Ce terme, qui n’est pas fréquemment utilisé par la médecine, relève plus souvent du langage littéraire et renvoie à la tristesse des poètes : « La mélancolie est le bonheur d’être triste » (Victor Hugo). L’un des grands textes de la littérature anglaise est sans nul doute The Anatomy of Melancholy de Robert Burton (1621), dont la traduction française de Bernard Hoeffner est parue en trois tomes sous le titre Anatomie de la mélancolie, avec une préface de Jean Starobinski (Paris, José Corti, 2000). À noter aussi un chef-d’œuvre de l’histoire des idées et de l’art : R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989. Cet ouvrage situe la mélancolie au sein de la culture et établit des liens entre mélancolie et génie, souffrance et culture, malaise et civilisation. La première partie étudie la présence de la mélancolie dans la littérature physiologiste des Anciens et dans la philosophie médiévale. La deuxième partie présente Saturne, astre mélancolique tel qu’il appert dans l’art et la littérature. La troisième partie a pour objet la mélancolie poétique et la naissance de la notion moderne de génie. La quatrième partie porte sur le peintre et graveur Albrecht Dürer.
Selon la définition de Freud*, « la mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment » (« Deuil et mélancolie », 1917, dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 148-149). D’après Baechler*, la honte* manifeste des affinités avec la mélancolie (Les suicides, p. 167-168). « Rien n’est moins mystérieux que le suicide du mélancolique; ce qui reste mystérieux, c’est la mélancolie elle-même » (p. 263). La souffrance morale est proprement intolérable de sorte « qu’il ne faut pas se demander pourquoi les mélancoliques se tuent, mais pourquoi tous ne se tuent pas » (p. 298). Ce n’est pas parce qu’il tente de se suicider que le mélancolique est un malade mental, mais il peut manifester des comportements suicidaires parce qu’il est mélancolique. L. Colonna, H. Loo et E. Zarafian proposent la classification suivante : la mélancolie psychotique désigne la phase dépressive de la psychose maniaco-dépressive; la mélancolie d’involution est une dépression psychotique qui survient entre quarante-cinq et cinquante ans chez un sujet sans antécédent psychiatrique; la mélancolie présénile ou sénile s’accompagne d’une détérioration intellectuelle; la mélancolie symptomatique est liée à une lésion organique, par exemple, une tumeur cérébrale; la mélancolie réactionnelle est liée à un événement extérieur, comme une maladie, un deuil ou toute autre forme de perte (« Suicide et nosographie psychiatrique », Revue pratique, n° 32, 1971, p. 4773-4786).
À noter la description de la mélancolie faite par le médecin et philosophe L. Binswanger (1881-1966), fondateur de la psychanalyse existentielle : « Dans la mélancolie, l’existence paraît tourner sans fin autour d’elle-même : nulle autre perspective ne lui est offerte et nulle autre échéance que celle de sa propre répétition indéfinie » (Mélancolie et manie : études phénoménologiques, Paris, PUF, 1987). Georges Minois perçoit le mal de vivre en Occident se développer à travers les siècles au gré de la croissance des connaissances. Chaque époque donne un nom à ce mal de vivre et l’interprète de sa façon. Sentiment de la vanité de la vie dans l’Antiquité, péché de désespérance au Moyen Âge, maladie coupable et contagieuse à l’époque de Thérèse d’Avila, tare héréditaire au temps de la Renaissance, ennui* au dix-septième siècle, inquiétude au dix-huitième, mal du siècle au dix-neuvième, la mélancolie ou sidération du désir (dé-sirare) devient une forme extrême de la dépression* au vingtième siècle (Histoire du mal de vivre. De la mélancolie à la dépression).
Dans la perspective de la psychanalyse classique, Julia Kristeva décrit la mélancolie comme « un gouffre de tristesse, douleur incommunicable qui nous absorbe parfois, et souvent durablement, jusqu’à nous faire perdre le goût de toute parole, de tout acte, le goût même de la vie » (Soleil noir: dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, Folio, « Essais », 1987, p. 13). Elle associe la mélancolie au deuil* comme perte de l’objet et à la dépression* comme manifestation hostile à l’égard de l’objet de la perte. Cependant, elle découvre dans la tristesse une autre modalité de la dépression qui ne portera plus ce caractère d’agressivité destructrice. La tristesse « serait plutôt l’expression la plus archaïque d’une blessure narcissique non symbolisable, innommable, si précoce qu’aucun agent extérieur (sujet et objet) ne peut lui être référée. Pour ce type de déprimé narcissique, la tristesse est en réalité le seul objet, […] auquel il s’attache, qu’il apprivoise et chérit, faute d’un autre. Dans ce cas, le suicide n’est pas un acte de guerre camouflé, mais une réunion avec la tristesse et, au-delà d’elle, avec cet impossible amour, jamais touché, toujours ailleurs, telles les promesses du néant, de la mort » (p. 22). Or, s’interrogeant sur l’état amoureux et son corollaire, la mélancolie, Kristeva observe « que s’il n’est d’écriture qui ne soit amoureuse, il n’est d’imagination qui ne soit ouvertement ou secrètement, mélancolique » (p. 15). Selon Kristeva, il revient à Kant d’avoir découvert l’idée que la nostalgie, variante de la mélancolie, ne désire pas tant le lieu de sa jeunesse que le temps de sa jeunesse (p. 71).
Dans le même ordre d’idées, au sujet du rapport de la nostalgie avec le temps, Vladimir Jankélévitch* évoque la figure d’Ulysse : « L’exilé voudrait retrouver non seulement le lieu natal, mais le jeune homme qu’il était lui-même autrefois quand il l’habitait » (L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 300, cité par R. Bérubé,
Dans une des visions de Gérard de Nerval* apparaît un être d’une grandeur démesurée et androgyne qui, « vêtu d’une robe longue à plis antiques », ressemble à l’ange de la Mélancolie d’Albrecht Dürer (Aurélia, i, 2). Dans son El Desdichado, la mélancolie est associée au soleil noir qui, lui, à son tour, symbolise l’éclipse de la femme rendant le monde inhabitable. Dans Le Voyage en Orient, il écrit : Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rêveur d'Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient. II. p. 132, cité par Alice Machado, Figures féminines dans le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Paris, Lanore, « Littératures », 2006, p.84)
La gravure de Dürer, réalisée en 1514, fut inspirée par le traité De occulta philosophia du médecin et mystique allemand Heinrich Agrippa von Nettesham. Elle a aussi profondément influencé William Blake (1757-1827), graveur et poète britannique, qui en avait sans cesse une reproduction devant les yeux. Elle fut une source d’inspiration du dessin de Picasso, le « Carré magique », effectué en 1934 afin d’éloigner la mélancolie qui menaçait le peintre. Dans la gravure de Dürer comme dans le dessin de Picasso, on découvre des éléments iconographiques communs : cercles, chien, échelle, anges, et instruments de métier — outils de menuisier chez Dürer, peintures et pinceaux chez Picasso.
L'ange de Dürer a joué un rôle important dans l'inspiration littéraire de la jeune écrivaine québécoise Marie-Claire Blais : «...la pensée de cet ange de Dürer remplissait mon cœur d'un grand amour sans objet et je restais de longues heures immobile sur ma chaise, tout en sentant en moi-même comme autour de moi, la présence d'un être aimé dans la chambre, quelqu'un que j'eusse choisi moi-même mais je ne savais qui, cette créature née de mon effervescence était bien réelle et débordait d'une exquise charité quand je lui demandais de s'asseoir à mon côté ou de poser sa tête sur mon épaule, le lien qui nous unissait était si pieux que je retenais ma respiration ». (extrait d'une allocution prononcée par Marie-Claire Blais, quand elle a reçu le prix Gilles-Corbeil, en octobre 2005).
http://www.fondation-nelligan.org/MarieClaireBlaisAllocution.html
« L'amour selon le ressouvenir est le seul heureux », écrit Kierkegaard*, feignant citer un auteur qui, d'après ce que j'en connais, est parfois quelque peu trompeur (son père, son pseudonyme Constantin ou son double?). « On est tenté tenté d'approuver, sans peine, cette maxime ainsi présentée. Mais on oublie alors qu'elle est l'expression de la plus profonde mélancolie et qu'on ne saurait mieux exprimer, en la traduisant dans une seule repartie facile, une humeur si profondément noire ( La reprise, G.F. Flammarion, 1990, p. 68). Or, celui qui déclare heureux l'amour selon le ressouvenir ne peut-être que "mélancolique", tenté de fuir le réel pour se réfugier dans l'imaginaire. Replié sur lui-même, taciturne, il constitue un terrain d'expériences privilégié pour Constantin (alias Kierkegaard qui se disait lui-même mélancolique comme son père à "l'humeur noire" ou comme le père de Régine.» ( La reprise, note 13 de la traductrice Nelly Viallaneix, p. 181)
Bibliographie
Mélancolie et dépression, Figures de la psychanalyse (Revue) Logos Anankè, N° 4, 2001.
J. Pigeaud, De la mélancolie. Fragments de poétique et d'histoire, Paris, Dilecta, 2005.
Jacques Ferrand, De la maladie d'amour ou mélancolie érotique, édition de Donald Beecher et Massimo Ciavoletta, Paris, Éditions classiques Garnier, 2010.
Claude Rabant, Métamorphoses de la mélancolie, Préface de Jean Oury, Paris, Hermann, «Psychanalyse», 2010.
IMAGES
1. Albrecht Dürer, «Mélancolie»: www.graal-initiation.org/ IMG/jpg/melancolia.jpg
2. Cranach, l'ancien, «Mélancolie», détail: malcontenta.blog.lemonde.fr