En 1947, Germaine Guèvremont (1893-1968) reprend dans Marie-Didace le récit qu'elle avait interrompu avec la disparition du Survenant. «À l'époque de sa parution, nombre de critiques ont dit de ce deuxième volet qu'il surpassait Le Survenant. Quoi qu,il en soit, les qualités d'origine sont là: dramaturgie adroite, vérité des personnages, peinture convaincante du monde rural et, peut-être surtout, déplacement réussi d'une langue orale vers une prose élégante, réaliste et admirablement incarnée.» (Madeleine Ferron (1922-2010), «Germaine Guévremont», Marie-Didace, o.c., p.1). Dans le récit de la fin de vie de Didace, la visite du prêtre rend fort bien la proximité du prêtre et du paysan, la complicité entre hommes qui peuvent bien se permettre quelques écarts de conduite. Relation, qui contraste avec l'austérité que les curés réservaient aux femmes qui devaient dans leurs comportements ressembler à l'image qu'ils gardaient de leur propre mère. Germaine Guèvremont a su recréer autour du chevet de Didace une atmosphère de compassion* que l'on retrouve davantage autour du chevet du mourant à domicile.
Le curé Lebrun prit place, dans la voiture légère, à côté de Pierre-Côme Provençal. Aussitôt la petite jument rousse détala, un nuage de poussière à la suite, sur le chemin du Chenal du Moine.
Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s'immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l'un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort ... Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre.
La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de fusil ensemble. Un passé de plus de trente ans remontait mélancoliquement à sa mémoire: les merveilleuses chasses d'autrefois, les vents violents franc nord, les voyages de misère à la baie de Lavallière, les passes à la queue des îlets. Et les affûts de branches de saule si durs à planter .. Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand les hommes revenaient tout faits de glace au Chenal du Moine ...
Il tressauta. La voiture venait de s'arrêter devant la maison des Beauchemin.
Ému et gêné à la fois, le prêtre dit à Didace :
- Je viens vous faire visite en passant.
Didace comprit pourquoi son curé était là. Il voulut lui donner un coup de main. Tout était bien ainsi. L'un aidant l'autre, ils haleraient ensemble pour une dernière passée:
- Décapotez-vous, décapotez-vous, monsieur le curé, on va jaser une petite escousse.
Didace parlait difficilement. Chaque fois qu'il respirait, on eût dit qu'une charrue lui labourait la poitrine.
- Quoi c'est qui ne va pas? demanda l'abbé Lebrun, en enlevant son cache-poussière d'alpaca.
Angélina, l'Acayenne et Phonsine entouraient le malade, dans son fauteuil, près de la fenêtre.
- Il est navré tout bonnement, répondit l'Acayenne.
L'œil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire. Faisant bâiller la chemise grossière, il frappa sa poitrine velue où saillaient, éparses ou par grappes, des taches de vieillesse:
- La coque est bonne. La coque est encore bonne, monsieur le curé. C'est le deux-temps qui marche plus.
- Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre? questionna Alphonsine, plus pour rassurer son beau-père que par besoin de savoir.
Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre.
- Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace.
Puis il revint s'asseoir et demanda au malade:
- Avez-vous quelque chose qui vous reproche?
- Ah! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j'm'en vas accoster de l'autre bord. J'ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps et ça me forçait pas de chasser avec des appelants en tout temps. Seulement... quand la chasse était bonne ... et que j'avais des canards de trop... j'en ai ben porté aux Sœurs pour régaler les orphelins...
À peine s'était-il reposé qu'il s'empressa de poursuivre :
- À part de ça, quand j'étais jeune, je buvais comme un trou ..
L'abbé Lebrun eut beau lui demander de baisser la voix, Didace n'en continua pas moins à se confesser tout haut :
- Je buvais comme un trou.
Didace Beauchemin n'avait rien à cacher. Sa fin ressemblerait à sa vie: il partirait, face aux quatre vents, par le chemin du roi :
... je manquais rarement un coup. Et quand j'étais chaud, je cherchais rien qu'à me battre. Je me battais, un vrai yâble ! Et j'étais un bon homme un peu rare. J'ai donné des rondes, c'est vrai, mais j'en ai mangé de rôdeuses. Je sacrais comme un démon. À tout bout dc champ. Pour rien. J'allais voir les femmes des autres. J'm'en cachais pas. Mais je me confessais tous les premiers vendredis. Aujourd'hui, je prends rarement un coup. Je sacre presquement p'us et je couraille jamais. Seulement, je vas pas souvent à confesse.
Didace se tut. Le prêtre lui demanda:
- Est-ce tout?
Après avoir réfléchi, Didace répondit:
- J'haïrais pas.. prendre la tempérance pour la vie.
- Je veux dire: tout cc que vous avez sur la conscience?
- Quant au reste, monsieur le curé, j'ai toujours fait pour bien faire, au meilleur de ma connaissance ...
Le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès de l'homme simple qui sc mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d'accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes, de la bouche du prêtre, comme l'eau, patiente et sereine, d'une belle rivière, tantôt sinueuse, tantôt droite, sans tumulte, sans remous, assurée de se confondre bientôt à la mer. Dîdace ne sentait plus son mal. D'abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu, un baume purificateur se répandit en lui, l'allégeant du poids de ses fautes. Puis il devint semblable à un tout petit enfant dont la main repose dans la main d'un plus grand que lui et qui se laisse conduire en toute tranquillité, sans s'inquiéter de la route. Soudain, il se redressa. Le front haut, il semblait humer l'erre de vent, en contemplation devant une volée d'oiseaux voyageant vers le nord. Didace Beauchemin voyait le bon Dieu, Dieu le Père, des saintes images dans le livre de prières et, à sa droite, la Sainte Vierge, drapée dans un pan de ciel clair, avec des étoiles d'or piquées en auréole. Un peu à l'écart, c'était Mathilde qui lui souriait? Sûrement ! Non plus une Mathilde couleur de terre et toujours soucieuse de dérober aux regards ses vieilles mains, mais une belle jeune femme entre Amable el Ephrem, le fils noyé dans une jonchaie, un midi de juillet, réunis comme sur la petite Sainte-Famille de faïence qui ornait le chiffonnier.
Soudain, Dieu prit la figure d'un divin garde-chasse à qui Dîdace aurait joué quelques vilains tours dans ce bas monde, mais qui fermait les yeux sur les fredaines des humbles gens. Un divin garde-chasse qui lui permettait bien de tirer un ou deux coups de fusil et de donner quelque rafale aux oiseaux dans les marcs célestes.
Comment Didace avait-il pu craindre un Dieu si grand de bonté, et se tenir éloigné de lui aussi longtemps?
Après l'absolution, Didace n'était plus le même homme. Un ange, de son aile miraculeuse, l'avait transfiguré. Doucement, il supplia:
- Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut. Beau-Blanc ira vous reconduire.
Il suffoquait.
- J'sus avide d'air, depuis à matin.
Le curé ouvrit la fenêtre; Didace se calma. Il aurait voulu causer de nouveau de l'au-delà et de la vie éternelle, mais trop de souvenirs de leur temps de chasseurs l'assaillaient de toutes parts et le rattachaient à la terre.
Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s'immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l'un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort ... Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre.
La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de fusil ensemble. Un passé de plus de trente ans remontait mélancoliquement à sa mémoire: les merveilleuses chasses d'autrefois, les vents violents franc nord, les voyages de misère à la baie de Lavallière, les passes à la queue des îlets. Et les affûts de branches de saule si durs à planter .. Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand les hommes revenaient tout faits de glace au Chenal du Moine ...
Il tressauta. La voiture venait de s'arrêter devant la maison des Beauchemin.
Ému et gêné à la fois, le prêtre dit à Didace :
- Je viens vous faire visite en passant.
Didace comprit pourquoi son curé était là. Il voulut lui donner un coup de main. Tout était bien ainsi. L'un aidant l'autre, ils haleraient ensemble pour une dernière passée:
- Décapotez-vous, décapotez-vous, monsieur le curé, on va jaser une petite escousse.
Didace parlait difficilement. Chaque fois qu'il respirait, on eût dit qu'une charrue lui labourait la poitrine.
- Quoi c'est qui ne va pas? demanda l'abbé Lebrun, en enlevant son cache-poussière d'alpaca.
Angélina, l'Acayenne et Phonsine entouraient le malade, dans son fauteuil, près de la fenêtre.
- Il est navré tout bonnement, répondit l'Acayenne.
L'œil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire. Faisant bâiller la chemise grossière, il frappa sa poitrine velue où saillaient, éparses ou par grappes, des taches de vieillesse:
- La coque est bonne. La coque est encore bonne, monsieur le curé. C'est le deux-temps qui marche plus.
- Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre? questionna Alphonsine, plus pour rassurer son beau-père que par besoin de savoir.
Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre.
- Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace.
Puis il revint s'asseoir et demanda au malade:
- Avez-vous quelque chose qui vous reproche?
- Ah! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j'm'en vas accoster de l'autre bord. J'ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps et ça me forçait pas de chasser avec des appelants en tout temps. Seulement... quand la chasse était bonne ... et que j'avais des canards de trop... j'en ai ben porté aux Sœurs pour régaler les orphelins...
À peine s'était-il reposé qu'il s'empressa de poursuivre :
- À part de ça, quand j'étais jeune, je buvais comme un trou ..
L'abbé Lebrun eut beau lui demander de baisser la voix, Didace n'en continua pas moins à se confesser tout haut :
- Je buvais comme un trou.
Didace Beauchemin n'avait rien à cacher. Sa fin ressemblerait à sa vie: il partirait, face aux quatre vents, par le chemin du roi :
... je manquais rarement un coup. Et quand j'étais chaud, je cherchais rien qu'à me battre. Je me battais, un vrai yâble ! Et j'étais un bon homme un peu rare. J'ai donné des rondes, c'est vrai, mais j'en ai mangé de rôdeuses. Je sacrais comme un démon. À tout bout dc champ. Pour rien. J'allais voir les femmes des autres. J'm'en cachais pas. Mais je me confessais tous les premiers vendredis. Aujourd'hui, je prends rarement un coup. Je sacre presquement p'us et je couraille jamais. Seulement, je vas pas souvent à confesse.
Didace se tut. Le prêtre lui demanda:
- Est-ce tout?
Après avoir réfléchi, Didace répondit:
- J'haïrais pas.. prendre la tempérance pour la vie.
- Je veux dire: tout cc que vous avez sur la conscience?
- Quant au reste, monsieur le curé, j'ai toujours fait pour bien faire, au meilleur de ma connaissance ...
Le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès de l'homme simple qui sc mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d'accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes, de la bouche du prêtre, comme l'eau, patiente et sereine, d'une belle rivière, tantôt sinueuse, tantôt droite, sans tumulte, sans remous, assurée de se confondre bientôt à la mer. Dîdace ne sentait plus son mal. D'abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu, un baume purificateur se répandit en lui, l'allégeant du poids de ses fautes. Puis il devint semblable à un tout petit enfant dont la main repose dans la main d'un plus grand que lui et qui se laisse conduire en toute tranquillité, sans s'inquiéter de la route. Soudain, il se redressa. Le front haut, il semblait humer l'erre de vent, en contemplation devant une volée d'oiseaux voyageant vers le nord. Didace Beauchemin voyait le bon Dieu, Dieu le Père, des saintes images dans le livre de prières et, à sa droite, la Sainte Vierge, drapée dans un pan de ciel clair, avec des étoiles d'or piquées en auréole. Un peu à l'écart, c'était Mathilde qui lui souriait? Sûrement ! Non plus une Mathilde couleur de terre et toujours soucieuse de dérober aux regards ses vieilles mains, mais une belle jeune femme entre Amable el Ephrem, le fils noyé dans une jonchaie, un midi de juillet, réunis comme sur la petite Sainte-Famille de faïence qui ornait le chiffonnier.
Soudain, Dieu prit la figure d'un divin garde-chasse à qui Dîdace aurait joué quelques vilains tours dans ce bas monde, mais qui fermait les yeux sur les fredaines des humbles gens. Un divin garde-chasse qui lui permettait bien de tirer un ou deux coups de fusil et de donner quelque rafale aux oiseaux dans les marcs célestes.
Comment Didace avait-il pu craindre un Dieu si grand de bonté, et se tenir éloigné de lui aussi longtemps?
Après l'absolution, Didace n'était plus le même homme. Un ange, de son aile miraculeuse, l'avait transfiguré. Doucement, il supplia:
- Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut. Beau-Blanc ira vous reconduire.
Il suffoquait.
- J'sus avide d'air, depuis à matin.
Le curé ouvrit la fenêtre; Didace se calma. Il aurait voulu causer de nouveau de l'au-delà et de la vie éternelle, mais trop de souvenirs de leur temps de chasseurs l'assaillaient de toutes parts et le rattachaient à la terre.