La souffrance et la force du mélancolique*, c'est d'abord son refus d'oublier la présence de la mort au sein de la vie et ensuite son désir de donner un impossible sens à l'absurde de la mort ou à l'aporie d'une vie associée à la mort.
There have been men in all ages who have been impelled as by an instinct to propose their own nature as a problem, and who devote their attempts to its solution. (Coleridge, Biographia litteraria)
«Il y a toujours eu des hommes, en toutes les époques, qui ont été poussés comme par un instinct à proposer leur propre nature comme problème, et qui vouent tous leurs efforts à sa solution.»
J'ai toujours admiré cette phrase de Coleridge, où le mot nature est ambigu: désigne-t-il la nature humaine, ou le donné qui nous échoit?
Quand on parle de la mélancolie, il ne faut pas avoir peur des grands mots. Aux grands maux, les grandes paroles. La naissance et la mort par exemple. J'ai assisté à la naissance et à la mort. Je ne dirai pas que c'est le même événement. Mais l'un et l'autre entrouvrent une porte qui laisse étonné, j'entends foudroyé devant une révélation; l'évidence de la brutalité de la nature. Une béance; l'occasion de saisir d'un coup d'œil l'étrange, l'étrange absolu, le non-sens et la force.
Dans les deux événements, c'est la violence de la nature qui paraît. Une violence radicale, sans concession. On a là sans doute la seule fenêtre qui nous soit permise sur la nature. La nature n'est pas absurde; elle n'a tout simplement pas de sens. Elle est pure force. C'est nous qui lui donnons du sens. Dans le cas de la naissance, le sens est tout préparé; le monde, la civilisation, la culture, le foyer attendent l'enfant; c'est l'accueil de celui qui ne parle pas encore. Dans le cas de la mort, il faut travailler à donner un sens à cet événement. C'est le deuil*. Et puis on oublie, pour retourner à la vie ordinaire. L'absence de cet oubli de la mort s'appelle mélancolie. Ceux qui n'ont pas eu la grâce de cet oubli s'appellent mélancoliques. Proposition occasionnelle, toute provisoire et presque ironique. On ne peut faire de la métaphysique de bazar, parce qu'il y a maladie et souffrance. La mélancolie, c'est autre chose; mais quoi? Vivre le rapport nature-culture dans la souffrance; prétendre que cette souffrance a un sens, élabore du sens; partir à la recherche de ce sens, telle est la charge insensée du mélancolique, tel est le fond de sa maladie. Telle est sa force.
Source: Jackie Pigeaud, De la mélancolie. Fragments de poétique et d'histoire, Paris, Dilecta, 2005, p.153-154.
IMAGE: Mélancolie, 1891, Edvard Munch
peterpan7ter.spaces.live.com
«Il y a toujours eu des hommes, en toutes les époques, qui ont été poussés comme par un instinct à proposer leur propre nature comme problème, et qui vouent tous leurs efforts à sa solution.»
J'ai toujours admiré cette phrase de Coleridge, où le mot nature est ambigu: désigne-t-il la nature humaine, ou le donné qui nous échoit?
Quand on parle de la mélancolie, il ne faut pas avoir peur des grands mots. Aux grands maux, les grandes paroles. La naissance et la mort par exemple. J'ai assisté à la naissance et à la mort. Je ne dirai pas que c'est le même événement. Mais l'un et l'autre entrouvrent une porte qui laisse étonné, j'entends foudroyé devant une révélation; l'évidence de la brutalité de la nature. Une béance; l'occasion de saisir d'un coup d'œil l'étrange, l'étrange absolu, le non-sens et la force.
Dans les deux événements, c'est la violence de la nature qui paraît. Une violence radicale, sans concession. On a là sans doute la seule fenêtre qui nous soit permise sur la nature. La nature n'est pas absurde; elle n'a tout simplement pas de sens. Elle est pure force. C'est nous qui lui donnons du sens. Dans le cas de la naissance, le sens est tout préparé; le monde, la civilisation, la culture, le foyer attendent l'enfant; c'est l'accueil de celui qui ne parle pas encore. Dans le cas de la mort, il faut travailler à donner un sens à cet événement. C'est le deuil*. Et puis on oublie, pour retourner à la vie ordinaire. L'absence de cet oubli de la mort s'appelle mélancolie. Ceux qui n'ont pas eu la grâce de cet oubli s'appellent mélancoliques. Proposition occasionnelle, toute provisoire et presque ironique. On ne peut faire de la métaphysique de bazar, parce qu'il y a maladie et souffrance. La mélancolie, c'est autre chose; mais quoi? Vivre le rapport nature-culture dans la souffrance; prétendre que cette souffrance a un sens, élabore du sens; partir à la recherche de ce sens, telle est la charge insensée du mélancolique, tel est le fond de sa maladie. Telle est sa force.
Source: Jackie Pigeaud, De la mélancolie. Fragments de poétique et d'histoire, Paris, Dilecta, 2005, p.153-154.
IMAGE: Mélancolie, 1891, Edvard Munch
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