L'article ci-dessous est à l'origine du livre La maison de l'éthique. Le propos de cet article est de remonter jusqu'à la source de l'éthique. La question à laquelle nous tenterons de répondre dans ces pages est la suivante: d'où émerge chez les humains ce «souci pour la moralité», ce besoin de prendre en considération les intérêts d'autrui?
Ce «souci pour la moralité» n'est pas à confondre avec le souci «pour les bonnes moeurs», tel que pratiqué par les anciennes et les nouvelles «ligues de la moralité» qui cherchent à imposer leur morale à l'ensemble de la société. Par contre, il est très proche de «l'intention éthique primordiale» qui, selon Paul Ricoeur, «précède, dans l'ordre du fondement, la notion de loi morale». Cette «intention éthique» est la volonté de situer sa liberté par rapport à la liberté de l'autre (individu) et du tiers (règle de la société). Dans son argumentation, Ricoeur semble suivre le chemin du formalisme de Kant*. L'«intention éthique» n'est pas autre chose que la «volonté bonne» qui est animée par le souci d'examiner la capacité d'universalisation des choix que l'on fait: «Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle». Malgré des parentés évidentes, nous optons pour le terme «souci pour la moralité».
[...]
Nietzsche*, ce grand «soucieux pour la moralité», qui avait fait de la morale «un problème et de ce problème sa misère personnelle, son supplice, sa volupté et sa passion» se demande s'il existe un «bien» qui n'est que «bien». Jusqu'à présent, on a attribué au «bon» une valeur supérieure à celle du «méchant». Que serait-ce si le contraire était vrai et si dans l'homme «bon» il y avait un symptôme de régression et de décadence? Non sans sarcasme, il écrit: «Le neuf, de toute façon, c'est le "mal", puisque c'est ce qui veut conquérir, renverser les bornes-frontières, abattre les anciennes piétés; seul l'ancien est le bien!»
Notre «généalogie de la morale» n'ira pas à la recherche de la genèse des notions de «bien» et de «mal», mais de la genèse du «souci» moral. D'où vient chez les humains ce besoin - ce désir profond - de connaître et de faire le bien (à autrui) et d'éviter le mal (à autrui), peu importe comment ils le définissent? La réponse, que nous donnons à cette question et que nous expliciterons ci-dessous, est la suivante: la source de ce besoin se trouve dans la condition humaine. Plus précisément, elle plonge ses racines dans le caractère «mortel» des vivants humains. Soucieux de mettre leur être à l'abri de la mort et de protéger l'espèce, ceux-ci inventent la morale. Selon la parole de Nietzsche, «tout naturalisme dans la morale est dominé par l'instinct de vie».
L'approche, que nous privilégions pour acquérir ce «gai savoir» sur le «souci pour la moralité» des humains, pourrait être considérée «ontologique», «existentielle» et «phénoménologique» dans la mesure où elle concerne les traits fondamentaux de l'être et de l'existence humaine et s'inspire plus particulièrement de la pensée de Martin Heidegger*et de son disciple Hans Jonas*.
Le champ particulier de l'éthique dans lequel nous entreprenons nos investigations sur la source de l'éthique, est celui de la bioéthique. Celle-ci se prête d'ailleurs fort bien au but de notre démarche, car elle se préoccupe directement des questions qui touchent la vie et la mort des humains et des animaux*. On a parfois tendance à définir la «bioéthique» (Bios-éthos) un peu trop paresseusement par «éthique de la vie» ou «éthique du vivant». Or, ce nouveau champ d'étude a été créé «dans le cadre des progrès rapides et complexes du savoir et des technologies biomédicales». Le terme «bioéthique» - parallèle à celui de «biomédecine» ou de «biotechnologie» - a été créé par Potter-van Renselaer, biologiste américain d'origine néerlandaise. Celui-ci publia en 1971 un livre intitulé: Bioethics, Bridge to the Future, Prentice Hall, Biological Science Series, Englewood Cliffs, New Jersey, 1971. «L'auteur y expose l'urgence pour les biologistes à garantir la survie et à se préoccuper des conditions de la qualité de la vie.» (F. Abel) Il définit la bioéthique comme «une science du survivre et du mieux vivre prescrivant les règles pour une vie plus heureuse et plus productive.» (G. Hottois) On y examine les problèmes d'ordre éthique liés au développement des technologies et à leur utilisation croissante dans les domaines de la vie et de la santé.
Non sans hésitation, nous nommerions l'ensemble de notre démarche «un essai pour une symbioéthique». Par ce néologisme, composé du verbe «symbiôn» (vivre avec, avoir en partage) et «êthos» (demeure habituelle), nous entendrions un savoir-faire - et la science de ce savoir-faire - concernant la bonne manière d'habiter la terre et de partager, en convivialité avec les autres vivants, le destin d'être mortel. Afin d'étayer cette hypothèse, voici cinq énoncés:
1. Le trait fondamental de l'existence humaine, c'est l'habitation.
2. La science est une construction humaine qui peut offrir aux humains la possibilité d'habiter la terre avec compétence et
mesure.
3. La technique est pour les humains un mode spécifique d'habitation contemporaine.
4. L'éthique est l'art - ou la discipline - d'habiter la terre d'une façon appropriée (une «bonne» manière).
5. Les habiletés premières requises par le souci éthique du «bien habiter la terre» sont la déférence (tisis) et la prudence
(phronésis).
Texte intégral: Éric Volant, «"Ethos", demeure pour la vie mortelle»
http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no4/volan.pdf
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Nietzsche*, ce grand «soucieux pour la moralité», qui avait fait de la morale «un problème et de ce problème sa misère personnelle, son supplice, sa volupté et sa passion» se demande s'il existe un «bien» qui n'est que «bien». Jusqu'à présent, on a attribué au «bon» une valeur supérieure à celle du «méchant». Que serait-ce si le contraire était vrai et si dans l'homme «bon» il y avait un symptôme de régression et de décadence? Non sans sarcasme, il écrit: «Le neuf, de toute façon, c'est le "mal", puisque c'est ce qui veut conquérir, renverser les bornes-frontières, abattre les anciennes piétés; seul l'ancien est le bien!»
Notre «généalogie de la morale» n'ira pas à la recherche de la genèse des notions de «bien» et de «mal», mais de la genèse du «souci» moral. D'où vient chez les humains ce besoin - ce désir profond - de connaître et de faire le bien (à autrui) et d'éviter le mal (à autrui), peu importe comment ils le définissent? La réponse, que nous donnons à cette question et que nous expliciterons ci-dessous, est la suivante: la source de ce besoin se trouve dans la condition humaine. Plus précisément, elle plonge ses racines dans le caractère «mortel» des vivants humains. Soucieux de mettre leur être à l'abri de la mort et de protéger l'espèce, ceux-ci inventent la morale. Selon la parole de Nietzsche, «tout naturalisme dans la morale est dominé par l'instinct de vie».
L'approche, que nous privilégions pour acquérir ce «gai savoir» sur le «souci pour la moralité» des humains, pourrait être considérée «ontologique», «existentielle» et «phénoménologique» dans la mesure où elle concerne les traits fondamentaux de l'être et de l'existence humaine et s'inspire plus particulièrement de la pensée de Martin Heidegger*et de son disciple Hans Jonas*.
Le champ particulier de l'éthique dans lequel nous entreprenons nos investigations sur la source de l'éthique, est celui de la bioéthique. Celle-ci se prête d'ailleurs fort bien au but de notre démarche, car elle se préoccupe directement des questions qui touchent la vie et la mort des humains et des animaux*. On a parfois tendance à définir la «bioéthique» (Bios-éthos) un peu trop paresseusement par «éthique de la vie» ou «éthique du vivant». Or, ce nouveau champ d'étude a été créé «dans le cadre des progrès rapides et complexes du savoir et des technologies biomédicales». Le terme «bioéthique» - parallèle à celui de «biomédecine» ou de «biotechnologie» - a été créé par Potter-van Renselaer, biologiste américain d'origine néerlandaise. Celui-ci publia en 1971 un livre intitulé: Bioethics, Bridge to the Future, Prentice Hall, Biological Science Series, Englewood Cliffs, New Jersey, 1971. «L'auteur y expose l'urgence pour les biologistes à garantir la survie et à se préoccuper des conditions de la qualité de la vie.» (F. Abel) Il définit la bioéthique comme «une science du survivre et du mieux vivre prescrivant les règles pour une vie plus heureuse et plus productive.» (G. Hottois) On y examine les problèmes d'ordre éthique liés au développement des technologies et à leur utilisation croissante dans les domaines de la vie et de la santé.
Non sans hésitation, nous nommerions l'ensemble de notre démarche «un essai pour une symbioéthique». Par ce néologisme, composé du verbe «symbiôn» (vivre avec, avoir en partage) et «êthos» (demeure habituelle), nous entendrions un savoir-faire - et la science de ce savoir-faire - concernant la bonne manière d'habiter la terre et de partager, en convivialité avec les autres vivants, le destin d'être mortel. Afin d'étayer cette hypothèse, voici cinq énoncés:
1. Le trait fondamental de l'existence humaine, c'est l'habitation.
2. La science est une construction humaine qui peut offrir aux humains la possibilité d'habiter la terre avec compétence et
mesure.
3. La technique est pour les humains un mode spécifique d'habitation contemporaine.
4. L'éthique est l'art - ou la discipline - d'habiter la terre d'une façon appropriée (une «bonne» manière).
5. Les habiletés premières requises par le souci éthique du «bien habiter la terre» sont la déférence (tisis) et la prudence
(phronésis).
Texte intégral: Éric Volant, «"Ethos", demeure pour la vie mortelle»
http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no4/volan.pdf