Étapes de la connaissance de la vie

Jacques Dufresne

De la subjectivité à l'objectivité. Ce document fait partie d'un ensemble: document précédent.

Dans toutes les cultures, et même dans la nôtre jusqu'à tout récemment, le rapport avec la vie fut essentiellement la participation, tantôt terrifiante, tantôt apaisante, à un mystère jugé insondable. Au début de la Légende des siècles, la vie elle-même était une légende. Écoutons de nouveau Victor Hugo :

« La terre, inépuisable et suprême matrice; [...]
Faisait sortir l'essaim des êtres fabuleux [...]
Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea;
On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà
Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses,
Dans des verdissements de feuilles monstrueuses;
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait;
Tout semblait presque hors de la mesure éclore;
Comme si la nature, en étant proche encore,
Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,
Une difformité splendide au noir chaos. [...]»1

L'homme des origines ignorait la distance entre son regard et la vie. Il était la vie qu'il contemplait. Il était le cerf qui court avec grâce, le serpent qui s'approche avec sagesse, le lion à l'heure tranquille. C'est pourquoi sans doute les animaux sont le thème principal des peintures primitives. C'est la vie en l'homme qui connaissait la vie ou plutôt qui se reconnaissait en elle. Un jour viendra ou l'homme se représentera lui-même dans ses oeuvres d'art. A l'origine, il représente la vie dont il fait partie sans se dissocier des animaux et avec une crainte révérentielle pour les plus beaux et les plus forts d'entre eux.



Source: France, Ministère de la culture.



La distance que suppose l'analyse scientifique n'apparut que très lentement. A en juger par la façon dont ils ont su très tôt contrôler la reproduction des animaux pour produire de bonnes races, de porcs en particulier, il faut en conclure que les Chinois ont été parmi les premiers à introduire une certaine distance dans leurs rapports avec la vie; mais c'est en Occident que cette distance devait s'accroître au point de rendre possible l'émergence d'une science objective de la vie.

Chaque époque a ses métaphores pour penser la vie. La nôtre est celle de l'ordinateur. Le XVIIe siècle eut l'automate, l'homme machine; à Rome, Lucrèce, un ancêtre des savants modernes, expliquait la respiration par référence à la navigation à voile.

« Et puis le corps relâche ces tissus et l'air, substance éternellement mobile, arrive au port, y pénètre à grand flot pour se communiquer de toute part jusqu'aux plus intimes parties de l'organisme. Ainsi l'âme et l'air mettent le corps en mouvement, ce sont les voiles et le vent du navire ». 2

A l'époque d'Aristote, lequel permit à la biologie occidentale de franchir une étape décisive, c'est le travail de l'artiste qui servait de point de comparaison. Or l'artiste ne fait rien au hasard, il subordonne tout à une fin qui est en même temps un modèle, « ce modèle d'agrément et de beauté » dont parlait Pascal. Par analogie, Aristote pensait que la vie était l'oeuvre d'un artiste divin. Avant lui, Platon avait appelé cet artiste démiurge. Après lui, Descartes transformera l'artiste en mécanicien, en horloger plus précisément.

Dans la mesure où ils s'en sont tenus aux généralités, aux règles de la classification des animaux par exemple, Aristote et ses nombreux disciples - qui dominèrent la pensée occidentale jusqu'au XVIIe siècle - n'ont apporté que des choses positives à la biologie. Leur définition de la vie par l'autonomie - le vivant, disait Aristote, est ce qui se meut par soi-même- connaîtra de multiples résurrections. Ils commirent cependant l'erreur de pénétrer dans les arcanes de la vie avec la finalité comme seule hypothèse explicative.

Jugements sur Aristote

Voici l'opinion de François Dagognet et Charles Darwin. « Aristote devait magnifiquement réfléchir sur le biologique comme sur l'ensemble des vivants : ses conceptions, si on les débarrasse d'inévitables faiblesses et aberrations, semblent plus vives que jamais. Et la science contemporaine retrouve, mutatis mutandis, l'essentiel de ses aperçus. Rapprochement arbitraire et non fondé? Mais Darwin, au XIXe siècle, notait déjà lui-même : « Linné et Cuvier ont été mes divinités, mais ce ne sont que de simples écoliers en comparaison du vieil Aristote ».3
.
Voici le jugement d'Étienne Gilson : 4 « Les raisonnements d'Aristote en faveur de la finalité naturelle semblent d'une extrême naïveté quand il compare la nature à l'artisan fabriquant une couche en métal ou un lit de bois. Ils sont en effet naïfs, mais non pas sans objet. La considération de la beauté d'un organisme vivant, pour qui découvre l'ordre et l'adaptation mutuelle de ses parties, est aussi inutile que celle d'un beau tableau ou d'une belle statue, disons même, que celle d'une belle machine, elle n'en existe pas moins et elle est toujours le signe sensible d'une intelligibilité cachée. Son inutilité tient à ce que la beauté est une fin en soi, non un moyen en vue d'autre chose. Nulle notion ne fut plus familière au biologiste Aristote, qui écrit :

« Ne reculons pas, avec une répugnance puérile, devant l'examen des animaux les plus modestes. Chaque règne de la nature est merveilleux. Un jour qu'Héraclite se chauffait dans sa cuisine et que des étrangers hésitaient à venir l'y trouver, il les invita, dit-on, à ne pas craindre d'entrer, car les dieux sont partout, même dans les cuisines. Procédons de même sans répugnance à l'observation de n'importe quel animal, car il n'en est aucun qui ne nous révélera quelque chose de naturel et de beau. L'absence de hasard et le rapport de tout à une fin se montrent au plus haut degré dans les oeuvres de la nature; la fin de ses générations et combinaisons est une forme du beau ». 5


On sourit aujourd'hui en rappelant la façon dont au XVIIIe siècle, un lointain héritier d'Aristote, Bernardin de St-Pierre, l'auteur de Paul et Virginie, appliquait l'idée de finalité à la connaissance de la nature. Si, disait-il, le melon est constitué de tranches, c'est parce qu'il est destiné à être mangé en famille.


Cette oeuvre naïve préfigure le romantisme. Paul et Virginie sont les descendants directs de Daphnis et Chloé, lesquels incarnent l'innocence de l'amour à l'état naturel. Les parents de Paul et Virginie, qui destinaient les deux enfants l'un à l'autre, avaient planté à leur naissance deux arbres voisins.

Cette poésie naïve devait fournir aux détracteurs d'Aristote des arguments efficaces; arguments à vrai dire superflus car on avait compris, depuis Bacon et Descartes, qu'une connaissance de la nature subordonnée à la beauté et la finalité, et donc à la contemplation, ne pourrait jamais rien produire d'utile. Or le besoin de produire des choses utiles était devenu impérieux.

« L'homme, disait Bacon, commande à la nature en lui obéissant ». Ce philosophe anglais a efficacement contribué à rendre la connaissance utile en mettant l'accent sur l'expérience, l'observation et les résultats tangibles. « Ce ne sont pas des ailes qu'il faut ajouter à l'entendement, précisait-il, mais du plomb ». La science est un mélange d'induction et de déduction, d'empirisme et de rationalisme. Parmi les grands fondateurs, Descartes représente le pôle rationaliste, Bacon le pôle empiriste. Darwin se réclamait constamment de ce dernier.

Pour contempler l'oeil, il suffit de savoir que cet organe a pour finalité de rendre possible cette chose merveilleuse que nous appelons « vision ». L'analogie entre la forme de cet organe, et celle du soleil, source de lumière, peut enrichir le sentiment de beauté qu'on éprouve en contemplant un visage. Platon a poussé encore plus loin cette poésie en se servant de la pupille comme d'une image de l'âme. « De même, disait-il, qu'on se voit soi-même en contemplant la pupille de l'oeil, qui est un miroir, de même, on se connaît soi-même en contemplant la partie divine de l'âme de l'être aimé ».6

Cette poésie est belle, mais si l'on se donne comme premier but non plus de contempler un visage aimé, mais de prévenir ou de guérir la cécité, il vaut mieux disséquer l'oeil et faire l'analyse des différents éléments qui le constituent. C'est ce que Bacon et Descartes ont compris. Encore fallait-il qu'apparaissent, par rapport à la vie, une distance rendant possible le regard analytique. De nombreux faits illustrent l'apparition de cette distance à partir du XVIIe siècle. Le plus important est sans doute la vivisection, c'est-à-dire la dissection d'animaux vivants, qui était devenue pratique courante à l'époque de Louis XIV.

Au même moment, le contrôle de la reproduction des troupeaux par les humains progressait rapidement. Au XVIe siècle, les animaux domestiques, les porcs en particulier, étaient encore laissés dans les bois sous la discrète surveillance d'un porcher, qui ne songeait nullement à organiser les accouplements en vue d'améliorer les races. Les porcs furent ensuite enfermés dans des enclos et progressivement le contrôle de l'homme sur eux s'étendit jusqu'à l'insémination artificielle qui est la règle aujourd'hui. L'historien Philippe Ariès a noté que le contrôle des naissances dans les familles paysannes françaises vint après le contrôle de la reproduction dans les troupeaux.

C'est dans ce contexte qu'il apparut normal de considérer la vie comme un mécanisme à démonter avec l'espoir de pouvoir le réparer et peut-être, de pouvoir un jour le remonter artificiellement.

Pourquoi cette révolution eut-elle lieu en Europe au XVIIe siècle? Est-ce à cause de cette méfiance à l'égard de la matière et de la chair que l'Occident chrétien a hérité des Grecs, de la tradition platonicienne en particulier? Pour les premiers chrétiens le monde n'était-il pas avant tout une vallée de larmes qu'on décrivait parfois en termes demesurément sombres, pour mettre en valeur le paradis, l'autre monde?

Une chose est certaine : dès le XVIIe siècle, l'équilibre était rompu en faveur de l'analyse et la part du regard distant, par rapport à celle du regard participant, allait s'accroître de façon constante. Si bien qu'à la fin du XXe siècle, l'analyse et la manipulation des embryons humains paraissent tout à fait normales et légitimes à la majorité des Occidentaux.

Au cours de ces trois siècles de progrès dans l'analyse de la vie, il y eut diverses manifestations de nostalgie à l'égard de l'autre regard. Le romantisme, dont le mouvement écologiste actuel est à bien des égards le prolongement, fut la plus importante de ces manifestations. Si émouvantes qu'elles aient pu être parfois, les protestations des romantiques n'ont toutefois jamais bloqué ni même retardé le progrès du regard objectif.

Le regard contemplatif est-il en voie d'extinction? Qu'adviendrait-il de la vie sur cette planète et de l'humanité s'il venait à disparaître complètement, ou ce qui revient au même, à perdre toute authenticité et toute crédibilité?

Nous aurions tort toutefois de négliger le regard objectif pour nous porter au secours du regard subjectif. Nous avons tout lieu de croire qu'un regard objectif de plus en plus fin sera nécessaire pour protéger les êtres et les paysages vivants auxquels nous demeurons subjectivement attachés. On se prend même à rêver d'une convergence entre un regard objectif qui se raffine et un regard subjectif qui fait apparaître la fragilité de la vie d'une façon plus aiguë. On peut, par exemple, démontrer que les humeurs, les états d'âme influent sur le système immunitaire.

1- Hugo, Victor, Poésie 2, L'Intégrale-Seuil, p.19.
2-Lucrèce, De la nature, Paris, Classiques Garnier, p.255.
3- Dagognet, François, Le vivant, Paris, Bordas, 1988, p.7
4- Gilson, Étienne, D'Aristote à Darwin et retour, Paris, Librairie Philosophique J.Vrin, 1971, pp.38-39.
5-Aristote, Des parties des animaux, I,1; cité dans D'Aristote à Darwin et retour.
6-Platon, Alcibiade, 133cc, Paris, Éditions de la Pleiade, 1939, p.246.

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