Une mémoire pour l'école
L'école éclatée, extrait du chapitre huit de Après l'homme...le cyborg?
Résumé du livre
Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle, la rupture progressive des liens avec le réel (par la passion du choix, par les mots sans amarre, flottants, par les rapports humains en désarroi,) la montée consécutive du formalisme, le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier, (personne exposée, famille branchée, école éclatée, nation sans avenir) tous ces facteurs convergeant vers le rêve d'un paradis sur terre, au prix d'une désincarnation totale, appellent un médiateur incarné.
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L’école, telle que nous la connaissons en Occident, est née aux XVIe et XVIIe siècles, de l’écriture et pour l’écriture. Elle est fille de la réforme protestante, qui fit de la lecture individuelle de la Bible une condition du salut, puis de la contre-réforme catholique, qui imposa la lecture du catéchisme aux fidèles. La découverte de l’imprimerie a favorisé son développement. Sera-t-elle détruite par les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication), y trouvera-t-elle une occasion de se redresser, ou continuera-t-elle, avec ou sans ces techniques, sa descente vers l’abîme, trouvera-t-elle avec ou sans elles un nouveau souffle?
Par école, nous entendons l’enseignement simultané à un groupe d’enfants, en vue de leur salut, dans un lieu autant que possible séparé, clôturé. À bien des égards, c’est le cloître qui est le modèle de cette école. Il faudrait ajouter un quatrième élément à ce portrait : la discipline. L’enseignement simultané implique en effet la plus stricte discipline. Il y eut en France des écoles où, au bout de chaque rangée, se trouvait un pion muni d’un fouet destiné à s’abattre sur le pied ou la main qui s’aventuraient dans l’allée. À partir du XIXe siècle, le souci de Dieu et du salut furent progressivement remplacés par le culte du progrès et de la science.
Il faut insister sur le fait que l’école n’est pas une institution universelle comme la famille, qu’elle n’a pas existé en tout temps ni en tout lieu, qu’elle apparaît plutôt comme une exception parmi toutes les autres formes d’apprentissage ou d’initiation.
Retenons aussi que le principe de clôture y a toujours été appliqué, l’école par excellence étant le pensionnat, luxe que les familles à l’aise pouvaient s’offrir. Loin de la place publique, protégé même contre l’influence de sa propre famille, l’enfant pouvait recevoir l’empreinte de l’institution, souvent rattachée à un ordre religieux qui avait sa propre philosophie de l’éducation.
On exposait d’abord l’enfant à des disciplines, comme la grammaire, l’histoire de l’antiquité, le calcul, les langues anciennes, très éloignées de son moi, de ses intérêts immédiats. Puis au fur et à mesure que l’élève se formait en tant que personne, le cercle des disciplines se rapprochait de lui. À la fin du cursus, il pouvait disserter sur la liberté et parfois même lire des auteurs contemporains. Cet ordonnancement des disciplines reposait sur le principe, sans doute imposé par l’expérience, que l’intelligence se développe d’autant mieux que les objets d’étude sont sans rapport avec les humeurs tumultueuses du jeune moi égocentrique.
L'école sans clôture
Une telle institution, si semblable à une cellule vivante, si fortement caractérisée par le principe de clôture, ne pouvait qu’être dénaturée par l’ouverture sur le monde extérieur, aux médias en particulier. Dans les pensionnats du Québec, collèges classiques ou autres, c’est dans la crainte et le tremblement qu’on autorisait, à des moments rares et exceptionnels, l’écoute de la radio et de la télévision. La crainte était fondée car les collèges en question allaient bientôt disparaître. C’est le rejet du principe de clôture, rejet dont la pénétration des médias était l’un des signes, qui fut la cause de leur disparition.
L’école ouverte d’aujourd’hui, ouverte à toutes les tendances philosophiques, comme à tous les bruits de la place publique, n’est plus l’école telle que nous l’avons définie. Des quatre caractéristiques de l’école originelle, elle n’a conservé que l’enseignement simultané, devenu d’ailleurs pratiquement impossible en l’absence des autres caractéristiques : le souci de Dieu et du salut, la discipline, la clôture.
La nouvelle école est en réalité un libre marché de l’apprentissage, où le savoir est distribué comme la nourriture dans une cafétéria. On est passé du réfectoire où, quasi dans le silence, l’on mangeait le plat obligatoire du jour, à la cafétéria où chacun se sert à sa guise. Les parents eurent d’ailleurs spontanément recours à la métaphore de la cafétéria pour désigner l’aire ouverte que fréquentaient leurs enfants.
L’école n’est plus l’école. Notons d’abord ce fait et reportons à plus tard les jugements de valeur. En toute rigueur, nous ne pouvons même pas dire qu’une nouvelle école est apparue, car ce serait laisser entendre qu’il subsiste quelque chose du modèle originel de l’école. Il vaut mieux dire qu’une nouvelle forme d’apprentissage est en train de se constituer, sans qu’on sache encore si, une fois achevée, elle ressemblera au préceptorat qui était de règle auparavant, ou à l’enseignement des sophistes à Athènes. Peut-être faut-il s’attendre à ce que les formes les plus variées d’apprentissage subsistent côte à côte.
L’enfant était sujet. Il est roi. Il acceptait la discipline du maître. Il veut imposer la sienne. Il acceptait d'attendre d’avoir vingt ans et plus pour se mettre en ménage. Il le fait désormais à seize ans, s’il juge bon de le faire. Il acceptait de vivre pauvrement, dans l’ascèse jusqu’à la fin de ses études. Il devient consommateur et salarié à partir de quatorze ans. Tout se passe comme si le milieu, éliminé au profit des deux pôles que furent le travail et l’école, était en train de se reconstituer, comme si l’on retournait à la nature sociale après deux ou trois siècles d’ascèse scolaire.
Les médias ne sont évidemment pas la cause d’un tel bouleversement. Ils en sont plutôt un des aspects. Dans l’hypothèse où ledit bouleversement serait un mal, il ne faut pas s’attendre non plus à ce que les médias en soient le remède. L’histoire des rapports de l’école et des médias est celle d’une succession d’espoirs démesurés et de déceptions amères, d’autant plus amères que l’espoir avait été plus démesuré. C’est aux États-Unis que les espoirs ont été les plus grands. C’est là aussi que la désillusion a été la plus forte.
Les échecs scolaires de la technique
En 1892, Thomas Edison prédisait que le cinéma allait révolutionner l’éducation et qu’il éliminerait les manuels scolaires en quelques années. En 1945, William Levenson déclarait qu’un jour viendrait où la radio portable serait chose aussi courante que le tableau noir dans les salles de classe. À la fin des années 1950, B.F. Skinner prédisait que sa machine à apprendre allait doubler l’efficacité des efforts consacrés à l’étude. Le célèbre psychologue a reconnu son erreur dans ses mémoires parus à la fin de la décennie 1980. Il n’empêche que dix ans plus tard, le président Bill Clinton n’était pas le seul à s’enthousiasmer pour un projet d’inforoute scolaire destiné à coûter, en cinq ans, entre 40 et 100 milliards de dollars. Son principal adversaire républicain, Newt Gingrich, a proposé une école ouverte vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine, les nouvelles machines à enseigner pouvant facilement soutenir un tel rythme.
Dans un ouvrage intitulé La salle de classe et les nouvelles technologies depuis 1920, Larry Cuban a dégagé un modèle du passage répétitif de l’espoir à la désillusion. Le cycle commence par des promesses mirobolantes fondées sur des recherches faites par les promoteurs de la nouvelle technologie en cause. Dans les salles de cours cependant, les enseignants refusent d’adopter sans réserve les nouveaux outils, lesquels ne produisent aucune amélioration significative. Les promoteurs ont des réponses toutes faites, toujours les mêmes : l’échec est dû à la résistance des enseignants, au manque d’argent et à une bureaucratie scolaire qui paralyse tout. Pendant tout ce temps, personne ne met en question les promesses initiales des promoteurs. Vient un moment toutefois où l’on reconnaît que c’est la technologie en cause qui n’était pas adéquate. Un autre cycle, aussi lucratif que les précédents pour les promoteurs, recommence alors. Après le cinéma, la radio, après la radio, la télévision, après la télévision l’ordinateur, après l’ordinateur isolé, le réseau Internet.
À la fin d’une longue étude sur la question, parue dans le numéro d’Atlantic Monthly de juillet 1997, Tod Oppenheimer se rend à une évidence qui aurait dû être reconnue au point de départ : aucune technique ne peut résoudre le problème de l’école parce que ce problème n’est pas fondamentalement d’ordre technique. L’école s’était construite autour de deux mobiles puissants : le salut et la promotion sociale. Le premier mobile, qui fut aussi le plus déterminant à l’origine, a presque complètement disparu; quant au second, il a perdu une grande partie de sa force. Le diplôme, devenu chose commune, n’est un moyen de promotion sociale que s’il est du niveau de la maîtrise ou du doctorat, ou s’il a été décerné par une grande université. À cela, il faut ajouter le grand bouleversement évoqué précédemment.
Quand donc aurons-nous compris que le vrai problème est à l’extrême opposé de celui qu’on tente vainement de résoudre au moyen de nouvelles techniques? Qu’il ne s’agit pas de savoir comment la technique peut sauver l’école, mais au contraire comment l’école peut sauver l’homme (en l’occurrence l’enfant) de la technique.
Sauver l’homme de la technique, qu’est-ce à dire? Le ramener à l’ère bucolique? Non certes, la chose est impossible. Il devrait cependant être possible de rétablir l’homme dans le sentiment de sa grandeur et de sa dignité, grandeur et dignité dont les génies, les héros et les saints ont établi le modèle. Il lui deviendrait alors tout naturel de considérer les moyens techniques quels qu’ils soient, sans mépris et sans illusion, comme de simples moyens. « On n’enseigne pas le marteau, mais la menuiserie », a dit un ingénieur américain, plus humaniste par cette affirmation que la plupart des penseurs de l’éducation.
Dans une maison faite pour l’homme, entendons pour sa grandeur et sa dignité, on voit des ensembles vivants, des fleurs dans un vase de terre cuite, sur une table en pin blond, placées pour recevoir le soleil de fin d’après-midi; on peut toucher des objets témoignant de sentiments raffinés ou rappelant seulement des moments heureux de la vie, contempler des tableaux, s’asseoir dans un fauteuil qui invite à la conversation amicale, à une table qui rappelle que manger est un art et non une opération technique de gavage. Dans une telle maison, le téléviseur est caché dans une armoire ou relégué dans une quelconque annexe. S’il est trop visible, on ne résistera pas à la tentation de l’ouvrir en présence d’invités que l’on devrait plutôt honorer de sa conversation.
Cambridge, Oxford, ces grandes écoles ressemblent encore à une telle maison, comme lui ressemblait aussi l’école de rang, animée par la présence de l’institutrice à qui elle servait aussi souvent de logement. « Chaque chose est éternelle à sa place » (Goethe). Nous sommes inféodés à la technique, dominés par elle. Reprenons notre vraie place, répète Jacques Ellul. Devenons des mutants – non pas des cyborgs, des hommes-machines, ce que nous ne sommes déjà que trop –, mais des « roseaux pensants » qui se servent des machines ou, mieux encore, se font servir par elles. Cessons de nous prendre pour des marteaux, ayons assez d’estime de nous-mêmes pour nous considérer comme des menuisiers.
Il sera alors possible de traiter du rôle des NTIC dans l’éducation. Dans l’éducation d’abord, et non pas dans l’école, car cette dernière n’est elle-même qu’un moyen. Or, n’excluons aucune possibilité, il se pourrait très bien que les écoles créées pour les sujets du roi ne conviennent pas aux enfants-rois. De plus en plus de parents refusent d’envoyer leurs enfants à l’école, préférant s’occuper eux-mêmes de leur éducation. En ce moment aux États-Unis, plus d’un million d’enfants bénéficieraient de ce régime spécial. Si de tels enfants sont entourés d’affection et d’attention, un usage, même intensif, de l’ordinateur et d’Internet pourrait être excellent.
Mais ne commettons pas nous-mêmes l’erreur d’aller, encore une fois, trop vite vers les moyens. Établissons en premier lieu les fins de l’éducation. L’homme doit d’abord penser le monde. Il se trouve que les techniques, y compris les NTIC, font partie du monde; on a même des raisons de penser que le monde virtuel s’est substitué au monde réel. L’homme doit aussi se penser lui-même. Le modèle des éducateurs en Occident, Socrate, avait reçu de la Pythie de Delphes mission de se connaître lui-même. La première chose que Socrate a découverte, c’est que la raison, faculté maîtresse dans cette créature appelée homme, était une chose vulnérable et fragile. Un rien peut la détourner de sa fin qui est de s’élever librement vers la vérité; librement, c’est-à-dire sans se laisser séduire par les beaux discours ou dominer par une force extérieure quelconque.
Il y eut, au cours de l’histoire, plusieurs révolutions dans les techniques de communication et d’information. En Grèce, au Ve siècle, à titre d’exemple, la tradition orale, toujours vivante, combinée au nouvel engouement pour l’écriture, avait créé un climat tel que les beaux discours suscitaient autant d’enthousiasme que le multimédia aujourd’hui.
C’est ce climat qui a éveillé le génie pédagogique de Socrate et lui a permis de se déployer. Les beaux discours étaient, à cette époque, le moyen le plus efficace que l’on pouvait utiliser pour acquérir richesse et pouvoir, ce qui supposait l’existence d’un public influençable, parce que incapable de distinguer le discours visant le bien et le vrai, du discours sophiste, que l’on qualifierait aujourd’hui de manipulateur.
Par amour pour ce public, Socrate convoquait les sophistes pour les mettre à l’épreuve. Le disciple qui assistait à l’entretien apprenait vite à discerner les erreurs de raisonnement (sophismes), et les effets de style grâce auxquels les sophistes manipulaient l’esprit de leurs semblables, plutôt que de les aider à accoucher d’une vérité qu’ils portaient en eux-mêmes.
Telle est, en Occident, l’origine de la logique et de la grammaire, deux disciplines qui demeurent fondamentales, qu’il faut continuer à enseigner à l’aide des méthodes les plus éprouvées.
Sans oublier toutefois que, si Socrate vivait aujourd’hui, il convoquerait les faiseurs de multimédias en même temps que les sophistes. Il ajouterait même à sa liste d’invités les sondeurs et autres experts en manipulation de la pensée par le moyen des chiffres. Par la critique à laquelle il soumettrait ces nouveaux sophistes, il établirait pour le multimédia et le tableau chiffré, des disciplines équivalentes à ce que sont la logique et la grammaire pour le discours verbal.
Soit dit en passant, Platon, le plus grand des disciples de Socrate, n’a pas rejeté l’écriture, même s’il l’a soumise à une critique semblable aux critiques les plus pertinentes dont les NTIC sont l’objet en ce moment. Il a, au contraire, laissé à l’humanité l’œuvre personnelle écrite la plus précieuse qui soit. Voici pourtant ce qu’il pensait de l’écriture.
Theut, l’inventeur des lettres, se présente chez le roi Thamous de Thèbes en Égypte avec l’intention de lui vendre sa nouvelle technique de communication! « Voilà, dit Theut, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède – (pharmakon) ». À quoi le roi répondit : « Incomparable maître ès arts, ô Theut, autre est l’homme capable de donner le jour à l’institution d’un art; autre celui capable d’apprécier ce que cet art comporte de bénéfice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu te complais à les doter d’un pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent! Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C’est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’est l’illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [...] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu’au lieu d’être savants, ils seront devenus savants d’illusion ». (Phèdre)
Une critique semblable des NTIC s’impose. Cette critique socratique, McLuhan, Neil Postman, Ivan Illich, Baudrillard et bien d’autres ont commencé à la faire. Tous les penseurs du monde – et les enseignants sont des penseurs – doivent et peuvent la continuer. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’ils s’éloignent de la grammaire, de la logique et des mathématiques, qui constituent la base de la formation traditionnelle de l’intelligence. Il serait au contraire au plus haut point souhaitable qu’ils en redécouvrent toute l’importance, qu’ils s’y adonnent avec un enthousiasme renouvelé.