De l'instruction des enfants
A Madame Diane de Foix,
comtesse de Gurnon
Toute ainsi qu'en l'agriculture, les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées et le planter même; mais, depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l'élever il y a une grande variété de façons et difficulté: pareillement aux hommes, il y a peu d'industrie à les planter; mais, depuis qu'ils sont nés, on se charge d'un soin divers, plein d'embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir.
La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas âge, et si obscure, les promesses si incertaines et fausses, qu'il est malaisé d'y établir aucun solide jugement.
Voyez Cimon, voyez Thémistocle et mille autres combien ils se sont disconvenus à eux-memes. Les petits des ours, des chiens, montrent leur inclination naturelle; mais les hommes, se jetant incontinent en des accoutumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement.
Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles. D'où il advient que, par faute d'avoir bien choisi leur route, pour néant se travaille-t-on souvent et emploie-t-on beaucoup d'âge à dresser des enfants aux choses auxquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutefois, en cette difficulté, mon opinion est de les acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables, et qu'on se doit peu appliquer à ces légères divinations et pronostics que nous prenons des mouvements de leur enfance. Platon, même en sa République, me semble leur donner beaucoup d'autorité.
Madame, c'est un grand ornement que la science, et un outil de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en tel degré de fortune, comme vous êtes. A la vérité, elle n'a point son usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fière de prêter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince ou d'une nation étrangère, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. [..]
La charge du gouverneur que vous lui donnerez du choix duquel dépend tout l'effet de son institution, elle a plusieurs autres grandes parties; mais je n'y touche point, pour n'y savoir rien apporter qui vaille; et de cet article, sur lequel je me mêle de lui donner avis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des Muses, et puis elle regarde et dépend d'autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d'en tirer un habile homme qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requit tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisît en sa charge d'une nouvelle manière.
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle-même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. L'autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent apprendre. (Cicéron)
Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaler pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion nous gâtons tout; et de la savoir choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est l'une des plus ardues besognes que je sache; et est l'effet d'une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus vrai à mont qu'à val.
Ceux qui, comme porte notre usage, entreprennent d'une même leçon, et pareille mesure de conduite régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.
Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien fait sien, prenant l'instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C'est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avalée. L'estomac n'a pas fait son opération, s'il n'a fait changer et la forme à ce qu'on lui avait donné à cuire.
Notre âme ne branle qu'à crédit, liée et contrainte à l'appétit des fantaisies d'autrui, serve et captivée sous l'autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes que nous n'avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est éteinte. Ils ne sont jamais sous leur propre autorité. (Sénèque, Lettre 33) [..]
Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit; les principes d'Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens. Qu'on lui propose cette diversité de jugements: il choisira s'il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n'y a que les fols certains et résolus.
Aussi bien que savoir douter me plaît. (Dante, L'Enfer, chant XI)