Enquête sur le café équitable
Le vent de technicisation qui a remis en question la manière traditionnelle de produire le café a été initié dans les années 70 par la peur de la « rouille du café », une affection fongique qui se manifeste par l'apparition de taches rousses sur les feuilles. Un siècle auparavant, entre 1870 et 1880, la même calamité avait forcé le Sri Lanka (Ceylan) à délaisser la culture du café pour celle du thé. Aussi, lorsqu'en 1970, le tristement célèbre champignon hemileia vastatrix réussit à migrer de l'Afrique vers l'Amérique du Sud, causant la destruction de toutes les plantations brésiliennes, les Américains étaient disposés à prendre tous les moyens pour sauver les leurs. Comme par hasard, l'industrie chimique était prête à répondre à la demande. Or c'est elle qui se trouve avoir infecté la mentalité des propriétaires de fermes modernes, high tech. Alors même qu'on savait que la production du café prend du temps1, on a estimé que de plus hauts niveaux de production sont à rechercher par principe. Produire le café au meilleur prix, à n'importe quel prix.
Finalement, on n'a pas réussi à se débarrasser de la rouille du café, qui s'est étendue à tous les pays producteurs de café2 – ce qui n'a pas empêché l'industrie agroalimentaire de remporter la guerre chimique – mais le café et les fermiers ont été atteints dans leur essence : les fertilisants synthétiques, insecticides, herbicides, fongicides et nématocides (qui attaquent les vers), raticides, etc., sont les compagnons de route des fermiers qui ont décidé de techniciser leur ferme. Devant cette situation, même si les grandes surfaces nous proposent du café à quelques dollars de moins le kilo, les consommateurs éclairés ne peuvent que choisir le café équitable, produit suivant les méthodes qui ont fait de ce breuvage l'égal de l'alcool.
La politique du café équitable
En principe, le café équitable permet à des coopératives de petits producteurs de café de vendre leur café à juste prix, tout en mettant sur pied leurs propres projets de développement durable (agriculture, santé, éducation, etc.). Il s'agit d'éliminer la foule d'intermédiaires qui absorbent les profits sans produire le café. Historiquement, les paysans produisant le café sur les pentes des montagnes furent dominés par les marchands (appelés « coyotes »), qui venaient leur acheter leur récolte : ne pouvant la vendre eux-mêmes, les fermiers devaient la céder au plus bas prix possible, et même vendre sous la barre des coûts de production. La mise sur pied de coopératives les a sauvés de l'isolement et de la pauvreté. Le prix de cette évolution a été élevé, voire violent, car les paysans désireux de se réunir en association furent mal perçus :
« Au mois de mars 1994, les militaires firent irruption à l’école d’agriculture de l’UCIRI (Unión de Communidades Indígenas de la Región del Istmo – Mexique) à San José el Paraíso. Le gouvernement accusait faussement l’organisation d’être un centre de formation paramilitaire soutenant le mouvement zapatiste du Chiapas. À plusieurs reprises, les membres de l’UCIRI furent victimes d’agressions dont plusieurs se sont traduites par la mort d’hommes, de femmes et d’enfants coupables seulement d’avoir cherché à combattre la pauvreté et l’exploitation. »
source : Équiterre
Les gouvernants ne sont pas les seuls obstacles sur la route du café équitable : ce sont les bourses de New York et de Londres qui déterminent les prix. Les grandes compagnies ont remplacé les petits coyotes, s'accaparant tout le marché par la force de leur pouvoir d'achat :
« De nos jours, seulement quatre multinationales de l'alimentation acquièrent plus de 70 p. 100 du café exporté (café brut). À elle seule, la compagnie Nestlé achète 12 p. 100 de toute la production mondiale. Les ventes totales de café de Cargill, une autre entreprise agroalimentaire, sont plus élevées que le produit national brut (PNB) de n'importe lequel des pays d'Afrique où elle s'approvisionne en fèves de café. »
source : Le conseil canadien pour la coopération internationale
Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les paysans s'organisent en associations qui ressemblent davantage à des assemblées politiques qu'à des réunions pour discuter de la meilleure manière de produire et de distribuer le café. La liste des critères du café équitable, ou celle des règles à suivre si on veut faire partie de l'association, ont l'allure d'une charte ou d'un projet de société. Et comment se porte le café dans tout ça?
L'âme du café équitable
Le terme « équitable » n'est pas protégé juridiquement, mais le logo TRANSFAIR l'est. Sur le site de Transfair Canada, on trouve tous les formulaires pour devenir concessionnaire, torréfacteur ou vendeur de café équitable. Pourtant, si on en croit Charlie Herlihy (charluc@sunshinecable.com), fermier biologique de la Colombie-Britannique et fournisseur de café équitable, ce n'est pas la bureaucratie et les règlements qui font le meilleur café. La bureaucratie et les permis coûtent cher, et ne sont pas une garantie d'équité. Charlie a plusieurs histoires à raconter. Il va lui-même quérir son café dans la région de Oaxaca, auprès de Mexicains Zapotèques; les papiers qui accompagnent le café biologique qu'il achète pourraient facilement être photocopiés de manière à certifier aussi un café non biologique, soutient-il, car les contrôles sont plus ou moins sérieux. Tant que le technocrate concerné reçoit son dû, les papiers importent plus que le produit certifié.
Tout le monde s'entend pour soutenir les labels, mais cela ne suffit pas à les rendre vrais. Les termes «biologique», «organique», «commerce équitable», «café d'ombre» (sous couvert forestier), ont été copywrités par les bureaucrates au service des intérêts de l'agro-industrie. Charlie n'est pas le seul fermier biologique ayant renoncé à l'accréditation officielle. Des centaines de fermiers de Californie auraient perdu le droit de s'afficher comme fermiers organiques, faute de pouvoir payer les frais entraînés par le nombre croissant d'inspections et le temps perdu à nourrir l'hydre bureaucratique. À la limite, les fermiers bio comme Charlie dénigrent les appellations bio contrôlées... qui les forcent à se soumettre à des pratiques ou critères qui ne sont pas nécessairement ceux qu'ils approuvent et pratiquent. Encore une fois, comme en éducation, c'est le technocrate, qui ne sait pas, qui gouverne le praticien, celui qui sait par expérience. On pourrait craindre que l'âme du café équitable ne soit atteinte, mais s'il est une chose qu'on sait de l'âme, c'est qu'elle ne meurt pas, par définition. L'agro-industrie a beau avoir réussi à retirer toute la culture de l'agriculture, il nous reste encore l'anarque, beaucoup plus affermi en lui-même que l'anarchiste ou le communiste, préférant dessiner une carte géographique plutôt que de jouer le rôle de poteau indicateur.
Notes
1) Le caféier ne produit qu’après 3 ans et devient rentable à partir de 5 ans. Sa durée de vie est comprise entre 25 et 50 ans. Le caféier produit en moyenne 2,5 kilos de cerises par an, ce qui représente 500 grammes de café vert ou 400 grammes de café torréfié, soit à peine de quoi faire 80 tasses de café (de 10 cl).
Source : L'art de cultiver le café.
2) H. W. Mitchell, « Cultivation and Harvesting of the Arabica Coffee Tree », in Coffee : Agronomy, in R. J. Clarke (dir. de l'édition), New York, Elsevier Applied Science.