La personne qui va bientôt mourir fait, la première, le deuil* de sa propre vie, en rompant l’organisation de sa vie amoureuse. Et un même processus commence pour l’être aimé : le deuil d’une présence et la recherche d’une nouvelle organisation de sa vie. C’est ainsi que se passe la dernière relation amoureuse : les deux en deuil ensemble.
En devenant un endeuillé et dans une réelle désorganisation, le deuil me pose alors une question : qui suis-je, maintenant seul? Comment trouver mon identité? Comment demeurer fidèle envers le plus essentiel en moi? La réponse va alors se définir au fil des prises de conscience, et elle deviendra totalement libératrice lorsqu’un jour, je ferai moi aussi le deuil de ma propre vie. Car d’ici là, l’absence de l’autre demeure une blessure dont je pourrai guérir, mais qui laissera en moi des traces plus ou moins profondes, selon la façon dont la relation amoureuse a été vécue.
Première prise de conscience : un amour-amitié
Si, plusieurs fois au cours de ma relation amoureuse, j’ai eu le goût de dire à l’autre personne qu’elle était ma meilleure amie, le deuil, si douloureux soit-il, ne m’apparaîtra pas insurmontable. Si j’ai souvent dit à l’autre un gros merci pour m’avoir soutenu dans ma recherche d’autonomie, pour avoir échangé avec moi sur les diverses facettes de mon identité, et pour m’avoir accompagné dans les choix d’organisation de ma propre vie, le deuil, malgré la désorganisation de la partie amoureuse en moi, me conduira, par le souvenir d’une amitié profonde, à une nouvelle organisation de vie, remplie encore de bonheur. Ainsi, le deuil s’achèvera, malgré une cicatrice. J’en sortirai guéri.
L’amitié renforce l’amour, elle écoute et respecte le cheminement de l’autre personne. Elle la laisse progresser à son rythme, tout en mettant en elle son espérance. L’amitié pardonne et fait confiance.
L’amitié pourrait se comparer aux arbres d’une forêt : ils se tiennent debout seuls, sachant qu’ils s’entrelacent les mains par leurs racines.
Et quand l’amitié peut nous amener à dire à l’autre : « Je t’aime parce que ta présence me permet d’aller au bout de mon identité et tu m’aimes parce qu’auprès de moi, tu deviens fidèle à ce qu’il y a de plus essentiel en toi. », l’amitié conduit à l’amour.
Et c’est dans ce rapport entre l’amitié et l’amour que le deuil me conduira à sortir de la relation amoureuse, à en guérir et à réorganiser ma vie amoureuse autrement; mais le deuil ne sortira jamais l’amitié de moi. Si, au moment de la mort, j’ai pu dire à l’autre personne : « Tu seras pour toujours une très grande amie. », le deuil sera bien assumé sans avoir besoin d’un accompagnement.
Ce qui est percutant dans le deuil consiste à revoir dans ma mémoire des gestes vivants de l’autre. Dans l’amour-amitié, ces gestes seront parfois accompagnés de sourires et même de rires.
Deuxième prise de conscience : un amour-fusion
Si j’ai pu dire à l’autre : « Que serais-je sans toi? J’ai tout appris de toi, je ne pourrais plus vivre sans toi. », et que ces paroles étaient les mots d’une chanson, nous aurions pu danser sur cette chanson. Mais si ces paroles traduisaient le vécu de notre relation amoureuse, mon deuil sera très difficile et très lent à faire.
Ainsi, je ne m’en sortirai pas seul, je ne guérirai peut-être que par un accompagnement structuré, en cherchant la réponse au « Que suis-je sans toi? » pour me détacher du « Je ne pourrais plus vivre sans toi. ».
Je guérirai, mais le deuil pourra bien laisser en moi une large cicatrice, me rappelant que nos deux identités étaient fondues comme dans un alliage pour former l’amalgame d’un amour fou, devenus comme deux aimants, prisonniers l’un de l’autre. Pour la première fois, seul, j’irai à la rencontre de mon identité.
Ici aussi, les gestes de vie de la personne décédée reviendront dans ma mémoire et le souvenir de la fusion sera percutant au niveau de mes émotions. Vraiment, le deuil sera délicat, car il faudra redonner à ma raison une place de choix et redessiner une route sur laquelle je rencontrerai ma véritable identité. Ce sera la route de l’accompagnement.
D’autre part, il existe dans le deuil d’un amour-fusion une dimension symptomatique d’un profond malaise lorsque la fusion n’a pas été d’égale intensité après un certain temps. Si la personne endeuillée est celle qui vivait le plus la fusion, l’accompagnement sera, pour elle, d’une importance capitale. Si la personne endeuillée est celle qui s’était distancée de la fusion, l’accompagnement exigera peu de soutien, car le deuil, pour elle, aura débuté depuis longtemps.
Troisième prise de conscience : un amour indécis
« Je t’aime, je ne t’aime plus, je t’aime encore de cet amour qui dure et qui endure. »
Si j’avais une relation non assurée avec la personne décédée, mon deuil risque d’être plus difficile. Les problèmes non résolus referont surface et viendront me hanter. Je pourrai ressentir la douleur d’une certaine culpabilité, mais en même temps, je me souviendrai des bons moments entre nous. La relation aura été douteuse et le deuil risquera de l’être aussi en ressentant parfois de la révolte envers l’autre et, paradoxalement, une certaine tendresse.
Dans cet amour qui se cherche encore, je ne guérirai pas seul. Un accompagnement soutenu sera bénéfique pour panser les blessures, pour répondre à la question du deuil « Qui suis-je aujourd’hui? », et pour permettre de diminuer la peur d’avancer, la peur d’échouer encore sur ces rivages où nous nous blessions. Encore ici demeureront percutants en ma mémoire les gestes vivants de l’autre, teintés de oui, de non et de peut-être.
Conclusion
Ainsi, lorsque la personne endeuillée s’aventure par une écoute attentive à ne plus être totalement dans l’organisation antérieure de son amour et à se distancer de la désorganisation actuelle, elle ressentira enfin que son identité se clarifie et que son deuil aura vraiment répondu à la question « Qui suis-je maintenant? ».
L’accompagnement permettra d’enlever le voile de deuil sur son visage et éloignera d’elle l’ombre de l’autre afin qu’elle redécouvre les beautés qui l’entourent, les raisons d’avancer sur une nouvelle route, ainsi que la joie d’exister.