ont une influence déterminante sur la croissance des plantes. Il eut l'idée d'ajouter de telles substances dans le sol, au besoin. Il venait de découvrir les engrais chimiques et de fonder l'agriculture moderne, pour laquelle l'humus n'est pas une réalité vivante, mais un simple support que l'on peut sans trop de risques déstructurer, voire réduire à l'état minéral.
On comprend aujourd'hui qu'il est insensé de détruire ainsi un capital naturel pour accroître temporairement la productivité de l'agriculture. Même si la fuite en avant dans la technique, en direction des OGM notamment, prolonge les illusions entourant la fausse productivité de l'agriculture, les observateurs les plus avertis et les plus soucieux de l'avenir, les plus conscients de la complexité du phénomène vivant dans son ensemble, commencent à se demander comment on pourra redonner la vie à ces sols d'où on la retire systématiquement depuis plus d'un siècle.
La science c'est la raison humaine à l'œuvre. Mais la raison peut-elle recréer la vie, peut-elle seulement la ranimer? Elle peut tout au plus l'aider à se régénérer, en soutenant de l'extérieur un processus naturel appelé résilience ou restauration. Les écosystèmes reviennent d'eux-mêmes à leur état d'origine, à moins qu'une intervention humaine ne les en empêche. Une terre arrachée à la forêt revient à la forêt quelques années après avoir été abandonnée. On a pu observer des cas extrêmes où la restauration de l'état initial apparaît comme un miracle, une résurrection:
«En 1883, l'île de Krakatoa, dans la péninsule malaise, se trouva partiellement détruite en raison d'une épouvantable éruption volcanique qui élimina toutes formes de vie. [...]
Bientôt cependant, vents et courants marins amenèrent quelques animaux et végétaux, et la vie, une fois de plus, reprit possession de la lave. Déjà en 1886, 30 espèces de plantes avaient été inventoriées. Aujourd'hui, moins d'un siècle après l'énorme éruption, l'ensemble des végétaux sur Krakatoa approche la structure de la forêt à son apogée, dans le reste de l'archipel malais. De nombreux exemples d'une telle résurrection de la vie ont été observés dans des conditions différentes.» (René Dubos)
La médecine traditionnelle d'inspiration hippocratique reposait sur la même confiance dans le pouvoir régénérateur de la nature. D'où le premier principe de cette médecine: d'abord ne pas nuire, principe qui nous rappelle à la mesure. Pour peu en effet que nos interventions manquent d'à propos et de mesure, elles nuisent à la nature plus qu'elles ne l'aident.
La vie ne peut naître que de la vie et elle possède en elle-même son pouvoir de régénérescence. Quand l'homme intervient dans sa résilience, il doit le faire avec humilité et finesse. La science, certes, peut être utile dans ce processus et on peut même penser que son rôle sera de plus en plus nécessaire et important, au fur et à mesure que les êtres et les milieux vivants se dégraderont. Pour jouer ce rôle, il faudra toutefois qu'elle s'engage à respecter le principe de précaution. La science de Liebig était grossière. De lois simples, abstraites hâtivement de la complexité du réel, on tirait des techniques produisant des résultats immédiats au mépris de la complexité du même réel. Telle était la science conquérante. Pour favoriser la résilience, il nous faut une science humble et patiente, qui s'efforce de comprendre le réel dans toute sa complexité, avec comme but non pas de le transformer mais de l'imiter. L'américaine Janine Benyus a donné le nom de biomimicry (biomimétisme en français) à cette façon de concevoir et pratiquer la science. Si les feuilles de lotus ont une surface structurée de telle sorte que la plante est lavée par l'eau de pluie, qu'attendons-nous pour équiper nos voitures d'un tel revêtement? À force d'observer ainsi la nature, nous saurons peut-être un jour comment réintroduire les castors dans un écosystème sans courir le risque qu'ils deviennent une menace pour la forêt.
Le psychologique
Le rapprochement entre la vie sauvage des origines et le fonds vital de l'homme primitif va de soi. Chez les héros d'Homère, qu'il s'agisse d'Achille, d'Ajax ou d'Ulysse, la raison semble n'être qu'un mur fragile face aux vagues qui prennent forme dans le fonds vital et qui déferlent sur leurs ennemis. C'est parce qu'ils éprouvaient de la frayeur devant cette vie débordante en eux qu'ils tentaient de se concilier la faveur des dieux; de dieux hélas! emportés par les mêmes passions. Dès le VIe siècle, cette frayeur commence à diminuer. C'est l'époque où Solon crée le premier État de droit. Cet adoucissement des moeurs marque le deuxième moment du rapport avec la vie. Un siècle plus tard, à l'époque classique, l'idéal proposé aux hommes prendra la forme de cette division tripartite de l'âme où la raison, la partie la plus élevée de l'âme, règne sur les parties inférieures, le cœur et le ventre. Cet idéal correspond au troisième moment du rapport avec la vie.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, on tentera de recréer un équilibre semblable à celui de l'âge classique en Grèce. L'agression systématique contre la vie commencera ensuite. Midas technicien fera régresser la vie dans tous les domaines, comme il l'avait fait en agriculture. L'âme humaine elle-même sera assimilée à la machine.
Le mouvement romantique qui s'ébauche dès la fin du XVIIIe siècle en Europe traduit et trahit la nostalgie d'un moment où la vie en l'homme et hors de l'homme était plus exubérante. À la fin du XIXe siècle, Nietzsche et Freud se donneront pour mission de libérer l'homme des entraves à l'expression de son fonds vital, de ses mouvements premiers. Leur œuvre marque le début du cinquième moment dans le rapport de l'homme avec la vie en lui.
Dans ce nouveau contexte, d'étranges impératifs se sont répandus: «Il faut être spontané! Il faut se défouler !» La faculté qu'on avait jusqu'alors appelée raison opposait ses «il faut» à des instincts, à des mouvements premiers puissants et menaçants. Quelle est donc cette faculté qui utilise le même «il faut», le même impératif pour stimuler des instincts atrophiés? On est tenté de l'appeler raison seconde, par opposition à la raison première, qui tempérait la vie en nous au lieu de la stimuler.
Nous entrevoyons la troublante ambiguïté de toute action visant à recréer la vie en nous. La raison seconde ne peut avoir pour effet que d'aggraver et d'accélérer la dégradation de cette vie. Depuis toujours chez l'homme civilisé, les mouvements premiers ne sont pas intégralement premiers. Ils constituent plutôt un mélange où la part de l'esprit est significative. Les impératifs de la raison seconde ont pour effet d'accroître démesurément cette part de l'esprit, portant ainsi atteinte à l'authenticité des mouvements premiers. Si bien qu'à l'appel lancé par la raison seconde à la vie, ce n'est plus la vie qui répond mais une raison drapée dans les pâles couleurs d'une vie évanescente. Entre la volonté d'éprouver les plaisirs liés à l'expression d'une vie authentique et l'assèchement des sources de vie en nous, l'écart est tel qu'il en résulte une libération forcée comportant une large part de mimétisme, d'hystérie. «Le mimétisme, selon Klages, est la réaction du besoin de représentation sur le sentiment de l'impuissance à vivre». La force des cris masque alors la faiblesse des émotions.
La nostalgie d'un fonds vital riche, lui-même condition de la créativité et de l'authenticité, n'en est pas moins justifiée. C'est la méthode adoptée pour le reconstituer qui est mauvaise. La bonne méthode consiste à favoriser la résilience de la vie en soi-même en se greffant sur un milieu lui-même vivant et en se nourrissant d'œuvres vivantes: tableaux, poèmes, chansons. La vie a hélas! régressé à tel point en nous qu'il nous est devenu difficile de distinguer, dans le domaine de la musique, les œuvres authentiquement vivantes, des œuvres hystériques où bruit et fureur remplacent les accords profonds de la vie.
Le goût du jardinage et de la bonne cuisine, le besoin de tempérer par des rythmes lents une accélération imposée par la machine, le souci d'assurer l'intégrité et la créativité des personnes dans les organisations indiquent que Midas commence à prendre conscience des inconvénients du don prodigieux qui lui été accordé. Mais à défaut d'une réflexion sur les rapports entre la raison et la vie constamment revivifiée, nous serons entraînés loin des conditions de notre régénérescence par notre besoin de résultats tangibles et rapides. La vie en nous a son rythme, indépendant de celui de notre volonté.
Le social
Sur le plan social, l'équivalent de la forêt sauvage des origines et du fonds vital individuel primitif, c'est la dure vie tribale des chasseurs-cueilleurs. Au deuxième type de rapport avec la vie, que nous avons appelé maîtrise de la vie par des techniques douces, correspondent dans la vie sociale les premières agglomérations urbaines. Pour ce qui est de l'Occident, un premier moment d'équilibre sera atteint dans les cités grecques, un second dans les monastères et les cités du Moyen Âge. La démesure dans les interventions sur les communautés naturelles atteindra un premier sommet dans les grandes villes industrielles européennes du XlXe siècle, puis un second sommet au cours de la seconde moitié du XXe siècle alors que la mobilité sociale, combinée avec l'impact de l'automobile sur les habitats humains et celui des médias sur les mentalités produira ce que le sociologue américain David Riesman appela la «foule solitaire». L'historien américain Daniel Boorstin décrira de son côté la façon dont les peuples sont devenus des masses dans ces circonstances. La judiciarisation sera aussi un facteur de désintégration pour les communautés. La règle de droit remplacera la règle sociale et les avantages qu'en tireront les individus, protégés par les chartes de l'État central, seront annulés par les inconvénients qui en découleront pour les communautés.
L'ère de la compassion pour les communautés naturelles, pour la sociabilité spontanée, commencera également au cours de la seconde moitié du XXe siècle. En 1978, Jerry Brown, gouverneur de Californie, déclarera qu'il faut, entre autres choses, par une action gouvernementale, recréer l'esprit de voisinage et d'entraide. «We must recreate the spirit of neighbourliness.»
On entendra partout le même mot d'ordre dans le monde industrialisé. À distance, l'impératif, le we must, appliqué à une réalité sociale vivante, paraît à la fois naïf et dérisoire, sinon contradictoire. L'État intervenant pour recréer des communautés vivantes est l'équivalent de la raison seconde intervenant pour stimuler les instincts. Mais très tôt ont surgi des penseurs originaux, tel Ivan Illich (qui fut d'ailleurs un ami de Jerry Brown), dont le principal souci sera de préciser les conditions d'une action qui échappe aux maléfices de ce que nous avons appelé la raison seconde.
Car il faut bien agir, ne serait-ce que négativement, pour empêcher ou retarder la désagrégation des communautés. Le corps social ressemble au corps individuel de plus en plus équipé d'organes artificiels, cyborgisés. Dans le corps social, les pièces rapportées prennent la forme de programmes divers, gérés de façon bureaucratique d'une manière telle que bien des pauvres travaillent autant pour obtenir de l'aide que s'ils avaient un emploi à plein temps. En attendant le retour de la vie, il faut réparer ces pièces rapportées, tenter de les améliorer.
Dans ce cas comme dans celui de notre rapport avec la nature, il nous faut d'abord réfléchir et légitimer la réflexion et ensuite libérer du temps pour la rendre possible. Depuis des décennies, sinon des siècles, l'initiative du développement appartient à la technique. La pensée arrive à peine à justifier sa présence brève et dérisoire une fois les faits déterminants accomplis par la technique. On se demande si elle a encore sa place dans les universités, tant ces dernières sont obligées pour survivre de s'asservir au système technicien.
On a enfin compris que l'humus, l'eau, la forêt sont des capitaux naturels. Le temps est une autre forme de capital naturel dont il faut se garder d'abuser. À défaut d'oasis dans le temps et dans l'espace que l'on puisse consacrer au ressourcement, c'est bientôt le capital naturel le plus précieux, la personne humaine, son intégrité, condition de sa créativité, qui est menacée.
Qu'on soit ainsi amené à utiliser le mot capital pour désigner le bien le plus précieux est une indication de la pente qu'il faut remonter. Le capital, au sens financier du terme, a acquis une importance telle, il s'est à ce point substitué à toutes les finalités qu'on a intérêt à l'utiliser pour intéresser le plus grand nombre à des biens plus précieux que lui.
Une communauté vivante, faut-il le préciser, est aussi un capital naturel précieux. Pendant des millénaires, des communautés ont permis à leurs membres de vivre dignement en se rendant à eux-mêmes des services pour lesquels on a aujourd'hui recours à des professionnels comme les policiers, les travailleurs sociaux, les avocats. On peut mesurer la valeur des services que rendaient lesdites communautés aux coûts des services professionnels de substitution. On utilise une méthode semblable pour établir la valeur des services rendus par les insectes pollinisateurs. On a enfin compris qu'il s'agissait là d'un précieux capital naturel lorsque dans diverses régions du monde, on a été obligé d'élever des abeilles pour assurer la fécondation des arbres fruitiers.
Il conviendrait donc de redonner vie à une vieille idée: faire de la protection du capital social le fondement des politiques sociales. Mais il faudrait d'abord revoir les principes et les méthodes qui ont conduit aux lois et aux pratiques actuelles. Un mot les caractérise: abstraction. Tout repose sur des idées abstraites comme la justice sociale et les droits de l'homme, eux-mêmes déduits d'une conception idéale et abstraite de l'homme, considéré comme individu et non comme membre d'une communauté. De ces abstractions on a tiré des programmes, sorte d'engeneering social qui rappelle les méthodes de l'agriculture industrielle. Nous avons vu comment une science plus fine, plus respectueuse de la complexité du réel, le biomimétisme, et des pratiques à la fois plus douces et plus éclairées, celles de l'agriculture biologique, pourraient permettre de protéger et d'enrichir le capital naturel. Une mutation semblable dans les sciences humaines pourrait produire les mêmes effets dans son ordre.