On a pu dire d'Alain (1868-1951) qu'il a sauvé beaucoup de lecteurs du désespoir. Les propos sur le bonheur est un recueil où réflexions profondes et conseils pratiques se mélangent dans un tout très accessible et agréable à lire. Dans «Mélancolie», la tristesse est un sentiment profond qui affecte l'âme, mais qui a des origines physiques. L'auteur affirme que l'on peut s'en délivrer en se disant que «tristesse n'est que maladie».
V
MÉLANCOLIE
Il y a quelque temps, je voyais un ami qui souffrait d'un caillou dans le rein, et qui était d'humeur assez sombre. Chacun sait que ce genre de maladie rend triste; comme je le lui disais, il en tomba d'accord; d'où je conclus enfin: «Puisque vous savez que cette maladie rend triste, vous ne devez point vous étonner d'être triste, ni en prendre de l'humeur.» Ce beau raisonnement le fit rire de bon coeur, ce qui n'était pas un petit résultat. Il n'en est pas moins vrai que, sous cette forme un peu ridicule, je disais une chose d'importance, et trop rarement considérée par ceux qui ont des malheurs.
La profonde tristesse résulte toujours d'un état maladif du corps; tant qu'un chagrin n'est pas maladie, il nous laisse bientôt des instants de paix, et bien plus que nous ne croyons; et la pensée même d'un malheur étonne plutôt qu'elle n'afflige, tant que la fatigue, ou quelque caillou logé quelque part, ne vient pas aggraver nos pensées. La plupart des hommes nient cela, et soutiennent que ce qui les fait souffrir dans le malheur, c'est la pensée même de leur malheur; et j'avoue que, lorsque l'on est malheureux soi-même, il est bien difficile de ne pas croire que certaines images ont comme des griffes et des piquants, et nous torturent par elles-mêmes.
Considérons pourtant les malades que l'on appelle mélancoliques; nous verrons qu'ils savent trouver en n'importe quelle pensée des raisons d'être tristes; toute parole les blesse; si vous les plaignez, ils se sentent humiliés et malheureux sans remède; si vous ne les plaignez pas, ils se disent qu'ils n'ont plus d'amis et qu'ils sont seuls au monde. Ainsi cette agitation de pensées ne sert qu'à rappeler leur attention sur l'état désagréable où la maladie les tient; et, dans le moment où ils argumentent contre eux-mêmes, et sont écrasés par les raisons qu'ils croient avoir d'être tristes, ils ne font que remâcher leur tristesse en vrais gourmets. Or, les mélancoliques nous offrent une image grossie de tout homme affligé. Ce qui est évident chez eux, que leur tristesse est maladie, doit être vrai chez tous; l'exaspération des peines vient sans doute de tous les raisonnements que nous y mettons, et par lesquels nous nous tâtons, en quelque sorte, à l'endroit sensible.
De cette espèce de folie, qui porte les passions jusqu'à la rage, on peut se délivrer en se disant, justement, que tristesse n'est que maladie, et doit être supportée comme maladie, sans tant de raisonnements et de raisons. Par là on disperse le cortège des discours acides; on prend son chagrin comme un mal de ventre; on arrive à une mélancolie muette, à une espèce de stupeur presque sans conscience; on n'accuse plus; on supporte; cependant on se repose, et ainsi on combat la tristesse justement comme il fallait. C'est à quoi tendait la prière, et ce n'était pas mal trouvé; devant l'immensité de l'objet, devant cette sagesse qui sait tout et qui a tout pesé, devant cette majesté incompréhensible, devant cette justice impénétrable, l'homme pieux renonçait à former des pensées; il n'y a certainement point de prière, faite de bonne volonté, qui n'est aussitôt obtenu beaucoup; vaincre fureur, c'est beaucoup; mais on arrive aussi, par bon sens, à se donner cette espèce d'opium d'imagination qui nous détourne de compter nos malheurs.
6 février 1911.
MÉLANCOLIE
Il y a quelque temps, je voyais un ami qui souffrait d'un caillou dans le rein, et qui était d'humeur assez sombre. Chacun sait que ce genre de maladie rend triste; comme je le lui disais, il en tomba d'accord; d'où je conclus enfin: «Puisque vous savez que cette maladie rend triste, vous ne devez point vous étonner d'être triste, ni en prendre de l'humeur.» Ce beau raisonnement le fit rire de bon coeur, ce qui n'était pas un petit résultat. Il n'en est pas moins vrai que, sous cette forme un peu ridicule, je disais une chose d'importance, et trop rarement considérée par ceux qui ont des malheurs.
La profonde tristesse résulte toujours d'un état maladif du corps; tant qu'un chagrin n'est pas maladie, il nous laisse bientôt des instants de paix, et bien plus que nous ne croyons; et la pensée même d'un malheur étonne plutôt qu'elle n'afflige, tant que la fatigue, ou quelque caillou logé quelque part, ne vient pas aggraver nos pensées. La plupart des hommes nient cela, et soutiennent que ce qui les fait souffrir dans le malheur, c'est la pensée même de leur malheur; et j'avoue que, lorsque l'on est malheureux soi-même, il est bien difficile de ne pas croire que certaines images ont comme des griffes et des piquants, et nous torturent par elles-mêmes.
Considérons pourtant les malades que l'on appelle mélancoliques; nous verrons qu'ils savent trouver en n'importe quelle pensée des raisons d'être tristes; toute parole les blesse; si vous les plaignez, ils se sentent humiliés et malheureux sans remède; si vous ne les plaignez pas, ils se disent qu'ils n'ont plus d'amis et qu'ils sont seuls au monde. Ainsi cette agitation de pensées ne sert qu'à rappeler leur attention sur l'état désagréable où la maladie les tient; et, dans le moment où ils argumentent contre eux-mêmes, et sont écrasés par les raisons qu'ils croient avoir d'être tristes, ils ne font que remâcher leur tristesse en vrais gourmets. Or, les mélancoliques nous offrent une image grossie de tout homme affligé. Ce qui est évident chez eux, que leur tristesse est maladie, doit être vrai chez tous; l'exaspération des peines vient sans doute de tous les raisonnements que nous y mettons, et par lesquels nous nous tâtons, en quelque sorte, à l'endroit sensible.
De cette espèce de folie, qui porte les passions jusqu'à la rage, on peut se délivrer en se disant, justement, que tristesse n'est que maladie, et doit être supportée comme maladie, sans tant de raisonnements et de raisons. Par là on disperse le cortège des discours acides; on prend son chagrin comme un mal de ventre; on arrive à une mélancolie muette, à une espèce de stupeur presque sans conscience; on n'accuse plus; on supporte; cependant on se repose, et ainsi on combat la tristesse justement comme il fallait. C'est à quoi tendait la prière, et ce n'était pas mal trouvé; devant l'immensité de l'objet, devant cette sagesse qui sait tout et qui a tout pesé, devant cette majesté incompréhensible, devant cette justice impénétrable, l'homme pieux renonçait à former des pensées; il n'y a certainement point de prière, faite de bonne volonté, qui n'est aussitôt obtenu beaucoup; vaincre fureur, c'est beaucoup; mais on arrive aussi, par bon sens, à se donner cette espèce d'opium d'imagination qui nous détourne de compter nos malheurs.
6 février 1911.