Le vivant et la rationalité instrumentale

Isabelle Lasvergnas


Introduction


Les transformations du vivant : malaise dans le corps et dans la pensée


La fin des grands récits religieux et philosophiques qui a marqué la seconde moitié du vingtième siècle s'est accompagnée d'une autre fin, celle de l'éthique — « l'éthique comme philosophie première », aurait dit Emmanuel Levinas 1.

Un autre grand récit, toutefois, a conservé toute la puissance de son aura prométhéenne, celui de la science. Dans la confrontation contemporaine entre science et éthique, les prouesses de la première dominent le débat, tandis que le questionnement éthique a tendance à être absorbé par la logique du développement de la science.

Au cours des quarante dernières années, la pensée scientifique a subi plus de transformations que depuis Descartes jusqu'au début de notre siècle. Les conditions contemporaines de l'avancement scientifique se démarquent profondément des conditions antérieures. Elles ne sont pas que contextuelles, elles transforment de l'intérieur les valeurs de la science autant que ses finalités. La technoscience actuelle s'émancipe d'une finalité de vérité, pour privilégier la capacité du faire. Elle gagne le terrain de la nature vivante, et inscrit dans le corps qui

devient assujetti à la technologie qui le soigne, et qui de plus en plus le produit, une nouvelle forme de réification. La raison du biotechnologique qui infiltre le questionnement éthique reflète un changement de paradigme en cours. Mais ce changement n'est pas que scientifique : il révèle une mutation de la culture, et peut être entrevu comme une autre facette, sinon la plus troublante, du passage d'une modernité à une postmodernité. Le risque d'une forme de sortie de l'espèce humaine, telle que nous la connaissons — mais pour combien de temps encore inchangée ? —, transporte un imaginaire très particulier.

Quelque chose donne l'impression de toucher à son terme. Sommes-nous en train de devenir, à notre insu, les complices d'une dictature insidieuse qui découle en droite ligne du biogénétique et assujettit nos êtres, en nous dictant de nouvelles valeurs ? Dans deux ou trois générations, quel statut symbolique et juridique sera-t-il conféré au corps humain et plus généralement à l'humain, par rapport à son substrat biologique ? Quel nouveau visage et quelle voix tisseront la figure humaine à venir ?

La transformation de l'éthique en recherche de protocoles appliqués est particulièrement sensible dans les secteurs du génie génétique et de la pratique médicale élargie qui en découle. Parce qu'il touche aux frontières de la vie, de la mort, de la filiation des espèces, le développement de la biogénétique amplifie l'incertitude collective. Les manipulations largement engagées sur le vivant biologique, plantes, animaux et matière vivante humaine, posent en des termes nouveaux la question de la nature de la vie et de l'humain. Qui sait, demain peut-être, le recours banalisé aux xénogreffes ou carrément au clonage de l'embryon humain transformera-t-il de l'intérieur la filiation de l'espèce humaine.

La mort rôde pourtant et la science ne dispensera pas l'Homme du devoir mourir. Sommes-nous en mesure, subjectivement et collectivement, de faire le deuil de l'utopie d'un savoir positif qui pourrait être si établi qu'il nous épargnerait la quête d'un sens, toujours incertain, toujours proche du non-sens ?

La science par définition se conjugue au futur. Elle se joue du présent et du passé. Pour le philosophe au contraire, énonce Michel Foucault, la question du présent est première. C'est elle qui est incontournable. Le présent est non seulement historique, mais il doit
être aussi et indissociablement philosophique, comprenons bien ici, éthique. Reprenant à son compte la litote de Baudelaire « Vous n'avez pas le droit de mépriser le présent », Foucault nous engage à saisir ce qu'il y a d'« héroïque » dans les pratiques et les discours d'une époque, afin d'en déchiffrer les signes du monde nouveau dont ils sont annonciateurs. Appliqué à la conjoncture spécifique de la biogénétique contemporaine, ce principe nous impose de nous demander sur quels lendemains enchantés et désenchantés débouchera l'avenir de la science ; et quel sera l'effet des sciences de la vie dans le Kulturarbeit.

Dans son commentaire de 1984 au texte de Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? », Foucault emboîte le pas du philosophe du dix-huitième siècle et affirme avec lui que la modernité est avant tout une attitude de l'esprit, qui signe « une appartenance à un ensemble culturel historiquement situé». Et qui débouche, ajoutera-t-il, sur «une ontologie de nous-mêmes qui est aussi une ontologie de l'actualité 2 ». L'ethos philosophique qu'il prône est une tâche, un impératif moral fidèle à la forme d'interrogation que les Lumières ont enracinée. Kant l'aurait qualifié de « rapport sagittal à sa propre actualité », signant l'appartenance du sujet au temps de l'histoire auquel il participe. Le caractère nécessairement actif de cette appartenance suppose une problématisation à la fois du rapport au présent, du mode d'être historique et de la constitution de soi-même comme sujet autonome. Autant dire qu'une telle appartenance se démarque point par point du pragmatisme de bon aloi et de la relative passivation de la pensée qui semblent compter parmi les traits les plus courants de 1'«être-ensemble » actuel.


Pour Kant, il y a lieu d'insister, les Lumières sont un état de libération morale, une vocation à la libre pensée, qui s'oppose à ce qu'il qualifie sans ambages de paresse et de lâcheté. Les Lumières sont la sortie de l'homme hors de son état de tutelle — état dont il est lui-même responsable, faut-il le rappeler — et de son incapacité à « se servir de son entendement sans la conduite d'un autre [... ] lorsqu'un auteur [ lui ] tient lieu d'entendement, lorsqu'un religieux [ lui ] tient lieu de conscience, lorsqu'un médecin décide à [sa] place...3». Cet ethos philosophique s'oppose à 1'« état de minorité » et relance le travail indéfini de la liberté. Lui seul permet une position véritablement citoyenne en refusant toute délégation de l'acte de jugement à quiconque : à commencer par la délégation du jugement à tous les « experts » et divers professionnels socialement institués dans la cité du pouvoir interprétatif et du pouvoir de dire ce que serait le « bien faire ».

La tendance récente dans les sociétés occidentales, notamment au Québec, à la création d'un corps d'éthiciens spécialisés, les bioé-thiciens, s'oppose donc à tous égards à l'ethos kantien. En conférant à des agents désignés la fonction de gérer le champ de pratiques sociales particulières, le collectif en fait les détenteurs d'un savoir expert qui se confond avec un savoir moral. Cette confusion qui s'insinue entre jugement éthique et expertise ne peut que faire question.

Sur quelles prémisses — Vérité ? Bien ? Raison ? — cette nouvelle catégorie d'experts établira-t-elle les interprétations et les jugements dont elle sera chargée ? De quel ordre instrumental ou symbolique ces « spécialistes » se feront-ils les supports ? En octroyant à des agents spécifiques la responsabilité de baliser le champ biomédical, la société ne risque-t-elle pas d'instituer, à travers eux, une normativité qui ne pourra être que largement imprégnée des valeurs rationnelles du moment — en lieu et place d'un questionnement éthique ? Ne risque-t-on pas collectivement de déboucher — et le danger est bien réel — sur la tentation de l'abstraction bureaucratique et celle de la gestion des corps organiques, au lieu de la garantie du maintien de la relation humaine ? Nous n'avons qu'à penser aux modalités de la prise de décision concernant le recours à certains traitements médicaux, dont en premier lieu les greffes d'organe, mais aussi à l'arsenal de plus en plus complexe des technologies de la reproduction assistée.

La science, on le sait, n'est pas en soi libératrice et porteuse de progrès. Elle n'est pas davantage éthique et n'a pas à l'être a priori. Est-ce une raison suffisante pour l'exempter, et corollairement absoudre le scientifique, de tout « devoir moral » sur ses propres actions ? Est-ce une raison suffisante pour dispenser du même coup le citoyen de la question cruciale : « Où vont la science et la médecine et que font-elles ? »
Travail scientifique et recherche éthique ne procèdent pas du même mouvement de pensée et de la même temporalité. On ne peut que s'inquiéter néanmoins que, dans la division du travail social, temps et formes de la pensée aient aujourd'hui tendance à se cliver et à se rapporter à des tâches distinctes et spécialisées : comme si on faisait des hommes des pièces inégales d'une machine globale, exemptant du même coup la plupart d'entre eux du devoir de penser — et les réduisant soit au faire, soit au laisser faire et regarder faire, par médias interposés.

Certes, la recherche d'une « compétence éthique » est un compromis ; elle est d'une certaine façon l'aveu d'une relative impasse et d'un constat doublé de la conviction que les réponses de « sagesse » apportées par les morales traditionnelles, en particulier religieuses, ne constituent plus qu'une forme antérieure de sens. Conserver aujourd'hui à ces morales le statut référentiel qui fut autrefois le leur serait se soumettre à un dogmatisme appauvri reposant sur des valeurs périmées sur le plan des représentations collectives. De méta-sens référentiel, de sens sym-boligène s'imposant a priori au collectif autant qu'au sujet individuel, l'éthique semble désormais vouée à se transformer peu à peu en questions empiriques, débouchant sur autant de « comment faire ensemble ». Les éthiques appliquées, comme leur nom l'indique, s'opposent aux discours fondamentalistes. Elles abordent la question de la démocratie à partir du principe du dialogue et d'une recherche de solutions suffisamment satisfaisantes, à trouver dans la confrontation des points de vue entre les divers acteurs sociaux4. Les questions soulevées, abordées sous l'angle des situations concrètes, sont l'expression des préoccupations d'une culture à la recherche d'un faire suffisamment unificateur, mais qui entend dans le même mouvement affirmer le pluralisme, autant que le relativisme des positions, scientifiques, philosophiques, religieuses, auxquelles s'ajoutent maintenant, sur le même plan, des considérations d'ordre gestionnaire et économique.

Le questionnement contemporain sur l'éthique est marqué au coin du tâtonnement, du transitoire. Il est pleinement inscrit dans le remaniement des valeurs avec lequel les sociétés occidentales sont aux prises. Est-il déjà trop tard pour dépasser la perspective du pragmatisme et les implicites plus ou moins clarifiés qui l'accompagnent ?

La posture éthique que propose Kant, et que reprend à son compte Foucault, s'oppose, nous l'avons dit, à la soumission, comme posture de la pensée individuelle. La position est d'autant plus exigeante qu'elle est précaire. L'ethos proposé ne vise pas une métaphysique, pas plus qu'il ne s'appuie sur un quelconque transcen-dantalisme. Il suppose toutefois une réforme du mode de la pensée, dont Kant dit qu'elle est la chose la plus difficile, infiniment plus difficile que les révolutions politiques. Il est à comprendre comme un être auxfrontières des disciplines scientifiques, des savoirs et des valeurs d'une époque, aux frontières surtout de tout ce qui pourrait se dessiner comme une quelconque opinion publique ou certitude partagée. Le caractère éventuellement « éclairé » ne tiendra qu'à la qualité de l'analyse qui sera en fin de compte menée par l'interprète singulier de la geste du temps présent.

Pour la question qui nous occupe, un tel ethos renvoie à la nécessité de penser en premier heu les effets de la logique qui impulse de l'intérieur le mouvement de la science contemporaine et du paradigme dont elle est porteuse, dont elle a accouché, mais qui dans un effet de retour la surdétermine et surdéterminera pour une large part le monde futur. Au couple rationalité-vérité, qui avait sous-tendu l'activité scientifique pendant plus de quatre siècles, s'est substituée la technoscience qui traverse les pratiques sociales et fait sa marque dans les lois de l'échange social. La technologie, à l'intérieur de la science, fait office de nouveau langage et s'imprime sur les langues maternelles premières. Elle en modifie certaines valences imaginaires. Elle n'est pas seulement une boucle de plus de l'instrument technique. Elle est l'effet de la technique au cœur des modalités de la pensée5.

La mutation produite n'est pas seulement cognitive, plus profondément, elle est une mutation du sensible, qui à terme affectera les modalités d'être-dans-le-monde et les modalités de « naître-au-sens » du sujet. L'acceptation relativement tranquille, par l'opinion, du processus de mécanisation en cours du vivant humain — son ultramécanisation, dirait Michel Tibon-Cornillot6 — est le symptôme manifeste de cette révolution du sensible. Celle-ci atteint une radicalité qui tend à conférer au corps la prééminence dans la constitution de la subjectivité. Quel sera le poids dans la constitution du soi de ce nouveau corps, dont l'imaginaire qui le précède est celui de la maîtrise technologique et du déni de la mort ?

Les questions s'accumulent, s'enchaînent les unes aux autres. Parviendrons-nous à baliser les pratiques du champ biomédical ? Peut-on génétiquement modifier à notre guise le vivant, le breveter, le soumettre à une logique instrumentale ? Peut-on revendiquer à son propos des droits d'auteur ou de propriété ? Peut-on l'assimiler à une denrée marchande comme une autre ? À ces questions, il ne peut exister de réponse univoque.

La part d'inquiétude dont témoigne le souci d'analyse critique de ce livre à travers ses prises de position plurielles et ses voix singulières n'est pas pure peur millénariste. Elle exprime un devoir de résistance de la pensée au carrefour de la philosophie, de la sociologie, du droit et de la psychanalyse. Espérons que cette résistance ne soit pas tardive, trop tardive.

 

1. E. Levinas, Ethique comme philosophie première, Paris, Payot-Rivages, «Petite bibliothèque», 1992.
Isabelle Lasvergnas

2. M. Foucault, « Qu'est-ce que les lumières ? », Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, p. 35-39, repris dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 679-688.

3. E. Kant, « Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ? » ( 1784 ), trad. L. Ferry, dans Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1985, p. 185-202.

4. Voir H. Atlan, A tort et à raison, intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, «Science ouverte», 1986; et Tout, non, peut-être, éducation et vérité, Paris, Seuil, « La Librairie du xxe siècle », 1991.

5. C'est l'instrument qui dicte les voies de passage vers l'objectif visé. En fait, instrument technique et procédures se confondent, substituant l'instrument à la finalité et au sens.

6. M. Tibon-Cornillot, Les corps transfigurés, mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, Paris, Seuil, 1992.

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