L'Encyclopédie sur la mort


L'agonie de la paix

Stefan Zweig

Ces pages pathétiques, écrites à l'annonce de la déclaration de la deuxième guerre mondiale (1939-1944) par l'Angleterre à l'Allemagne, terminent cette autobiographie qui abonde de souvenirs d'un Européen qui a été le témoin de «la plus effroyable défaite de la raison et de la plus sauvage brutalité» que constitua, à son avis, la première guerre mondiale (1914-1918). Un reflet d'une vie, sur fond d'histoire, «avant qu'elle sombre dans les ténèbres».
C'était une singulière matinée. On s'écartait, muet, de la radio qui avait jeté dans la chambre un message qui devait survivre aux siècles, un message destiné à transformer complètement le monde et la vie de chacun de nous. Un message qui portait en lui la mort de milliers d'entre ceux qui l'avait écouté en silence, le deuil* et le malheur, le désespoir et les alarmes pour nous tous, et peut-être, après de longues années seulement, un sens créateur. C'était de nouveau la guerre, une guerre* plus terrible et plus étendue que jamais guerre ne l'avait été sur la terre. Une fois encore, une ère était révolue, une fois encore commençait une ère nouvelle. Debout dans la chambre devenue tout à coup extraordinairement silencieuse, nous nous taisions et nous évitions de nous regarder. De l'extérieur nous parvenait le gazouillis insouciant des oiseaux qui, dans leurs libres jeux amoureux, se laissaient porter par le vent tiède, et les arbres se balançaient dans la lumière dorée comme si leurs feuilles aspiraient à se toucher tendrement, telles des lèvres. Une fois encore, elle ne savait rien, la vieille mère nature, des soucis de ses créatures.

[...] Pouvait-on imaginer en effet situation plus absurde? Un homme repoussé depuis longtemps d'une Allemagne qui l'avait stigmatisé comme anti-allemand en raison de sa race et de sa manière de penser était forcé d'adhérer, dans un autre pays, en vertu d'un décret de bureaucrates, à une communauté à laquelle, en sa qualité d'Autrichien, il n'avait jamais appartenu. D'un trait de la plume on avait transformé le sens de toute une vie en un non-sens; j'écrivais, je pensais toujours en langue allemande, mais chaque pensée, chaque voeu que je formais appartenaient aux pays qui étaient sous les armes pour la liberté* du monde. Tout autre lien, tout ce qui avait été, tout ce qui avait existé, était déchiré et brisé, et je savais que tout, après cette guerre, serait nécessairement, une fois encore, un recommencement. Car ma tâche la plus intime, à laquelle j'avais consacré pendant quarante ans toute la force de ma conviction, la fédération pacifique de l'Europe, était anéantie. Ce que j'avais craint plus que ma propre mort, la guerre de tous contre tous, se déchaînait à présent pour la seconde fois. En cette heure qui réclamait plus qu'aucune autre une inviolable solidarité, celui qui avait travaillé passionnément toute une vie à l'union des hommes et des esprits se sentait plus inutile et seul que jamais du fait de ce soudain ostracisme dont on le frappait.

[...]

Le soleil brillait vif et plein. Comme je m'en retournais, je remarquai soudain mon ombre devant moi, comme j'avais vu l'ombre de l'autre guerre derrière la guerre actuelle. Elle ne m'a plus quitté depuis lors, cette ombre de la guerre, elle a voilé de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit; peut-être sa sombre silhouette apparaît-elle aussi dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Guernica
  • Visages bons au feu visages bons au froid Aux refus à la nuit aux injures aux coups Visages bons à...
  • Guernica (Picasso)
  • «J'y vois pour ma part, évidente autant qu'inattendue, une Nativité: la sainte Famille sous...
  • Le bleu du ciel (extrait)
  • Elle disparut avec le train. J'étais seul sur le quai. Dehors il pleuvait à verse. Je m'en allai...
  • Sur la guerre
  • Assommer l'envahisseur, bouter hors l'oppresseur et dans le même temps et du même geste pleurer...
  • La mort venait du ciel
  • Dans La mort venait du ciel, le vétéran Brian Bellemare rappelle les sacrifices* et l'héroïsme* de...
  • Les cloches de Paris
  • Ce sont de grandes soeurs qui veillent de leurs tours sur les ardoises grises de la ville. Aussi...
  • Paix
  • Semblable à un «point oméga», la paix n'est pas une réalité que l'on s'efforce de perpétuer; elle...
  • L'agonie de la paix
  • C'était une singulière matinée. On s'écartait, muet, de la radio qui avait jeté dans la chambre un...
  • Voyage au bout de la nuit
  • JE REFUSE LA GUERRE. Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand! Vous êtes répugnant comme...
  • Strophes pour se souvenir
  • 1955. Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes Ni l'orgue ni la prière aux agonisants Onze...