Exilée à New York durant la deuxième guerre mondiale, une intellectuelle française d'âge mûre se souvient de sa jeunesse universitaire dans la France des années 1908 avant la première guerre mondiale. Elle avait compris l'«angoisse métaphysique», qui mena ses jeunes contemporains européens jusqu'à la crise suicidaire car elle-même et son ami Jacques Maritain avaient vécu une expérience semblable de la mort face à l'absurdité d'une existence où la cruauté des uns créait, ignorait et aggravait la misère des autres. Comme d'autres de ses amis, le jeune couple avait envisagé la solution du suicide comme expression de «leur libre refus» d'une société qui leur rendait «impossible de vivre selon la vérité». Mais en fin de compte, au creux de leur «véhément appel à la vérité», Raïssa et son futur mari décidèrent de faire «confiance à l'inconnu» dans l'espoir que «le sens de la vie se dévoilerait». «C'est alors que la compassion de Dieu les fit trouver d' abord le paisible philosophe Henri Bergson*, grâce à Charles Péguy, et puis le tumultueux romancier Léon Bloy, auteur de la Femme pauvre et futur parrain à leur baptême, grâce à Maurice Maeterlinck*.
Quoique tous mes souvenirs affluent en moi au fur et à mesure que je les évoque, et ressuscitent avec leurs fraîches couleurs de jadis, ici, je t'avoue, il ne m'est plus possible de revivre au même degré la profonde détresse de mon cœur défaillant de faim et de soif de la vérité.
Cette angoisse métaphysique pénétrant aux sources mêmes du désir de vivre, est capable de devenir un désespoir total, et d'aboutir au suicide. Je crois qu'en ces dernières et sombres années, en Autriche, en Allemagne, en Italie, en France, des milliers de suicides sont dus à ce désespoir, plus encore qu'à l'excès des autres souffrances endurées dans le corps et dans l'âme.
]e ressentirais quelque chose d'analogue s'il arrivait que la France bien-aimée, en qui nous avons mis toute notre espérance en ce monde, devenait - mais non, ce peuple, cette jeunesse que nous avons connus ne le permettront pas - un pays barbare où la cruauté d'esprit et la grossièreté de cœur feraient la loi, où les valeurs évangéliques seraient tournées en dérision, où la liberté* de l'esprit serait humiliée, où régneraient le plus dur utilitarisme*, le faux réalisme, et le brutal instinct de domination. Alors il ne nous resterait plus qu'à supplier le Seigneur de nous retirer au plus tôt de ce monde, et à dire un Nunc dimittis de désespoir.
Je crois que des milliers de morts aujourd'hui sont dues à la déception totale de l'âme qui se croit trompée d'avoir eu foi en l'humanité, d'avoir cru à la force triomphante de la vérité et de la justice, de la bonté et de la pitié, de tout ce que nous savons être le bien.
C'est une angoisse de cette sorte que j'ai vécue alors. Mais elle a été un peu plus tard si miséricordieusement guérie qu'il m'est difficile, par-dessus tant de douceur et de bonheur, de la ressentir de nouveau dans toute son amertume. Sans doute d'autres angoisses sont venues, d'autres douleurs, souvent immenses, mais cette détresse-là je ne l'ai plus jamais connue. Cependant je ne l'ai pas oubliée. On n'oublie pas les portes de la mort.
Nous venions donc de nous dire ce jour-là que si notre nature était assez malheureuse pour ne posséder qu'une pseudo-intelligence capable de tout sauf du vrai, si, se jugeant elle-même, elle devait s'humilier à ce point, nous ne pouvions ni penser ni agir dignement. Alors tout devenait absurde, - et, inacceptable - sans même que nous sachions quelle chose en nous se refusait ainsi à accepter.
- Nous ne pouvons vivre selon des préjugés, bons ou mauvais, nous avons besoin d'en peser la justice et la valeur - mais selon quelle mesure? Où est la mesure de toutes choses?
- Je veux savoir si d'être est un accident, un bienfait ou un malheur; je méprise la résignation et le renoncement de l'intelligence dont nous avons tant d'exemples autour de nous.
Nous ne voulions pas non plus vouloir aveuglément ; cette «sublime» absurdité nous paraissait un monstre, et nous faisait horreur.
Ce qui nous a sauvés alors, ce qui a fait de notre réel désespoir un désespoir encore conditionnel, c'est justement notre souffrance. Cette dignité à peine consciente de l'esprit a sauvé notre esprit par la présence d'un élément irréductible à l'absurde où tout voulait nous conduire.
Déjà j'en étais venue à me croire athée; je ne me défendais plus contre l'athéisme, persuadée à la fin, ou plutôt dévastée par tant et tant d'arguments que l'on donnait pour «scientifiques». Et l'absence de Dieu dépeuplait l'univers,
- Si nous devons aussi renoncer à trouver un sens quelconque au mot vérité, à la distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste, il n'est plus possible de vivre humainement.
Je ne voulais pas d'une telle comédie. J'accepterais une vie douloureuse, mais non une vie absurde. Jacques avait pensé longtemps qu'il valait encore la peine de lutter pour les pauvres, contre l'esclavage du «prolétariat». Et sa propre générosité l'avait fortifié. Mais maintenant il se trouvait aussi désespéré que moi.
- Cette vie que je n'ai pas choisie, je ne veux pas non plus la vivre, dans de telles ténèbres. Car la comédie est sinistre. Elle se joue sur un théâtre de larmes et de sang.
Notre parfaite entente, notre propre bonheur, toute la douceur du monde, tout l'art des hommes ne pouvaient nous faire admettre sans raison - en quelque sens que l'on prenne l'expression - la misère, le malheur, la méchanceté des hommes. Ou bien la justification du monde était possible, et elle ne pouvait se faire sans une connaissance véritable; ou bien la vie ne valait pas la peine d'un instant d'attention de plus.
- Quand il n'y aurait qu'un seul cœur au monde à souffrir certaines souffrances, un seul corps à connaître l'agonie de la mort, cela exigerait une justification; et quand il n'y aurait que la souffrance d'un seul enfant* ; et quand même les animaux* seuls souffriraient sur la terre, cela, tout cela, exigerait une satisfaction.
- En aucun cas l'état de choses n'est acceptable sans une lumière vraie sur l'existence. Si une telle lumière est impossible l'existence aussi est impossible, et il ne vaut pas la peine de vivre.
Si ... Si ... Et nous allions ajoutant des strophes sombres et des strophes sombres à ce chant de notre détresse. Mais il y avait toujours ce conditionnel dans notre âme. Il y avait toujours cette petite espérance, cette porte entr'ouverte sur le chemin du jour.
Avant de quitter le Jardin des Plantes nous prîmes une décision solennelle qui nous pacifia : celle de regarder en face, et jusqu'en leurs dernières conséquences - pour autant que cela serait en notre pouvoir - les données de l'univers malheureux et cruel dont la philosophie du scepticisme et du relativisme était l'unique lumière.
Nous ne voulions accepter aucun masque, aucune cajolerie des grandes personnes endormies dans leur fausse sécurité. L'épicurisme qu'elles proposaient était un leurre, tout autant que le triste stoïcisme*, et l'esthétisme - un amusement. Nous ne voulions pas non plus, parce que la Sorbonne avait parlé, considérer que tout était dit. Le monde universitaire était alors chez nous si hermétiquement clos sur lui-même, qu'à cette simple pensée nous avions déjà quelque mérite.
Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l'inconnu; nous allions faire crédit à l'existence, comme à une expérience à faire, dans l'espoir qu'à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu'elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d'un monde sinistre et inutile.
Que si cette expérience n'aboutissait pas, la solution serait le suicide; le suicide avant que les années n'aient accumulé leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées. Nous voulions mourir par un libre refus s'il était impossible de vivre selon la vérité.