L'école et l'éducation physique
d'appliquer à son corps, pour le tendre
vers sa limite et en quelque sorte pour le dépasser,
tout ce qu'il possède d'énergie spirituelle.
Le corps pour le sportif n'est pas le but
mais l'instrument.
THIERRY MAULNIER, Sport et culture
La place de l'éducation physique dans les écoles du Québec, et plus particulièrement dans les cégeps, est de plus en plus contestée; ce qui est contraire aux recommandations formulées dans le rapport Parent: «Nous recommandons, y lisait-on, que l'éducation physique soit obligatoire à tous les niveaux d'enseignement, jusqu'après la 13e année le cégep se trouve ainsi inclus], durant AU MOINS deux heures par semaine.» En prônant l'éducation physique, la Commission suivait un mouvement général au début des années soixante: «La tendance à introduire l'éducation physique à l'intérieur même des programmes scolaires se répand actuellement dans la plupart des pays qui avaient jusqu'ici négligé cet aspect de la formation.»
Paradoxe: on remet en question l'éducation physique dans les écoles alors qu'elle est présentée sur la place publique comme un élément absolument indispensable de la réussite économique. En témoigne la multiplication des centres de fitness dans les entreprises mêmes et dans la société. L'école a sa spécificité et ce serait la dégrader que de l'asservir entièrement aux impératifs économiques de l'heure. Mais puisque les récentes réformes tendent à faire passer l'école dans l'orbite de l'économie — c'est du moins une opinion de plus en plus répandue —, n'est-il pas au plus haut point illogique qu'on en chasse actuellement l'éducation physique? Quoi! Au moment où, pour développer leur sens du risque, dans le but de mieux relever les défis de la mondialisation, les cadres de certaines grandes banques suisses sont contraints à faire du rafting, à défier les rapides, les enfants du Québec seront de plus en plus confinés à leurs manuels scolaires et à leurs écrans?
Un film remarquable de Carole Poliquin, l'Âge de la performance, diffusé à Radio-Québec récemment, a montré de façon éclatante l'importance de la forme physique dans la guerre économique actuelle. Cette performance, qui incite ses martyrs à accroître une productivité déjà impressionnante au moyen, non seulement de la forme physique, mais aussi de drogues-médicaments, est une bien triste apothéose après trois siècles de progrès. Il nous paraîtrait infiniment regrettable que le sens de la vie enseigné dans les écoles se réduise à cela.
Mais tout en souhaitant conserver à l'école sa haute mission, il nous faut tenir compte du monde dans lequel nos enfants sont appelés à évoluer, un monde qui sera très dur.
Pour qu'ils puissent y faire leur place, il leur faut une éducation où la force, spirituelle et physique, équilibre et soutient une sensibilité épanouie. Mens sana... qu'ils puissent bénéficier des avantages d'une éducation qui tienne compte uniquement des composantes positives de la performance. Il est possible d'être fort sans faire de son propre corps une machine bien huilée obéissant aux diktats d'une volonté désincarnée...
Les grandes finalités de l'école, en ce qui a trait au rôle de l'éducation physique, avaient été bien présentées dans le rapport Parent qui, faut-il le rappeler, avait formulé le voeu que le Québec rattrape son retard dans ce domaine-là. Ces finalités, qui sont d'ordre physique, d'ordre affectif et d'ordre éthique, nous renvoient à un souhait que formulait récemment Jacques Grand'Maison: qu'on introduise dans l'éducation une force spirituelle qui permette de triompher des valeurs molles.
Platon et la gymnastique
Que faut-il entendre par valeurs molles? Il y a 2 500 ans Platon a répondu à cette question dans un passage célèbre de la République, le plus important peut-être de toute l'histoire de la philosophie de l'éducation, où il montre comment la gymnastique doit faire équilibre à la musique, sans quoi il y a danger de ramollissement. La musique dont parle Platon englobe la poésie et ce que nous appelons aujourd'hui l'art des chansonniers. «Lors donc qu'un homme laisse la musique l'enchanter au son, de la flûte et verser en son âme, par le canal des oreilles comme par un entonnoir, [des] harmonies suaves, molles et plaintives [...] et qu'il passe toute sa vie à fredonner et à savourer la beauté du chant, tout d'abord il adoucit l'élément irascible qui se trouve en son âme, comme le feu amollit le fer, et il perd la rudesse qui le rendait inutile auparavant, mais s'il continue à s'adonner à la musique et à ses ravissements son courage ne tarde pas à se dissoudre et à se fondre, jusqu'à ce qu'il soit entièrement dissipé, que son âme ait perdu tout ressort, et qu'il ne soit plus qu'un guerrier sans vigueur.»
« — Si au rebours il s'adonne assidûment à la gymnastique et à la bonne chère, sans se soucier de la musique et de la philosophie, tout d'abord la conscience de sa vigueur ne le remplit-elle pas de fierté et de courage, et ne devient-il pas plus brave qu'il n'était? plaintives [...] »
«— Mais s'il n'a d'autre occupation que la gymnastique et n'a aucun commerce avec la muse, il a beau avoir dans l'âme un certain désir d'apprendre; comme il ne goûte à aucune science, ne prend part à aucune recherche, à aucune partie de la musique, ce désir s'affaiblit et devient comme sourd et aveugle, parce que, confiné dans ses sensations grossières, il ne sait ni l'éveiller ni l'entretenir.»
Cette harmonie entre la douceur que fait naître la musique — du moins certaines musiques — et la force qu'apporte la gymnastique, a été l'idéal de la plupart des systèmes d'éducation, en Orient peut-être plus encore qu'en Occident. Jamais la musique n'aura été aussi envahissante qu'à l'heure actuelle. Qu'elle soit équilibrée par l'éducation physique est plus important que jamais. Or les statistiques que voici montrent la disparition progressive de l'éducation physique: en 1985, 43% des classes de 1er cycle et 62% de celles de 2e cycle du primaire y consacrent moins de 90 minutes. En 1990, 75% des commissions scolaires au niveau primaire ne respectent pas les 120 minutes d'éducation physique prévues par le régime pédagogique; environ 37% des enfants du niveau primaire et 13,6% des adolescents du secondaire ne reçoivent pas l'éducation physique à laquelle ils ont droit. Le temps officiellement consacré à l'enseignement obligatoire de l'éducation physique dans le système scolaire du Québec est inférieur à celui des pays de l'OCDE les plus développés.
Faut-il rappeler des évidences? On connaît les études épidémiologiques démontrant que l'exercice régulier modéré est un facteur de prévention des maladies cardiovasculaires, de l'obésité, de l'ostéoporose, du diabète, etc. Mais ce qu'on sait moins, c'est que les problèmes d'ordre cardiovasculaire sont générés de plus en plus tôt chez les jeunes. Lors de la première conférence internationale en santé cardiovasculaire qui s'est tenue en Colombie Britannique en mai 1992, et qui regroupait plus de 700 spécialistes de neuf pays différents, on a affirmé avoir des preuves que l'athérosclérose est un processus qui peut commencer au cours des «dix premières années de la vie».
On sait que la détente provoquée par des activités physiques favorise la concentration, diminue le stress, l'anxiété et la dépression. Nous nous arrêterons à un aspect tout aussi, sinon plus important: l'effet des exercices physiques sur la violence. Ils peuvent, selon l'orientation qu'on leur donne, contribuer à la provoquer ou à la canaliser. «Si le sport peut servir à la prévention de la délinquance, mal utilisé, il peut aussi être une occasion de délinquance. Les enjeux de la compétition assujettissent souvent les normes de comportement à un niveau d'agressivité non compatible avec les objectifs de santé. Un goût trop prononcé pour la victoire ouvre la voie à la brutalité et à la tricherie [...].
L'éducation physique est moins centrée sur les sports compétitifs et davantage sur la promotion de la santé pour toute la vie.» (CEEPQ, février 1993)
Promotion de la santé pour toute la vie! En cela, l'éducation physique rejoint étroitement l'éducation familiale en prolongeant les soins attentifs des parents pour éviter à leurs enfants les atteintes de la maladie. Ce sont les parents qui devraient s'inquiéter les premiers de sa suppression.
Le rapport Parent s'appuyait sur deux auteurs, De Greef et Thierry Maulnier, pour démontrer l'importance de la mise en forme physique: «Là où l'expérience ludique fait défaut ou a été malheureuse, écrivait De Greef dans Sport et culutre, on constate par la suite un certain manque de confiance en soi. Plus d'une fois l'étude de la personnalité mal intégrée nous a révélé une déficience ludique de cette période.» Quant aux propos de Thierry Maulnier, ils n'ont rien perdu de leur extrême pertinence: «Le sport véritable ne propose pas à l'homme le corps comme but. Il propose à l'homme d'appliquer à son corps, pour le tendre vers sa limite et en quelque sorte pour le dépasser, tout ce qu'il possède d'énergie spirituelle. Le corps pour le sportif n'est pas le but mais l'instrument. L'instrument dont l'homme se sert pour s'éprouver dans la plénitude de sa condition terrestre, dans la joie de respirer, de fouler la terre, de fendre les eaux, dans la souffrance, dans la souffrance de l'effort poussé parfois jusqu'à l'héroïsme, jusqu'à la folie des conquérants de l'Anapurna, jusqu'au-delà des frontières de la possibilité humaine. Telle est sa vertu morale, telle est sa dignité.»
Inculquer à l'enfant un sens du corps
Il y avait dans le choix de ce texte une haute inspiration à laquelle il est urgent de revenir pour permettre à l'école d'inculquer à l'enfant un sens du corps, de son rapport avec la nature et avec l'esprit, beaucoup plus riche et englobant que celui qui semble triompher dans l'ère de la performance. Mais pour qu'elle soit complète, il faut que l'éducation physique se fasse dans la nature. C'était là sa principale faiblesse des trente dernières années. Tout se passait pour ainsi dire en laboratoire: dans les gymnases des écoles, rarement dans les cours de récréation.
Il faudrait revenir à l'esprit du rapport Parent, à la perspective humaniste où l'homme est la fin, et où le corps, partie intégrante de l'être humain, n'est pas utilisé comme un moyen au service d'une volonté exclusivement tournée vers la performance. Dans la campagne de Gilles Baribeau contre les excès du sport professionnel, il y a un retour vers cet humanisme. Il faudrait offrir comme modèle aux jeunes Québécois le père Laurent Caron, décrit par Philippe Aubert de Gaspé dans ses Mémoires:
- Le père Caron, «vieillard à sa rente» devait servir de guide à un groupe d'adolescents, amis de l'auteur, pour une excursion au lac Trois-Saumons. Il s'agissait à l'époque — nous sommes en 1801 — de s'y rendre à travers bois et montagnes, Gaspé, reconnu comme «la meilleure jambe des enfants de [son] âge» suit immédiatement le guide. «Le père Laurent, nous dit-il, était un grand vieillard, encore vert et jambé comme les orignaux auxquels il avait fait la chasse pendant trente ans. J'avais beau allonger le pas, il me fallait finir par trotter pour le suivre. Arrivés sur le haut de la première des trois montagnes que nous devions franchir, et voyant qu'il se disposait à passer outre, je lui fis observer que plusieurs de nos compagnons étaient en retard. — Êtes-vous fatigué? me dit notre guide; alors reposez-vous.
Faute de place, nous ne transcrirons pas tout le récit de cette excursion. En résumé, disons qu'au sommet de chacune des montagnes, pendant que les enfants épuisés s'affalent pour reprendre leur souffle, le père Laurent «son sac sur le dos, son fusil à long canon d'une main, un chaudron de fer du poids d'au moins quinze livres de l'autre» a encore l'énergie de chanter d'une «voix de tonnerre». Et surtout de qualifier avec mépris de simples butons ce qui apparaissait aux autres marcheurs comme de terribles montagnes. Et, conclut Gaspé, «le lecteur se tromperait fort de nous croire des enfants faibles et efféminés, nous étions au contraire tous très forts et très vigoureux». Mais c'était aussi l'époque où dans les collèges la pratique de certains sports, marche, course, allait de soi. Dans un pays aux routes à peine défrichées, c'était une question de survie.
Les routes sont maintenant ouvertes, y compris celles de l'électronique, et nous les parcourons assis. Les grandes maladies de la civilisation prélèvent sur nos organismes ce que nous ne savons plus tirer d'eux, dans la souffrance de l'effort poussé parfois jusqu'à l'héroïsme. Ou, plus simplement, dans la constance de l'effort physique quotidien destiné à maintenir l'équilibre de tout notre être.