Alain, « L'honnête homme » dans Les arts et les dieux, préface par André Bridoux, texte établi et présenté par Georges Bénézé, Gallimard, « La Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 759-760. *
Dans son commentaire de Stendhal, L'Abesse de Castro, Alain décrit le drame intérieur - de toute époque ou universel - vécu par Hélène, déchirée par son impossible choix entre son amour pour le comte Jules Branciforte et sa vie religieuse. Jules lui rappelle comment, au son de l'Angelus, elle lui pria de sacrifier leur amour à la sainte Madone, mère de toute pureté. Lorsque plus tard Jules plein de confiance reviendra, elle refusera tout accommodement par rapport à sa trahison à son égard. En se jugeant sévèrement, elle optera pour le libre sacrifice de la mort volontaire. Ni la nature, ni la loi, ni la religion ne pourront intervenir, c'est dans le coeur que se joue le drame du ciel et de l'enfer, de la grâce ou de la condamnation.
On demande pourquoi il lui [Stendhal] est si indifférent de traduire ou de copier au lieu d'inventer. C'est que ce qu'il invente n'est jamais l'anecdote, qu'il la prenne dans la Gazette des Tribunaux ou dans un cahier d'histoires italiennes. Ce qui est de lui, et qui change tout, c'est une manière de dire, d'éclairer, d'aimer. Jules Branciforte, le héros de L'Abesse de Castro, est un homme de guerre, une espèce de bandit, un superstitieux, voilà le dehors. Cependant, tout en lisant, en copiant, en traduisant cette histoire, Stendhal ne cesse de suivre un autre drame, tout intérieur, sans époque, ou de toute époque. Et tressant et entrelaçant l'intérieur avec l'extérieur, de façon que ce soit tantôt l'un qui se montre, tantôt l'autre, il arrive, sans rien changer aux événements, à les éclairer d'un autre feu, par la magie d'un style qui n'est qu'à lui. Il faut lire de près parmi ces pages où il n'y a rien d'inutile, rien qui ne peigne une époque, rien qui ne soit indépendant d'une époque, il faut lire la lettre de Jules Branciforte, où cet amant rappelle à celle qui l'aima une scène de matin et l'Ave Maria où il l'avait à sa discrétion : « Tu te jetas à genoux ... une idée cruelle à moi, mais juste au fond, m'illumina. Je pensai que ce n'était pas pour rien que le hasard me présentait l'occasion de sacrifier à ton intérêt, la plus grande félicité que j'eusse jamais pu rêver. Tu étais déjè dans mes bras et sans défense, souviens-t'en; ta bouche même n'osait refuser. À ce moment, l'Ave Maria du matin sonna au couvent... Tu me dis : fais ce à la sainte Madone, cette mère de toute pureté... Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je l'avoue, etc. » Il faudrait tout citer. C'est que je veux dire c'est qu'en ce récit plein d'amour et de poésie, il se trouve à la fois une religion bien exacte, mais aussi une notion du péché totalement étrangère à une législation extérieure, de façon que la grâce où ils se trouvent à ce moment-là ne fait que traduire l'harmonie de l'homme avec l'heure, et une sorte de retentissement de l'amour le plus généreux. En sorte que c'est la nature même qui vient témoigner, l'Angelus étant absolument ramené aux mouvements de la lumière et du son, qui portent ici et développent l'amour comme [doit fait] le milieu originaire de tous nos sentiments. Finalement la religion se trouve plus que vraie par l'exacte convenance, ou, pour mieux dire, par l'identitée des pensées et des choses. Ces rares miracles ne nous offrent plus rien à croire; il nous donnent seulement à sentir. Et l'on sait alors que Branciforte ne doit rien qu'à Hélène, et qu'Hélène ne peut manquer absolument qu'à lui; aussi il n'y a plus de ciel et d'enfer pour eux que leur propre coeur, et la terrible et l'inévitable fin le fait bien voir. Je rappelle qu'après des amours pures et traversées, Hélène se trouve au couvent et finalement abesse, pendant que Branciforte sert glorieusement en Espagne. Et lui ne se lasse pas, et n'oublie pas; elle non plus; mais toutefois, par l'ennui de cette vie de couvent, elle finit par tromper son propre amour avec un élégant prélat. Or, Jules, quand il revient, est homme à ne rien croire et à tout pardonner; mais, parce qu'elle l'aime, elle se tue. On voit que ce drame refuse l'arrangement, et que chacun n'y juge jamais que soi. On pourrait dire que tout y est expliqué de la religion, quoique la religion n'y est pour rien. Et en effet on ne voit pas quelle puissance pourrait absoudre Hélène, puisque Jules Branciforte lui-même ne le pourrait.