La connaissance de soi ou l'observation de soi est nécessaire, autant pour la paix dans le monde que pour la paix de l'âme. Les deux sortes de paix sont en contact ou en relation intime. Pierre Bertrand livre sa perception du terrorisme et de la guerre à partir de ce point de vue.
Dans le style de Thomas Bernhard, nous pourrions dire: les philosophes ne sont pas rationnels en dépit du désir du plus grand nombre d’entre eux de l’être. Ils sont même les plus émotifs du monde et c’est précisément parce qu’ils sont si émotifs qu’ils ont tant besoin d’être rationnels, qu’ils cherchent tant à l’être, sans y parvenir bien sûr. A-t-on besoin d’être si rationnel, si raisonnable quand les pulsions et les émotions sont intégrées et font partie constitutive de l’être entier? N’est-ce pas au contraire quand les pulsions et les émotions prennent le dessus, menaçant à tout instant de submerger l’être entier, qu’une instance extérieure ou transcendante comme la raison doit s’ériger afin d’imposer un ordre strict et rigoureux? N’est-ce pas parce que le chaos ou l’anarchie gronde que la loi doit se faire sévère et impitoyable? Mais est-ce là une bonne façon d’agir? Ne sommes-nous pas pris plutôt dans un cercle vicieux? Si la répression, la surveillance et le contrôle augmentent, ce contre quoi ils s’exercent ne se renforce-t-il pas secrètement, demandant une nouvelle répression, une surveillance plus étroite et un contrôle plus sophistiqué, en un cercle sans fin? La raison qui s’affiche et s’exhibe n’exacerbe et n’exaspère-t-elle pas les désirs, les pulsions et les émotions, loin de les mater ou de les éradiquer? Ce mouvement circulaire et vicieux se retrouve à tous les niveaux. La répression augmente la force du chaos et de l’anarchie. Cela est vrai à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle. Comment peut-on sérieusement penser mettre fin au terrorisme par la répression, alors que la répression alimente précisément le terrorisme? Cette alimentation se fait notamment, selon l’explication nietzschéenne, par la production de ressentiment chez la victime de la répression. L’agressivité de la victime, ne pouvant s’exercer à ciel ouvert et en plein jour, est forcée de rentrer, de se retirer, de se tapir dans l’ombre, créant et alimentant ainsi le ressentiment, qui n’est rien d’autre que de la haine refoulée, rentrée, rendue incapable de s’extérioriser. Un tel ressentiment donne naissance à l’esprit de vengeance, la vengeance étant de la haine et de l’agressivité différées. Et c’est l’explosion de vengeance qui constitue l’acte terroriste. Nietzsche* précise: si l’accumulation de ressentiment n’arrive pas à s’extérioriser, elle se retourne contre son possesseur même dans un geste d’autodestruction. Le terrorisme kamikaze combine les deux, la vengeance et l’autodestruction, dans un geste qui s’avère ainsi le plus haineux, le plus destructeur possible. Par conséquent, il est dangereux de croire que la répression pure et simple du terrorisme peut en venir à bout. Il en est de même à l’échelle individuelle. Toute tentative d’un fragment de la pensée pour mater ou réprimer un autre fragment ne fait que l’alimenter et le renforcer. Il s’agit d’un cercle vicieux, d’une erreur ou d’une illusion, liés là encore à un manque d’observation, d’attention ou de vision. Il est essentiel d’observer pour sortir des pièges et des illusions dans lesquels nous sommes pris, autant à l’échelle collective qu’individuelle. La connaissance ou l’observation de soi est nécessaire, autant pour la paix du monde que pour la paix de l’âme. Les deux sortes de paix sont en contact ou en relation intime. Comment celui qui connaît une certaine paix produirait-il le trouble, la violence et la guerre à l’extérieur? La guerre extérieure n’est-elle pas le produit d’individus troublés, en guerre intérieure sur le champ de bataille des idées, des images et des émotions? Ne faut-il pas de manière radicale créer une paix solide sur le champ de bataille de l’esprit si nous voulons une paix également solide dans les champs, les forêts, les montagnes, les déserts, les eaux et les airs de la terre? En ce sens, du point de vue de la survie même de l’espèce, la connaissance ou l’observation de soi n’est pas un luxe, mais une nécessité. L’humanité es t une espèce menacée et des moyens de sauvegarde extrêmes ou radicaux doivent être mis en œuvre pour la sauver. De tels moyens cependant font appel à la participation des individus eux-mêmes, ils ne peuvent être pris en charge par les collectivités ou les États, ils ne consistent pas dans le déploiement d’une expertise extérieure, à coups d’argent et de haute technologie, ils impliquent un travail humble, modeste, terre à terre, invisible d’observation ou d’attention. Un tel travail, même s’il est négligé ou laissé de côté, est fondamental si un changement, qui en vaille la peine et la joie, doit se produire.