La question du jugement
TABLE DES MATIÈRES
Introduction
Chapitre I: La théorie kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques
Section 1: La définition des jugements analytiques et des jugements synthétiques
Section 1.1: La définition des jugements analytiques
Section 1.2: La définition des jugements synthétiques en général
Section 1.3: La définition des jugements synthétiques a priori
Section 2: La possibilité des jugements synthétiques en général
Section 3: Deux exemples de jugements synthétiques a priori
Section 3.1: La proposition arithmétique
Section 3.2: "Tout ce qui arrive a une cause"
Section 3.2.1: Évaluation du caractère synthétique a prioridu principe de causalité
Section 4: La solution du problème des jugements synthétiques a priori
Section 4.1: Le conflit des facultés
Section 4.2: La portée critique du primat de l'entendement
Section 4.3: Conclusion
Voir également second, troisième et quatrième chapitres de La question du jugement, Paris, L'Harmattan, 1993.
INTRODUCTION
On propose ici une recherche portant sur le jugement, dans l'optique de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques. Kant ne fut pas le premier à s'y intéresser, mais sa division tripartite entre jugements analytiques, synthétiques a posteriori et synthétiques a priori prétend à plus d'acuité que les habituelles oppositions duales entre jugements identiques ou non identiques (Leibniz), ou entre jugements qui reposent sur la logique et jugements empiriques (Hume). Néanmoins, Kant doit présupposer le jugement pour distinguer les jugements analytiques et les jugements synthétiques (a priori ou a posteriori), ce qu'il fait ouvertement au coeur même de la déduction transcendantale. Ainsi, sa nouvelle définition de l'essence du jugement est une proposition analytique (qui ne devrait rien pouvoir dire) réclamant une synthèse (elle qui se place ainsi sur le même pied que les jugements synthétiques a priori). Kant aurait pu se laisser arrêter par l'absurdité apparente de la présence du jugement analytique au centre de la démonstration de la possibilité de la connaissance synthétique a priori.
Sans vouloir "grammaticaliser" Kant ou en faire un philosophe du langage avant la lettre, on peut soutenir qu'il reconnaît le caractère indicible des relations sémantiques. N'étant justement pas un philosophe du langage, ce sont les choses en soi qu'il perçoit comme indicibles et non pas le jugement, qu'il définit comme l'acte de ramener la diversité des connaissances données (intuitions ou déjà concepts) à l'unité objective de l'aperception, au moyen d'une synthèse sans laquelle il ne saurait y avoir de jugement analytique: "Avant toute analyse de nos représentations, celles-ci doivent d'abord être données et aucun concept ne peut être formé analytiquement quant à son contenu... la synthèse est cependant ce qui proprement rassemble les éléments pour constituer les connaissances, et les réunit en un certain contenu." (1)
Quine a pu douter que la manière dont Kant décrit le rapport entre concepts dans le jugement analytique soit autre chose qu'une métaphore. Si Kant est aussi facilement sujet à la critique, il n'en est pas moins un sujet étonnant pour une pensée contemporaine résolument orientée vers le langage, dans la mesure où il situe le jugement au point focal. C'est Heidegger, dans son ouvrage intitulé Qu'est-ce qu'une chose?, qui m'a fourni les premiers repères d'une interprétation de Kant axée sur le jugement. Cette interprétation diffère de l'interprétation courante, qui fait de la Critique de la raison pure une théorie de la connaissance ou une simple épistémologie. Elle diffère également de l'interprétation courante de la pensée de Heidegger à partir de l'intuition et de l'imagination au détriment du concept et du jugement.
Si un penseur a mérité d'être qualifié de "philosophe du langage", c'est bien Wittgenstein, qui a élevé la grammaire au rang de discipline transcendantale. Mais on pourrait également considérer que la grammaire philosophique a précisément pour but de nous permettre de dépasser la problématique de l'idéalisme transcendantal. Wittgenstein était-il ou non kantien à sa manière, même s'il n'a pas beaucoup étudié Kant? La question a surtout de l'intérêt pour l'histoire de la philosophie. Au niveau dynamique où se place le rapprochement proposé entre Kant et Wittgenstein, celui-ci fut assez kantien dans ses préoccupations pour que son refus assuré de l'idéalisme transcendantal n'empêche pas qu'il aurait pu comprendre Kant, même s'il n'aurait pu accepter ses solutions. Toutefois, la comparaison Kant/Wittgenstein ne pourra apporter aucun résultat nouveau aux discussions plus actuelles, puisqu'on s'y limite à relever des ressemblances et des différences.
Voilà pourquoi un nouveau chapitre est venu s'ajouter à la thèse présentée à l'Université de Paris VIII. La thèse kantienne de l'analyse présupposant une synthèse reçoit un nouvel éclairage dans la reconnaissance d'une identification commune à la source du langage. En proposant de renverser la soumission de la raison théorique à la raison pratique à l'honneur depuis Kant, Poulain ne retombe pas sur une position cartésienne ou leibnizienne, comme on pourrait le croire. On dirait plutôt qu'il cherche à conjuguer les résultats de l'ouverture wittgensteinienne, heideggerienne, habermassienne, etc., avec une réactualisation de la tradition, partout où ses dispositifs, notions, systèmes, etc., peuvent encore servir à quelque chose. La notion de jugement synthétique devrait faire partie des dispositifs qui peuvent échapper au naufrage: "L'affirmation présupposée par toute parole et toute pensée transforme celles-ci en affirmations d'une vérité transcendantale que Kant appelait jugements synthétiques a priori." (2)
notes de l'introduction
1) Ak. III, 91; A 77-78; B 103; CRP, p. 92-93. En général, la traduction utilisée est celle d'Alexandre J.L. Delamarre et F. Marty (publiée sous la direction de F. Alquié). Comme s'y trouve en marge la pagination de l'Édition de l'Académie de Berlin, on renvoie uniquement à celle-ci; l'abréviation CRP désigne la traduction française de la Critique de la raison pure par A. Tremesaygues et B. Pacaud. La même politique est suivie en ce qui concerne les oeuvres de Kant déjà parues chez l'éditeur Vrin, et dont on propose une nouvelle traduction chez Alquié.
2) J. Poulain, "Peut-on guérir de la politique?", in Critique, juin-juillet 1988, nos 493-494, p. 526; cf. également L'âge pragmatique ou l'expérimentation totale, L'Harmattan, 1991, ch. 4.
CHAPITRE I: LA THÉORIE KANTIENNE DES JUGEMENTS
ANALYTIQUES ET DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES
Au début de ma recherche, qui était d'abord et avant tout la recherche d'une compréhension approfondie, la distinction kantienne entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques s'est vite cristallisée sous forme problématique. De prime abord, elle paraissait incohérente, pour ne pas dire contradictoire: les définitions de jugements analytiques et de jugements synthétiques paraissaient également analytiques et descriptives, que ce soit de manière positive (en ce qui a trait au jugement analytique), ou négative (le jugement synthétique étant décrit comme n'étant pas un jugement analytique, sans plus); je ne voyait pas comment éviter la conclusion que tous les jugements sont analytiques, dans un sens ou dans l'autre (ce qui donnerait raison à Leibniz contre Kant). En outre, les définitions de jugements analytiques et synthétiques paraissaient anachroniques, à comparer avec la nouvelle définition du jugement qui surgit au paragraphe 19 de la Critique de la raison pure. On aurait pu espérer que la définition du jugement synthétique a priori, à tout le moins, retienne quelque chose de cette recherche concernant l'essence du jugement. Or non seulement pouvait-on considérer que les jugements synthétiques a priori n'avaient reçu aucune définition (ce qui se laisserait encore justifier par le fait qu'il n'était pas indispensable – voire souhaitable, selon Kant – de définir ces jugements dès l'introduction à la Critique de la raison pure, où il suffisait de les présenter comme "problème"), mais Kant ne semblait pas avoir songé lui-même à l'opportunité de défendre sa nouvelle définition du jugement en tant que jugement synthétique a priori.
Le but de ce premier chapitre sera donc d'établir la cohérence de la théorie kantienne des jugements analytiques et synthétiques. Kant dirait que sa théorie est fondée s'il s'ensuit des connaissances synthétiques a priori, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas, par exemple, qu'elle soit applicable aux mathématiques pour être adéquate. En tant que simple distinction logique, la différence analytique/synthétique serait par ailleurs incapable d'engendrer la moindre connaissance synthétique a priori. Mais supposons démontré, comme Kant le voudrait, que les connaissances pures de la mathématique, de la physique et même de la métaphysique ne sont pas autre chose que des jugements synthétiques a priori. Certes, la théorie accuse alors quelque chose de "dérivé" ou de second par rapport à la science constituée. Mais les jugements synthétiques a priori que celle-ci recèle et qui constituent son essence se trouvent proprement "déduits", c'est-à-dire qu'ils sont démontrés valables pour eux-mêmes et non pas seulement en raison de leur succès.
En pratique, cette déduction exige qu'on libère la notion de jugement synthétique a priori du carcan des définitions de l'introduction à la Critique de la raison pure. Or ce que l'on trouve dans cet ouvrage n'est pas tant une démonstration de propositions particulières (nonobstant les raccourcis de "preuves" des principes de l'entendement pur, introduites dans la seconde édition de la Critique), qu'une mise au jour des fondements a priori de la connaissance synthétique en général. Toutefois, les jugements synthétiques a priori doivent également pouvoir se justifier comme jugements, c'est-à-dire comme produits de l'entendement pur. Mais Kant ne s'intéressait pas tant aux propositions métaphysiques qu'aux propositions synthétiques a priori pourvues de sens. Or celles-ci sont soumises à ce qu'il appelle la "condition sensible": telle proposition, par exemple "les choses sont situées dans l'espace et dans temps", sera pourvue de sens si et seulement si le sujet est compris non comme un concept intellectuel mais comme un concept sensible.
La confrontation inévitable entre l'exigence de la sensibilité (la présence de l'intuition est indispensable à l'objet, qui ne peut être connu sans elle) et celle de l'entendement (qui exige une totale indépendance par rapport à la sensibilité) pourrait aussi bien être interprétée comme une compatibilité des deux. Ainsi, la logique transcendantale est le fief de l'entendement pur, mais elle présuppose l'esthétique transcendantale, qui est le fief de la sensibilité et de l'intuition pure. Par ailleurs, les concepts purs de l'entendement, comme concepts de son unité, anticipent le contenu de l'intuition empirique et même celui de l'intuition pure. De cette manière, l'entendement est "objectif" dans ses rapports avec la sensibilité: il reste libre de toute influence provenant des sens, tout en prenant acte du fait que rien ne peut être connu par lui sans que la faculté sensible soit impliquée, puisque ses objets sensibles, les phénomènes, sont les seuls à pouvoir être connus objectivement. On peut résumer la situation en disant que l'entendement évite d'être limité par la sensibilité en prenant les devants, ou en "se mettant à son service".
Dans ce qui suit, on a laissé libre cours à toutes les questions que l'inquiétude ou le désir d'aller au fond des choses pouvaient faire surgir. La première tenait surtout à ce qu'on pouvait douter que la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques soit un dispositif fiable et efficace, destiné à séparer les connaissances vraies des prétendues connaissances. Comme il est apparu évident que le texte kantien fournissait et les questions et les réponses, on n'a pas craint de lui poser les interrogations les plus radicales, celle, notamment, de savoir si la distinction entre jugements analytiques et synthétiques réussit véritablement à différencier deux "types" de jugements, ou si les jugements de la philosophie transcendantale ne sont pas toujours des jugements analytiques, en un sens plus large du terme que le sens usuel.
SECTION 1: LES DÉFINITIONS DE JUGEMENTS ANALYTIQUES ET DE JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES
Le début de la section IV de l'introduction à la première Critique, "De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques", soulève des difficultés:
"Dans tous les jugements, où est pensé le rapport d'un sujet au prédicat (...), ce rapport est possible de deux façons. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu (de manière cachée) dans ce concept A; ou bien B est entièrement hors du concept A, quoique en connexion avec lui. Dans le premier cas, je nomme le jugement analytique, dans l'autre synthétique." (1)
En effet, on peut se demander si Kant a eu raison de n'appliquer qu'aux jugements catégoriques sa distinction entre jugements analytiques et synthétiques, lors même qu'il niait "que les jugements hypothétiques aussi bien que les disjonctifs ne [soient] que diverses formes de jugements catégoriques et que par suite ils s'y laissent tous ramener." (2) Mais il y a plus grave, puisqu'il n'est même pas assuré que la forme catégorique convienne à la fois aux jugements analytiques et aux jugements synthétiques. Voici comment Kant décrit l'articulation des concepts dans ce type de jugements:
"Dans un jugement catégorique, la chose dont la représentation est considérée comme une partie de la sphère d'une autre représentation subordonnée, est elle-même considérée comme contenue sous cette sphère qui est son concept supérieur; c'est donc la partie de la partie qu'on compare ici au tout dans la subordination des sphères." (3)
Plus loin, Kant reprend la même idée dans le schéma suivant: (4)
La description et le schéma précédents s'accordent bien avec le jugement analytique, où le prédicat fait partie du sujet, mais il est impossible que le jugement synthétique s'y laisse réduire, son prédicat étant tout à fait en dehors du concept du sujet. Une autre difficulté soulevée par le début de la section sur les jugements analytiques et synthétiques est que l'auteur y reprend "la définition que les logiciens donnent d'un jugement en général: c'est, à ce qu'ils disent, la représentation d'un rapport entre deux concepts" (5). Kant affirme pourtant n'avoir jamais pu se satisfaire de cette définition.
On pourrait estimer qu'il n'est pas légitime de confronter un passage de l'introduction à la Critique de la raison pure à des développements qui font partie de l'analytique transcendantale, voire à d'autres oeuvres de Kant et tout particulièrement la Logique, qui n'entretient aucun rapport privilégié avec l'entreprise critique (6). Mais Kant lui-même ne bouleverse-t-il pas l'ordre de sa recherche en plaçant la définition des jugements analytiques et synthétiques au début de la Critique? Dans la "Discipline de la raison pure" (7), et déjà dans sa Recherche sur l'évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale de 1763, Kant tâche de dissuader la philosophie d'imiter la mathématique en commençant par les définitions: ..."en métaphysique, dit-il, je ne dois jamais commencer par là, et l'on se trompe aussi longtemps que l'on considère que la définition est la première chose que je connais d'un objet, alors qu'elle est presque toujours la dernière." (8) Par ailleurs, on sait par les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science que la Critique a été "composée suivant un procédé d'exposé synthétique" (9), comme se doit de l'être tout ouvrage ayant pour but l'établissement de propositions synthétiques a priori. Pour y parvenir, la Critique a certes eu besoin dans les faits de maintes analyses; mais lorsqu'il s'est agi d'expliquer ce qu'on avait trouvé, on n'a présupposé "aucune donnée, hormis la raison pure elle-même, [pour] tente[r] ainsi, sans s'appuyer sur un fait quelconque, de développer la connaissance à partir de ses germes originels." (10)
Si la définition des jugements analytiques et synthétiques est exposée dès le début de la Critique, c'est qu'elle est nécessaire à la formulation du problème véritable de la raison pure: "Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?" Kant est en pleine possession de ses moyens lorsqu'il l'introduit; il ne faut donc pas croire qu'il nous propose d'abord une définition approximative, influencée par la tradition et destinée à être révisée par la suite. Dans ces conditions, on ne devra pas hésiter à confronter cette définition des jugements analytiques et synthétiques aux thèses kantiennes les plus radicales, et notamment à la remise en question de l'essence du jugement qui intervient au paragraphe 19 de la seconde édition de la Critique. Dans ce passage, au lieu de s'étendre sur le caractère insatisfaisant de la définition traditionnelle, convenant aux jugements catégoriques mais non aux jugements hypothétiques et disjonctifs, Kant préfère remarquer qu'elle ne détermine pas en quoi consiste au juste le rapport entre les concepts, qui est sensé être l'essentiel du jugement (11). Et c'est bien à cette question que Kant commence déjà de répondre dans la section IV de l'introduction, lorsqu'après avoir rappelé la définition usuelle ("Dans tous les jugements, où est pensé le rapport d'un sujet au prédicat..."), il poursuit en soulignant que "ce rapport est possible de deux façons."
SECTION 1.1: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS ANALYTIQUES
Considérons d'abord la nature du rapport sujet-prédicat dans les jugements analytiques. Si le jugement "A est B" est analytique, l'examen des concepts du sujet et du prédicat doit démontrer que B est implicitement contenu dans A comme quelque chose qui est déjà, bien qu'obscurément encore, pensé dans ce concept. Il est important de rendre intelligible cette idée d'un concept "contenu" dans un autre; par contraste, Kant s'en sert également pour clarifier le rapport du sujet au prédicat dans les jugements synthétiques: si le jugement "A est B" est synthétique, le prédicat échappe à la détermination du sujet, dans la mesure où son concept est "entièrement hors" du concept du sujet.
Dans un article du début des années cinquante, W.V.O. Quine reproche à Kant d'user de métaphores pour expliciter ce qu'il entend par jugements analytiques (12). Pourtant, si Kant ne craint pas d'affirmer que ces jugements "ne disent rien dans le prédicat qui n'ait été déjà pensé effectivement (wirklich) dans le sujet, quoique d'une façon moins claire et moins consciente" (13), alors l'inclusion de la représentation du prédicat dans celle du sujet n'est certainement pas à prendre à un niveau simplement métaphorique. C'est ici qu'il est utile de se rappeler que le jugement analytique est selon la forme un jugement catégorique: la représentation du prédicat est subordonnée à la représentation du sujet (ou le concept partiel de l'objet est compris sous son concept supérieur), en vue de l'unité du concept réel (14) de l'objet.
Si dans les jugements analytiques, la représentation du prédicat doit être d'ores et déjà contenue dans celle du sujet, c'est dire que le prédicat ne doit attribuer au sujet rien de plus que ce qui est d'avance sous-entendu en lui: "Des jugements analytiques (affirmatifs) sont donc ceux dans lesquels la connexion du prédicat avec le sujet est pensée par identité" (15). C'est ici que l'auteur semble parler d'une manière métaphorique. En effet, comment soutenir que dans "tous les corps sont étendus", exemple de jugement analytique, l'étendue soit littéralement corps? Seules les propositions tautologiques sont composées d'un sujet et d'un prédicat explicitement identiques. Mais Kant dit bien que dans le jugement analytique, la liaison des deux termes est "pensée" par identité. Dans ses projets de réponse à une question de l'Académie de Berlin portant sur Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf et dans son cours de Logique, Kant ne manque jamais de distinguer le jugement analytique du véritable jugement identique ou tautologie.
Le jugement analytique ne saurait être une forme déguisée de jugement identique; cette manière d'expliquer la subordination du prédicat au sujet ne nous dit pas quelle est cette pensée que le prédicat est sensé dégager du concept du sujet, où elle est confusément représentée: "Les jugements analytiques se fondent il est vrai sur l'identité et peuvent y être ramenés, mais ils ne sont pas identiques, car il faut les analyser et c'est ainsi qu'ils servent à l'explication du concept" (16). Explicite, l'identité des concepts dans la tautologie n'a pas à faire intervenir la représentation d'un concept "implicitement contenu" dans un autre. Ce qui, dans un jugement analytique, tiendrait lieu du concept partiel de l'objet, s'identifie ici avec son concept réel: "l'homme est homme". Au contraire, l'identité par exemple du concept de corps et du concept d'étendue n'est pas triviale, puisqu'elle suppose que nous sommes à même de reconnaître dans l'étendue un sous-concept du concept de corps: "À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'étendue (b)" (17).
Il est important de distinguer les jugements analytiques et les jugements tautologiques. Lorsqu'on les confond, on a tendance à oublier que les premiers sont "virtualiter vides ou sans conséquences" (18), alors que les seconds ne sont pas sans procurer un certain accroissement à la connaissance, même si celui-ci est uniquement formel (19). Toutefois, il est une propriété que les jugements analytiques partagent avec les tautologies: c'est que les propositions qui prétendraient les nier se détruiraient inévitablement elles-mêmes. "L'homme n'est pas homme" et "quelque corps n'est pas étendu", sont également contradictoires, pour cette raison que ces propositions nient que le concept du sujet possède les caractères qui lui appartiennent toujours déjà à titre de concept réel de l'objet. Condition universelle, bien que seulement négative, de la vérité de toutes nos connaissances, la loi de non contradiction est positivement le principe suprême de tous les jugements analytiques. Que le jugement soit affirmatif, et qu'on adjoigne au concept ce qui est de toute façon compris en lui ou qu'il soit négatif, et qu'on exclue du concept son opposé, "on niera toujours avec raison le contraire de ce qui aura été posé et pensé dans la connaissance de l'objet, tandis que le concept lui-même devra nécessairement être affirmé de cet objet, pour cette raison que son contraire serait contradictoire à cet objet." (20)
Que doivent être les jugements analytiques, pour que les propositions qui les nient se contredisent nécessairement elles-mêmes? "Tous les jugements analytiques (...) sont par nature des connaissances a priori, que les concepts qui leur servent de matière soient empiriques ou non." (21) Nécessité et stricte universalité sont les deux marques distinctives des connaissances a priori (22). Cependant, le prédicat a priori indiquera tout autre chose selon qu'il sera appliqué à un jugement analytique ou synthétique. Appliqué au jugement analytique, il signifiera que ce type de jugement est absolument indépendant de l'expérience:
"Tous les corps sont étendus, c'est là une affirmation nécessaire et éternelle, que ces corps existent ou non, que leur existence soit brève ou longue, ou même qu'ils existent de tout temps, c'est-à-dire éternellement." (23)
C'est ainsi que Kant répond à Eberhard, qui insistait pour dire que la proposition "Tout ce qui est nécessaire est éternel, toutes les vérités nécessaires sont des vérités éternelles", est synthétique et cependant a priori. S'il est des propositions connaissables comme vérités éternelles, ce sont les jugements analytiques et non pas les jugements synthétiques a priori (24), lesquels ne sont pas absolument indépendants de l'intuition pure du temps. Dans le cas des jugements analytiques, cette indépendance par rapport à l'intuition pure signifie uniquement que ces propositions ne disent rien qui intéresse l'expérience, à tel point qu'analytique ne se conjugue guère qu'avec a priori chez Kant: "Voilà justement pourquoi toutes les propositions analytiques sont aussi des jugements a priori, même si leurs concepts sont empiriques, par exemple: l'or est un métal jaune; car, pour savoir cela, je n'ai pas besoin d'une expérience plus vaste, en dehors de mon concept de l'or, qui contient que ce corps est jaune et est un métal: car c'est en cela précisément que consistait mon concept, et je n'avais rien d'autre à faire qu'à le décomposer. (25)
Il serait donc absurde (ungereimt) de fonder sur l'expérience un jugement analytique, toute la justification nécessaire étant fournie par le concept du sujet et le principe de contradiction, conformément auquel je tire le prédicat du sujet tout en prenant conscience de la nécessité du jugement, ce que l'expérience ne me permettrait pas (26). Finalement, on peut déduire de ce désengagement des vérités analytiques à l'endroit de ce qui survient au sein de l'expérience les deux traits distinctifs des jugements analytiques. D'abord, le fait qu'ils ne doivent rien à l'expérience nous permet de comprendre que les jugements analytiques soient explicatifs, c'est-à-dire qu'on n'ait pas besoin d'une autre expérience que celle du concept du sujet pour les énoncer (27). La même raison explique également que le jugement analytique, en vertu du seul principe de contradiction, affirme qu'un prédicat appartient nécessairement au concept du sujet. (28)
SECTION 1.2: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES EN GÉNÉRAL
J'ai d'abord cherché à donner un sens aux expressions que Kant utilise pour présenter le jugement analytique. Il s'agissait simplement de les rendre plus claires et de voir ce qu'elles impliquent pour ces jugements. Cependant, il semble que les jugements synthétiques ne puissent pas être introduits d'une façon aussi directe. En effet, les expressions que Kant utilise dans leur cas ne font que prendre le contre-pied de celles qui servaient à décrire le jugement analytique: le prédicat du jugement synthétique est "entièrement hors" du concept du sujet, la liaison du prédicat au sujet est "pensée sans identité", et les jugements synthétiques "ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était pas du tout pensé dans le sujet, et qu'aucune analyse de celui-ci n'aurait pu en tirer" (29). La seule image des jugements synthétiques qui se dégage de cette description est que ces jugements ne sont pas des jugements analytiques.
Hermann Cohen considérait que le début de la section IV de l'introduction ne présente que la "définition arbitraire" des jugements analytiques et synthétiques, à laquelle on ne devrait rien reprocher (sauf les obscurités qu'elle peut contenir), puisqu'elle est "inattaquable" (30). Il existe deux sortes de définitions arbitraires: celle des mathématiques, où le concept est donné par la définition (31), et la définition nominale, "qui renferme la signification qu'on a voulu donner arbitrairement à un certain nom, et qui se contente par conséquent d'indiquer l'être logique de son objet, ou qui sert simplement à le distinguer d'autres objets." (32) Si donc la définition des jugements analytiques et synthétiques est arbitraire, ce ne peut être qu'au sens de la définition nominale. Ce n'est d'ailleurs pas là un défaut des définitions philosophiques à l'exclusion des autres: Kant estimait que l'on ne peut pas à proprement parler définir les concepts autres que mathématiques, puisque l'on ne peut jamais être assuré d'avoir épuisé tous les caractères d'un concept donné (qu'il s'agisse d'un concept empirique ou d'un concept donné a priori) (33).
La définition arbitraire d'un concept mathématique est aussi sa définition réelle, puisque l'objet qui lui correspond peut toujours être construit a priori dans l'intuition (34). De manière bien différente, la définition nominale des jugements analytiques coïncide également avec leur définition réelle: puisque ces jugements ne sont que des explicitations de concepts donnés, le principe interne de leur possibilité ne doit pas être cherché ailleurs que dans les raisons qu'on a de les "appeler" ainsi. La définition nominale des jugements synthétiques ne peut évidemment pas être aussi leur définition réelle; celle que donne la Critique va jusqu'à les caractériser positivement comme jugements extensifs, mais elle ne nous permet pas de comprendre immédiatement ce qui rend possible ce progrès de la connaissance. Cela vaut tout particulièrement pour les jugements synthétiques a priori.
SECTION 1.3: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES A PRIORI
Dans son écrit Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle Critique de la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne, Kant dénonce l'inutilité de tous les efforts en vue d'énoncer le principe des jugements synthétiques a priori tout en les définissant. C'est pourtant là l'exploit qu'Eberhard prétendait avoir accompli avec sa définition des jugements analytiques et synthétiques: ..."les jugements analytiques sont ceux dont les prédicats énoncent l'essence ou quelques-unes des parties essentielles du sujet; quant aux jugements synthétiques, lorsqu'ils sont des vérités nécessaires, ils ont des attributs pour prédicats." (35) Mais Kant n'a pas de peine à démontrer, premièrement, qu'Eberhard ne parvient pas à distinguer les jugements analytiques et les jugements synthétiques a priori, et deuxièmement, que sa définition des jugements synthétiques a priori doit être tautologique si elle est vraie.
En ce qui concerne le premier point, Kant rappelle "qu'un prédicat attribué à un sujet par une proposition a priori (36) est affirmé par là comme appartenant nécessairement à celui-ci (comme indissociable du concept de ce sujet)." (37) Ainsi, toutes les propositions a priori doivent contenir des caractères essentiels (38), les propositions analytiques comme les propositions synthétiques a priori. Dès lors, comment distinguer les deux? Eberhard veut qu'on reconnaisse aux jugements synthétiques a priori des attributs. Or qu'est-ce qu'un attribut? Les caractères essentiels se divisent en primitifs, constituant l'essence logique du concept (essentiala) et dérivés (attributa). Considérons les trois propositions suivantes:
"Tout corps est étendu"
"Tout corps est divisible"
"La substance est permanente"
La première proposition ne pose pas de problème: l'étendue faisant partie de l'essence logique du concept de corps, le jugement est analytique. La proposition suivante est elle aussi analytique. Toutefois, comme la divisibilité n'est pas directement puisée dans le concept de corps mais qu'elle découle de l'étendue, ce prédicat est un attribut. Or voici que la permanence est un prédicat indissociable de la substance, sans pourtant être contenue dans ce concept. La permanence est donc un attribut de la substance, comme dit Eberhard, mais une tout autre sorte d'attribut que la divisibilité, qui pouvait être dérivée, suivant le principe de contradiction, d'une partie essentielle du concept de corps (l'étendue). Et Kant de conclure "que, si l'on n'a pas déjà donné préalablement quelque critère d'une proposition synthétique a priori, on ne met aucunement en lumière une différence de celle-ci d'avec des propositions analytiques en disant que son prédicat est un attribut (39). En effet, en disant que ce prédicat se nomme attribut, on ne dit rien de plus, sinon qu'il peut être dérivé de l'essence à titre de conséquence nécessaire: quant à ce qui est de savoir si c'est analytiquement, en vertu du principe de contradiction, ou synthétiquement, d'après quelque autre principe, cela reste alors entièrement indéterminé." (40)
Il ne reste à Eberhard d'autre choix que d'adopter la définition suivante des jugements synthétiques a priori: ..."ce sont des jugements qui énoncent des attributs synthétiques des choses." (41) Mais c'est là une évidente tautologie. Si l'explication kantienne des jugements synthétiques a priori ne fait aucune place à des expressions comme "caractère essentiel du sujet" ou "attribut", c'est que ces déterminations ne peuvent ni ne doivent entrer dans la définition: ..."cela fait partie de la déduction de la possibilité de la connaissance des choses par une sorte de jugement qui ne peut apparaître que d'après la définition." (42) On ne peut se contenter de dire que les jugements synthétiques, lorsqu'ils sont a priori, contiennent des attributs synthétiques, et faire comme si la possession de ces nouveaux prédicats nécessaires (qui ne font pas partie de l'essence du concept du sujet), allait de soi. Soit le concept de cause dans la proposition "tout ce qui arrive a une cause". Ce prédicat ne fait pas partie du sujet de la proposition, et pourtant on voudrait qu'il lui appartienne nécessairement. Mais en quoi la proposition qui attribue une cause à tout événement est-elle objectivement plus recevable que celle qui affirme que "tout survient par un hasard aveugle"? Serait-ce que tout ce qui arrive n'est objet de connaissance pour nous qu'uniquement dans la mesure où nous le savons conditionné par autre chose? Voilà une affirmation qui n'est pas sans requérir un fondement. Seulement, celui-ci n'est pas à chercher du côté d'un rapport logique entre concepts subordonnés l'un à l'autre, mais il dépend des conditions de possibilité des phénomènes qui se présentent à nous.
L'explication de la possibilité des jugements synthétiques a priori n'est pas un problème pour la logique générale, qui n'a pas même à en connaître le nom (43). Kant départage les tâches de la logique générale, qui étudie "la forme logique dans le rapport des connaissances entre elles, c'est-à-dire la forme de la pensée en général" (44), et celle de la logique transcendantale, dont le but est de "[déterminer] l'origine, l'étendue et la valeur objective de la pensée a priori des objets" (45). Eberhard, qui prétend se donner le bénéfice de la notion de jugement synthétique a priori en déterminant arbitrairement ce que ces jugements doivent être, pour être a priori, sans rechercher comment ils sont seulement possibles, reste à son insu dans le champ de la logique générale. Celle-ci connaît bien la différence entre jugements empiriques et jugements a priori (46), mais elle ne distingue pas les connaissances a priori que nous procure la sensibilité pure de celles qui relèvent du seul entendement; du point de vue de cette logique, qui fait abstraction du contenu aussi bien que de l'origine de la connaissance (47), l'entendement est seul à fournir les conditions de la pensée pure des objets. Or c'est faux pour Kant puisque la sensibilité nous procure l'intuition pure, condition indispensable de la connaissance a priori.
Que manque-t-il à la logique générale pour qu'elle puisse concevoir la question soulevée par les jugements synthétiques a priori? On l'a vu, elle "ne tient compte des conditions de la connaissance que du point de vue de l'entendement. Il faut que la sensibilité, et la sensibilité comme pouvoir d'une intuition a priori, soit en même temps prise en considération" (48). La logique transcendantale, qui ne partage pas les limitations de la logique ordinaire, n'est pourtant pas centrée sur l'intuition pure, son programme étant de décrire les actes de la pensée pure pouvant mener à une connaissance a priori des objets en général. Alors que l'esthétique transcendantale isolait la sensibilité pure en vue de s'enquérir de nos intuitions pures de l'espace et du temps, la logique transcendantale cherche à découvrir quelles sont les catégories ou concepts purs de l'entendement. Toutefois, pour autant que cette Logique, comme l'Esthétique qui l'a précédée, est "transcendantale", elle s'intéresse moins à la connaissance a priori qui nous vient de l'entendement pur qu'à la possibilité même de cette connaissance, et elle doit pour cette raison tenir compte de l'acquis de l'esthétique transcendantale:
"Dans une logique transcendantale, nous isolons l'entendement (...) et nous prenons simplement la partie de la pensée qui a son origine uniquement dans l'entendement. Mais l'usage de cette connaissance pure repose sur cette condition que des objets, auxquels elle puisse s'appliquer, nous soient donnés dans l'intuition. Car sans intuition, toute notre connaissance manque d'objets, et reste par suite complètement vide." (49)
C'est ainsi que "tout ce qui arrive a une cause" est synthétique a priori dans sa définition réelle (qui s'applique aux conditions de l'espace et du temps comme intuitions pures), car les catégories de cause et d'effet servent à déterminer l'intuition pure du temps en fournissant un modèle de la manière dont les événements se succèdent dans le temps (50). De même, le principe de la permanence de la substance n'est pas formulé ainsi dans la Critique de la raison pure: "la substance est permanente", mais plutôt: "Au milieu de tous les changements dans le monde, la substance demeure, et seuls les accidents changent." (51)
SECTION 2: LA POSSIBILITÉ DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES EN GÉNÉRAL
On a vu que dans le jugement analytique le prédicat était contenu, comme "concept partiel", dans le concept du sujet. Dans le jugement analytique, "A est B" parce que B est déjà implicitement compris sous A:
"À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'étendue (b); voilà un exemple de proposition analytique."
Mais:
"À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'attraction (c); voilà un exemple de proposition synthétique." (52)
Dans le jugement synthétique, le prédicat n'est pas contenu dans le sujet, je ne saurais l'y découvrir par une analyse de concept. Alors comment le prédicat d'un tel jugement vient-il s'ajouter au concept du sujet? Considérons le concept de corps. Il contient un divers qui se laisse analyser par les prédicats d'étendue, d'impénétrabilité, de divisibilité, etc., mais cela représente-t-il pour autant l'expérience complète de "l'objet de l'expérience" (Gegenstand der Erfahrung), elle-même "considérée comme l'ensemble de toute connaissance où des objets (Objekte) peuvent nous être donnés" (53)? Le sujet du jugement analytique était conçu comme un "tout" dont on pouvait extraire différentes "parties" en s'appuyant sur le principe de contradiction. Dans l'optique du jugement synthétique, qui ne doit pas seulement éclaircir ce qui est déjà pensé dans un concept, mais étendre la connaissance, c'est l'expérience qui devient la totalité, "l'unique expérience qui embrasse tout" (54). Quant au concept du sujet, il "ne constitue qu'une partie de cette expérience." (55)
Il n'en reste pas moins qu'au concept de corps, il correspond quelque chose dans l'expérience. Ce quelque chose, en plus de faire partie de l'expérience en général – ce qui lui permet d'être représenté dans le concept – est lié comme objet aux perceptions qui font partie de la même expérience déterminée. C'est ainsi qu'en dépassant le concept de corps dans le sens de l'objet lui-même, il est possible de découvrir une foule de prédicats non identiques: la coloration, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, le repos ou le mouvement, etc. Faut-il immédiatement porter ces nouveaux caractères au compte du concept de l'objet? Mais la question est plutôt de savoir: comment s'effectue la liaison au terme sujet d'un "prédicat qui n'avait pas été pensé en lui et qu'on n'aurait pu en tirer par aucun démembrement" (56)? Cette liaison est "synthétique":
"Je puis à l'avance connaître analytiquement le concept d'un corps par les caractères de l'étendue, de l'impénétrabilité, de la figure, etc., qui tous sont pensés dans ce concept. Mais j'étends maintenant ma connaissance, et, en retournant à l'expérience, d'où j'avais tiré ce concept de corps, je trouve aussi la pesanteur toujours jointe aux concepts précédents, et je l'ajoute synthétiquement à ce concept comme prédicat." (57)
La synthèse s'oppose d'abord à l'analyse en tant que celle-ci signifie diviser, séparer, décomposer et celle-là composer, rassembler, lier. En ce sens des termes analyse et synthèse, on ne peut analyser que ce qui a déjà été compris dans une synthèse: "Avant toute analyse de nos représentations, celles-ci doivent nous être données et aucun concept ne peut naître analytiquement quant à son contenu" (58). Or la synthèse du jugement synthétique a ceci de remarquable que les éléments qu'elle rassemble ne sont pas homogènes. Dans la mesure où le jugement analytique pense le rapport de deux concepts, on peut bien y découvrir une espèce de synthèse (59). Mais dans le jugement synthétique, il ne s'agit pas seulement de penser l'unité de deux concepts dont l'un est implicitement identique à l'autre. Le prédicat n'y est pas tiré du concept du sujet et il affirme plus que celui-ci ne contient. Pour Kant, "le terme de synthèse indique clairement qu'en dehors du concept donné quelque chose doit encore venir en plus, comme substrat, qui me permette d'aller avec mes prédicats au-delà de ce concept" (60). Cette autre chose, ce substrat ou cette raison suffisante (61) des jugements synthétiques empiriques, c'est l'expérience pour l'introduction à la Critique de la raison pure; mais la Réponse à Eberhard nomme plutôt l'intuition. En effet, si ce n'est dans le concept, ce ne peut être que dans l'expérience que sujet et prédicat du jugement synthétique sont liés, mais seule l'intuition nous donne l'objet de l'expérience: ..."des intuitions en général, par lesquelles des objets peuvent nous être donnés, constituent le champ, ou l'objet tout entier, de l'expérience possible." (62)
On peut maintenant préciser en quel sens un concept ne saurait jamais représenter l'expérience complète de l'objet; en tant que connaissance l'expérience requiert, outre le concept, la présence d'un autre élément: l'intuition. Il est également possible d'expliciter la liaison des termes du jugement synthétique. Le prédicat d'un tel jugement, bien qu'"entièrement hors" du terme sujet, est néanmoins "en connexion avec lui", dans la mesure où il est enté sur l'intuition correspondant au concept du sujet. Un exemple. Il ne fait certes pas partie de mon concept de verre en général qu'il soit plein plutôt que vide. Or voici que je me verse un verre d'eau. Jugeant que "le verre est plein", je ne fais que reconnaître au sujet un caractère, appartenant à l'un des objets désignés par le concept. Sans doute, après comme avant le jugement, le plein ne fait pas réellement partie de mon concept de verre, mais il constitue un élément du concept possible en son entier, lequel ne se limite pas aux caractères qui sont déjà pensés dans mon concept (réel) de verre mais comprend également ceux qui s'y ajoutent dans l'intuition empirique.
L'acte de juger synthétiquement s'appuie sur l'unité de l'intuition et du concept qui est au fondement de toute connaissance: "[les jugements synthétiques en général] ne sont pas possibles autrement que sous la condition d'une intuition soumise au concept de leur sujet" (63). Les concepts servent à penser les objets, ce qui signifie ordonner des représentations diverses sous des représentations communes, selon un principe d'unité (64). Cette fonction caractéristique du concept découle de la spontanéité de la pensée, par opposition à la réceptivité des intuitions fondées sur des "affections" sensibles. La pensée est active alors que l'intuition reste passive, réceptive (elle n'a lieu qu'autant que l'objet est donné); mais l'entendement ne crée pas plus ses objets que la sensibilité n'a le pouvoir d'intuitionner l'étant supra-sensible. "Aussi est-il tout autant nécessaire, dit Kant, de rendre sensibles ses concepts (c'est-à-dire de leur joindre l'objet dans l'intuition), que de rendre intelligibles ses intuitions (c'est-à-dire de les soumettre à des concepts)" (65). Et où cette unité de la pensée et de l'intuition pourrait-elle trouver à s'énoncer, si ce n'est dans le jugement synthétique, qui lie au concept du sujet un prédicat acquis sur la base de l'objet correspondant à ce concept?
À considérer les jugements analytiques, où tout se passe au niveau du concept, il n'est pas du tout évident que "je ne connais pas un objet, quel qu'il soit, par cela seul que je pense." (66) Dans les jugements synthétiques, par contre, la relation à l'objet est déterminante. Les concepts qui articulent ce type de jugements ne sont pas exhibés pour eux-mêmes ou pour leur teneur conceptuelle, mais ils ne servent qu'à "[déterminer] une intuition donnée dans la perspective de l'unité de la conscience" (67). Une des thèse de Heidegger concernant Kant est que "toute pensée se tient au service de l'intuition" (68). Elle s'appuie sur le début de l'esthétique transcendantale:
"De quelque manière et par quelque moyen qu'une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l'intuition." (69)
Pour rendre justice à ce qui constitue proprement le début de la Critique, il ne suffit pas de comprendre la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques comme une différenciation de propositions où ce qui est dit est fondé ou non sur l'intuition. Car si toutes nos connaissances doivent avoir en définitive un objet, le jugement analytique ne peut être lui-même absolument sans rapport à l'intuition; il fait totalement abstraction de cette relation, mais il la présuppose néanmoins. Or le jugement synthétique ne fait pas simplement que tenir compte de quelque chose que le jugement analytique négligerait. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des schémas (simplifiés) que Heidegger propose dans son ouvrage Qu'est-ce qu'une chose? (70)
Dans nos dessins, la ligne courbe inférieure représente le rapport sujet-prédicat. La flèche de gauche indique la relation à l'objet; elle existe pour le jugement analytique comme pour le jugement synthétique, mais dans ce dernier cas on note que la flèche est redoublée. La relation qui désigne le jugement comme analytique est indiquée par une flèche en pointillé reliant le sujet au prédicat du jugement; dans le cas du jugement synthétique, la ligne pointillée va de l'objet au prédicat. Ce qui dans la représentation du jugement synthétique répond à l'identité implicite des concepts du jugement analytique, c'est le mouvement d'aller-retour de l'objet du concept au concept de l'objet (indiqué par la double flèche). Mais on remarque que la flèche de droite du schéma représentant le jugement synthétique n'a pas d'analogue du côté du jugement analytique, où le prédicat est tiré du concept donné et non de l'expérience de l'objet. Le jugement analytique fait intervenir un rapport sujet-prédicat et la relation à l'objet – qui n'entre pas en ligne de compte dans ce type de jugement. Dans le jugement synthétique, il y a tout cela plus une représentation nouvelle de l'objet à partir de la manière déterminée dont il se donne. En ce sens, le jugement synthétique comporte une dimension de plus que le jugement analytique.
Ce qu'il y a de nouveau dans le jugement synthétique, c'est qu'on y tire le prédicat de l'objet et non du concept. Pour ce faire, il a fallu dépasser le concept pour rejoindre un autre donné: "C'est le rôle de la synthèse de rendre l'objet distinct, c'est celui de l'analyse de rendre le concept distinct." (71) On sait que Kant appelait les jugements synthétiques "jugements extensifs", par opposition à ceux dont le prédicat ne dit rien qui n'ait déjà été pensé dans le concept du sujet. Ce qui se trouve élargi, c'est donc le contenu de la connaissance et non pas simplement sa forme. À ce titre, il semblerait d'ailleurs que seuls les jugements synthétiques attribuent vraiment un prédicat au sujet. Car les jugements analytiques, trouvant le prédicat dans le sujet qu'ils se contentent d'expliciter, n'introduisent aucune donnée qui ne se laisse ramener au concept du sujet. Les prédicats des propositions synthétiques étant des "déterminations" plutôt que des "prédicats logiques" (72), on ne peut les soumettre à une telle réduction.
SECTION 2.1: "TOUS LES CORPS SONT PESANTS"
On sait quelle importance Kant accordait à la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques en général. Non seulement y voyait-il "le premier pas qui [ait] été accompli dans [sa] recherche rationnelle" (73), mais il la jugeait "indispensable à la critique de l'entendement humain, [où elle méritait selon lui] ... d'être classique" (74). Toutefois, on peut se demander ce que signifient les quelques exemples de jugements analytiques et synthétiques que Kant donne volontiers dans ses ouvrages de la période critique? Il s'agit parfois de simples définitions, comme pour "l'or est un métal jaune", jugement analytique (75). Tous les exemples de jugements synthétiques a priori sont importants, naturellement. Mais il est tout aussi naturel de questionner les deux exemples de jugement analytique et de jugement synthétique (a posteriori) les plus fréquents:
"Tous les corps sont étendus" (analytique)
"Tous les corps sont pesants" (synthétique)
En apparence, rien ne les distingue sinon leur prédicat. Par suite, on dirait que c'est l'étendue qui fait le jugement analytique et la pesanteur, le jugement synthétique. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi? La pesanteur ou, comme Kant le dit aussi, l'attraction, seraient-elles moins propres aux corps que l'étendue ou la figure, pour que celles-ci appartiennent nécessairement au concept de l'objet, mais qu'on doive attendre de l'expérience – même de la première expérience venue – qu'elle nous confirme que les corps sont lourds? Qu'on pense à un corps, tout à fait en général: on devra lui reconnaître les caractères de l'objet géométrique occupant un espace, doté d'une figure, etc., mais est-ce là ce qu'on appelle un corps? Quel est le sens de la distinction kantienne?
Considérons d'abord le jugement: "tous les corps sont pesants" en tant qu'il est synthétique. Pour reconnaître que la pesanteur est tout à fait en dehors du concept de corps, il suffit d'examiner les deux concepts. On sait déjà que le concept de corps inclut celui d'un corps étendu. Quant au prédicat de pesanteur, Hermann Cohen fait observer qu'y "sont immédiatement pensés deux corps gravitant l'un autour de l'autre." (76) Si le jugement sous examen était analytique la pesanteur devrait, comme la divisibilité ou l'impénétrabilité, faire partie du prédicat d'étendue, lui-même contenu dans le concept de corps. Or il n'en est rien. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à chercher en quoi la proposition suivante, où le concept de pesanteur se trouve analysé, a besoin de l'étendue pour s'énoncer: "un corps pesant subit l'attraction d'un autre corps". Le concept de deux corps gravitant l'un autour de l'autre dépasse celui d'un corps étendu en lui ajoutant une dimension nouvelle sur la base de l'expérience, et c'est pourquoi "tout corps est pesant" doit être désigné comme un jugement synthétique. Même le sujet des deux jugements n'est pas identique: dans le jugement analytique, il s'agit du concept de corps alors que le jugement synthétique traite du phénomène, de la matière du concept. À cet égard, la leçon des Prolégomènes, qui dit "tous les corps sont étendus" mais "quelques (einige) corps sont pesants" (77), est préférable à celle de la Critique. Car elle manifeste que le jugement fondé sur l'expérience réelle de l'objet ne saurait jamais avoir l'universalité d'un jugement portant sur l'essence logique des choses. Le jugement analytique présente les caractères de nécessité et de stricte universalité qui distinguent toute connaissance a priori. Mais "l'expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité vraie ou rigoureuse, mais seulement supposée ou comparative (par induction) ... L'universalité empirique n'est donc qu'une élévation arbitraire de la valeur; on fait d'une règle valable dans la plupart des cas une loi qui s'applique à tous, comme, par exemple, dans la proposition: Tous les corps sont pesants." (78)
Mais comment concilier "l'universalité seulement comparative" de la dernière proposition avec certain corollaire des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (79), où Kant affirme que "[l'élasticité (80)] et la pesanteur constituent les seuls caractères universels qu'on puisse discerner a priori dans la matière" (81). Selon H. Cohen, qui attire notre attention sur ce passage des Principes (82), lorsque Kant affirme, dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure (1787), que la proposition sur la pesanteur des corps vaut a posteriori, il n'entend pas dire que chaque corps doive être soumis à une pesée. Car il est justement celui qui a prouvé que la pesanteur appartient nécessairement au concept de matière. Mais avant les Premiers principes métaphysiques (1786), cela n'a pas encore eu lieu (83). Aussi longtemps qu'il ne l'a pas démontrée de manière transcendantale, Kant serait donc fondé à ne reconnaître à la proposition qu'une universalité empirique (84). Si l'explication de Cohen était justifiée, nous devrions finir par noter un changement dans la présentation de l'exemple. Or en 1793, Kant soutient toujours que "tous les corps sont pesants" n'a qu'une universalité empirique (85). Par ailleurs, dans son Histoire générale de la nature et théorie du ciel (1755) et dans la Monadologie Physique (1756), Kant affirmait déjà que la force d'attraction est essentielle à la matière (86). Et le fait que Kant, dans le paragraphe 19 de la deuxième édition de la déduction transcendantale des catégories, est prêt à reconnaître que l'unité objective et nécessaire de l'aperception peut s'exprimer dans le jugement "les corps sont pesants" n'apporte pas d'eau au moulin de Cohen, puisque Kant continue d'y soutenir que "le jugement [est] lui-même empirique, et par conséquent contingent" (87). Par ailleurs, au chapitre des anticipations de la perception, Kant soutient que "nous ne pouvons, sans porter atteinte à l'unité du système, anticiper sur la physique générale, qui est bâtie sur certaines expériences fondamentales." (88) Au nombre de ces expériences fondamentales, il faudrait compter celle de la force attractive.
Il est clair que "tous les corps sont pesants" est en elle-même une proposition empirique, car son sujet et son prédicat sont des concepts empiriques. Seul le jugement analytique peut se passer du recours à l'expérience, même lorsque ses concepts sont empiriques. Toutefois, plutôt que de "la tirer de l'expérience simplement par l'entendement", on peut obtenir telle ou telle proposition empirique par le raisonnement, c'est-à-dire "un jugement qui est déterminé a priori dans toute l'étendue de sa condition." (89) C'est ainsi que "Caïus est mortel" est dérivée de la proposition générale "tous les hommes sont mortels", indépendamment de l'expérience de la mort de Caïus. De même, on peut savoir à l'avance que la maison dont on aura sapé le fondement va s'écrouler, parce qu'on le déduit de cette autre proposition: "les corps étant pesants, ils tombent lorsqu'on leur retire leur appui". Des propositions comme "Caïus est mortel" et "une maison dont on a sapé le fondement s'écroulera" ne sont plus fondées sur l'expérience, sans être pourtant absolument a priori, "parce que ce n'est pas immédiatement de l'expérience que nous les dérivons, mais d'une règle générale, que nous avons toutefois elle-même empruntée à l'expérience." (90)
Il semble également que la vérité de la proposition: "tous les corps sont pesants" puisse être établie de deux manières différentes. Ou bien nous tirons cette proposition de l'expérience, dans quel cas elle n'est qu'une règle empirique. Ou bien nous la déduisons du principe: "la force d'attraction est requise originellement pour la possibilité même de la matière" (91). Dans ce dernier cas, la proposition peut être prouvée a priori, comme Cohen le soutient (92), mais seulement relativement au principe cité. En effet, si "[l'attraction] appartient tout autant au concept de matière, bien qu'elle ne soit pas contenue dans ce concept" (93), alors tous les corps matériels ont un poids, et il n'est pas nécessaire de les peser un à un pour s'en convaincre. Dans le contexte des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, la proposition "tous les corps sont pesants" se trouve donc valoir a priori, indépendamment de l'expérience. Toutefois, cette proposition générale ne cesse pas d'être en elle-même une simple règle empirique, comme la proposition "tous les hommes sont mortels" continuerait de n'avoir en elle-même qu'une universalité matérielle, si nous pouvions aussi la déduire d'une proposition transcendantale démontrant que la mortalité est un caractère essentiel de l'humanité, bien qu'elle ne soit pas contenue dans ce concept.
SECTION 3: DEUX EXEMPLES DE JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES A PRIORI
Ce qui manque à "tous les corps sont lourds" pour être un bon exemple de jugement synthétique a priori, c'est la certitude apodictique qui s'attache uniquement aux jugements énoncés avec la conscience de leur nécessité (94). Pourtant, comme les jugements synthétiques a priori l'ont en commun avec les vérités analytiques (95), on doit renoncer à faire du caractère apodictique la marque sûre de ces jugements.
Les jugements synthétiques a priori sont "synthétiques", sans être à strictement parler des jugements d'expérience (au sens a posteriori), même s'ils peuvent comporter un concept empirique (96), comme c'est le cas pour le concept de ce qui arrive dans "tout ce qui arrive a une cause". Et ils sont "a priori" sans que leur nécessité soit logique, même lorsqu'ils sont immédiatement évidents, à la manière des équations numériques. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que même si les deux prédicats "synthétique" et "a priori" ne sont pas incompatibles, on ait du mal à les voir attribuer ensemble au même type de jugement. S'agit-il de jugements de l'arithmétique ou de la géométrie, on doutera qu'ils soient synthétiques et non pas analytiques (Frege). S'agit-il d'une proposition comme "tout ce qui arrive a une cause", on hésitera à y reconnaître autre chose qu'un jugement généralement admis sur la base de l'expérience (Hume). C'est pourquoi, avant toute tentative de "définir" le jugement synthétique a priori en général, sa signification et sa portée pour l'entendement humain, on fera bien de le décrire in concreto, en s'aidant de quelques exemples de jugements synthétiques a priori que Kant nous propose lui-même, que ce soit pour clarifier sa pensée ou pour la fonder.
SECTION 3.1: LA PROPOSITION ARITHMÉTIQUE
Dans une lettre à Johann Schulß du 25 novembre 1788, Kant combat la thèse selon laquelle l'arithmétique générale comporte uniquement des connaissances analytiques. Après avoir rappelé que l'arithmétique générale (ou algèbre) est si fructueuse que les autres disciplines de la mathesis pure dépendent d'elle dans une large mesure pour leur développement, Kant entreprend d'élucider le caractère synthétique des propositions arithmétiques, ce qui revient à démontrer que leur prédicat n'est pas pensé dans le concept du sujet, même s'il doit nécessairement lui convenir. "3 + 5", "12 - 4", "2 x 4", "23", sont toutes des expressions permettant de déterminer un nombre unique = 8. S'ensuit-il que dans ma pensée de 3 + 5, la pensée de 2 x 4 était déjà contenue? Et si elle ne l'était pas, puisque rien ne m'oblige à penser une manière d'exprimer le nombre plutôt qu'une autre, pourquoi le nombre 8 serait-il déjà présent dans le concept de 3 + 5 (ou dans celui de 2 x 4), lui dont la valeur est la même que ces deux expressions? (97) Il est certain qu'objectivement, le concept de 3 + 5 est identique à celui du nombre 8, comme il l'est aussi aux autres expressions avec lesquelles il peut être mis en équation; mais subjectivement, les concepts sont très différents: dans le jugement "3 + 5 = 8", je dépasse le concept que j'ai de la réunion de 3 et de 5, pour mettre à sa place un autre nombre (plus simple et mieux approprié à la construction), qui détermine cependant l'objet de la même manière. (98)
Les propositions numériques ne sont donc pas des jugements analytiques: je ne pense le nombre 8 ni dans la représentation de 3, ni dans celle de 5, ni même dans celle de la composition des deux (99). En effet, si je dois additionner ces deux nombres, il ne suffit pas de penser le concept d'une grandeur correspondant à la synthèse de 3 et de 5, mais il me faut le construire. Une proposition comme "3 + 5 = 8" est pour Kant l'expression d'un problème: il s'agit de trouver pour les nombres 3 et 5 un troisième nombre = 8, par rapport auquel l'un des deux premiers puisse être regardé comme le complément de l'autre (complementum ad totum) (100). La solution du problème, qui se trouve dans l'acte de produire synthétiquement le nombre 5 (par l'addition successive des unités nécessaires), à la suite du nombre 3, n'a pas besoin de l'analyse pour s'élaborer. Inutile d'analyser les nombres 3 et 5, puisqu'il resterait toujours à additionner les unités résultant de cette opération. La difficulté n'est pas non plus de comprendre 3 et 5 dans un seul nombre au moyen de la décomposition de ce nombre; celui-ci doit être produit, ce qui a lieu synthétiquement lorsque le concept de la composition de 3 et de 5 est représenté dans l'intuition a priori sous forme d'une énumération particulière.
Les grandeurs extensives sont celles où "la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et par conséquent la précède nécessairement)." (101) Cela aurait déjà permis de caractériser les propositions numériques comme jugements synthétiques, pour autant que dans ceux-ci, "je procède en partant des éléments et en allant vers le tout" (102). Cependant, dans la construction d'une quantitas, il est fait complètement abstraction de l'objet à penser suivant ce concept de grandeur (103). Si la mathématique pure se réduisait à l'algèbre, toutes ses constructions seraient "symboliques" et il n'y en aurait pas qui soient "ostensives" (104). Dans la construction géométrique par contre, "nous créons les objets mêmes dans l'espace et dans le temps, en les considérant simplement comme des quanta. (105)" Cette dernière proposition signifie que la construction d'un triangle, par exemple, a toujours lieu dans l'intuition pure: comme objet de l'intuition, la figure reproduite (que ce soit sur le papier ou simplement en imagination), est singulière; mais en tant que concept construit, elle est une représentation générale sous laquelle on peut subsumer toutes les représentations particulières de triangles; ce qui revient à dire qu'elle a pour le géomètre valeur de triangle en soi.
Pour Kant, la proposition arithmétique est singulière et n'est possible que d'une seule manière, bien que l'usage en soit ensuite général. En effet, en ce qui a trait à la première chose, on ne comptera pas, dit-il, pour des innovations les propositions nouvelles produites en ajoutant ou en retranchant des quantités égales des deux côtés d'une équation. Et Kant s'intéresse uniquement aux jugements synthétiques a priori que contient la mathématique. Dans la Critique, il appelle une proposition comme "7 + 5 = 12" "formule numérique", pour la distinguer des axiomes de la géométrie, qui sont des propositions véritablement générales, engageant la pure fonction de l'imagination productrice sans la restreindre à une synthèse particulière (106). Toutefois, comme les propositions numériques sont "synthétiquement et immédiatement certaines", on peut les considérer comme des postulats: "L'arithmétique n'a évidemment pas d'axiomes, puisqu'en vérité, son objet n'est pas un quantum, c'est-à-dire un objet de l'intuition comme grandeur, mais simplement la quantité, c'est-à-dire un concept d'une chose en général au moyen d'une détermination de grandeur. Elle a par contre des postulats, qui sont des jugements pratiques immédiatement certains." (107)
SECTION 3.2: "TOUT CE QUI ARRIVE A UNE CAUSE"
La mathématique de l'étendue et celle du nombre ne sont pas seules à faire usage de la grandeur extensive; en posant que "toutes les intuitions sont des grandeurs extensives" (108), le premier principe de la philosophie transcendantale dans sa version critique place ce concept au fondement de toute connaissance synthétique a priori, y compris celle des mathématiques. Tout phénomène, en tant qu'intuition, est une grandeur extensive (c'est-à-dire un volume (109)), puisqu'il ne peut être saisi dans l'appréhension que par une synthèse progressive de partie à partie. Toutefois, on ne peut mesurer les volumes qu'autant qu'ils apparaissent conformément aux conditions de l'espace et du temps, qui sont des quanta, c'est-à-dire des grandeurs continues. S'agissant des phénomènes sensibles, leur caractère de quanta a donc une primauté sur toute application d'une quantitas. Celle-ci est déterminée par la réponse à la question de savoir combien grande est une chose, alors que le quantum est la grandeur infinitésimale, "toujours inférieure à toute grandeur donnée, bien que restant supérieure à 0." (110) La première (quantum discretum), est un agrégat de parties qui n'appartiennent pas nécessairement les unes aux autres (111), alors que l'autre (grandeur continue) n'est appréhendée que comme unité, la multitude des parties restant indéterminée et continue.
"Tout changement (ou tout ce qui arrive) a une cause" est le deuxième exemple kantien de jugement synthétique a priori sous examen. Comme phénomène survenant dans le temps, tout changement est un quantum, ce qui signifie qu'il n'a pas de "parties qui soient les plus petites possibles, et que cependant l'état de la chose, en son changement, parvient à son second état en passant par toutes ces parties, comme par autant d'éléments." (112) La continuité du changement n'empêche pas que la synthèse du divers soit dans ce cas une liaison du divers hétérogène: ..."les phénomènes changent, ils sont toujours en d'autres points du temps avec une durée toujours différente, ils sont donc hétérogènes quant à leur être-là." (113) On ne s'intéressera pas ici à la chose qui change, mais au changement lui-même; celui-ci ne se produit pas tout d'un coup, mais il est graduel. Partant, on peut distinguer un moment A, où le changement n'avait pas encore eu lieu, d'un moment B où il avait déjà pris place. Le changement est donc un phénomène successif, même lorsque je le saisis en un instant, en actionnant un commutateur électrique par exemple. Quant à la cause du changement, seule l'expérience peut nous apprendre au juste quelle elle est; et ce que l'expérience nous montre, c'est simplement un événement qui succède à un autre, sans qu'il y ait lieu d'estimer cette liaison nécessaire. Mais alors, pourquoi parler de causalité? Cette notion ne nous est pas en elle-même d'un bien grand secours, si elle suggère seulement qu'il y a quelque chose qui permet de conclure à l'existence d'autre chose (114). Non seulement cette formulation ne nous permet-elle pas de distinguer la cause et l'effet, mais on se demande bientôt si ce concept de cause a une signification objective.
Vaihinger dénonce dans son Kommentar la confusion possible entre le concept de cause (ou les relations causales particulières) et le principe de causalité (115). Le concept de cause soulève deux types d'interrogations qui sont d'abord celles de Hume: i) Les deux concepts étant entièrement distincts, qu'est-ce qui me permet de lier l'effet à la cause? ii) Qu'est-ce qui me permet de considérer cette liaison comme nécessaire? La première question est celle de savoir comment il est possible de dépasser le contenu d'un concept donné, s'il est vrai que "l'esprit ne peut jamais trouver l'effet dans la cause supposée par l'analyse et l'examen les plus précis. Car l'effet est totalement différent de la cause et, par suite, on ne peut jamais l'y découvrir." (116) Elle questionne également la possibilité pour une cause de trouver son effet déterminé, "car il y a toujours beaucoup d'autres effets qui doivent paraître à la raison aussi pleinement cohérents et naturels." (117) La deuxième question est celle de la connexion inséparable et inviolable qui unit un objet à sa cause: "si le pouvoir ou l'énergie d'une cause pouvait se découvrir par l'esprit, nous pourrions prévoir l'effet, même sans expérience, et nous pourrions, dès l'abord, nous prononcer avec certitude à son sujet, par la seule force de la pensée et du raisonnement." (118)
Le principe kantien de causalité ne prétend pas établir quelque chose concernant l'essence des objets, comme s'il était un principe mathématique constitutif (119), mais il exprime une des règles dynamiques du rapport des états des phénomènes entre eux. Les principes mathématiques énoncent les conditions de l'intuition, les principes dynamiques celles de l'existence d'un phénomène en général; les premiers sont absolument nécessaires, les seconds le sont hypothétiquement, "sous la condition de la pensée empirique dans une expérience, par conséquent d'une manière médiate et indirecte". (120)
Comme nous ne les produisons pas nous-mêmes, l'existence des objets des sens nous est accessible dans la seule perception. Indépendamment de celle-ci, nous pouvons seulement connaître l'existence d'un objet relativement à une autre existence déjà donnée, "comparativement a priori". Or les "analogies de l'expérience", dont fait partie le principe de causalité, sont des règles qui anticipent l'accord de l'objet dont l'existence doit être donnée avec quelque perception réelle, dans une expérience possible. D'origine mathématique, le terme "analogie" signifie une égalité de rapport ou proportion: A est à B comme C est à D. Mais alors que l'analogie mathématique permet de construire réellement le quatrième terme à partir des trois premiers, l'analogie philosophique indique seulement le rapport à un quatrième, sans qu'il soit lui-même présenté. C'est ainsi que la seconde analogie de l'expérience ne sert pas à déterminer quelles sont les causes précises des modifications de l'état des phénomènes, considérées comme effets, mais qu'elle se contente de rapporter tout changement en général à une cause, qui reste indéterminée du point de vue de l'entendement car elle suppose des principes empiriques (121), mais qui n'en doit pas moins exister, si le nouvel état de choses doit être possible comme objet de l'expérience.
Toute la question de la deuxième analogie est celle de savoir comment l'appréhension successive des phénomènes est fondée dans l'objet. Kant raisonne de la manière suivante: La perception d'un changement n'engage pas uniquement les sens et l'intuition, puisque l'imagination relie le moment qui précède le changement à celui qui suit. Or le temps n'étant pas perçu en lui-même, l'imagination peut effectuer sa synthèse indifféremment dans un sens ou dans l'autre, sans cesser de déterminer le sens interne relativement à un rapport de temps, et surtout sans qu'on sache si ce qu'on place avant est bien tel objectivement. Mais une synthèse des phénomènes ne convient à l'entendement que si elle est objectivement nécessaire. Or déjà, la progression d'un temps donné à celui qui suit est nécessaire, cependant que le moment présent se rapporte seulement à un moment antérieur quelconque. Il s'agit donc de "transfére[r] l'ordre du temps aux phénomènes et à leur existence, en assignant à chacun d'eux, considéré comme conséquence, une place déterminée a priori dans le temps, par rapport aux phénomènes précédents, sans laquelle il ne s'accorderait pas avec le temps lui-même, qui détermine a priori leur place à toutes ses parties." (122) Cette règle, qui est justement celle de la loi de la liaison nécessaire de la cause et de l'effet, détermine les phénomènes uniquement selon une "analogie" avec la catégorie de cause. En tant qu'elle a son fondement uniquement dans l'entendement, cette notion exige que l'effet ne fasse pas que s'ajouter à la cause, mais qu'il soit posé par elle et qu'il en dérive nécessairement selon une règle absolument universelle (123). L'analogie de l'expérience se distingue de la pure notion de cause en ce qu'elle n'est pas une synthèse par concepts seulement, qui dépasse toutes les possibilités de l'expérience, mais une règle de l'unité synthétique de l'aperception de tous les phénomènes dans le temps. En effet, le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes et à ce titre, il ne manque jamais d'objets; mais on ne voit pas clairement a priori pourquoi les phénomènes devraient se conformer aux conditions de la pensée d'un objet en général. Une manière pour l'entendement de s'assurer d'avoir des objets serait donc de se lier avec la forme pure de l'intuition sensible, et c'est ce qui a lieu dans les analogies kantiennes, qui sont des "déterminations générales du temps" (124) auxquelles même les déterminations empiriques du temps doivent être soumises.
Au début du paragraphe précédent, le problème était de transformer un simple rapport de succession en rapport objectif de cause à effet. Par la suite, il s'avère que cela doit se faire précisément en déterminant le temps. Comment faut-il le comprendre? (125) Dans le premier cas, on parle de la successivité empirique qui n'est pas le temps mais, au mieux, une détermination empirique du temps qui a lieu d'après des concepts; dans le second cas, seule l'intuition pure du temps est à considérer (126). Quant à la question de savoir pourquoi cette détermination du temps a lieu à l'intérieur des analogies de l'expérience, on peut remarquer deux choses: i) La détermination du temps ne saurait qu'être "analogique", puisque le temps n'est pas perçu en lui-même – non pas comme dans le cas d'une matière magnétique pénétrant tous les corps, en raison du manque de finesse de nos sens (127), mais parce que le temps n'existe absolument pas en soi (128); ii) Le temps étant la forme pure de tout déterminable, en un sens il est donc tout ce qui est à déterminer (129), et ce qui est manifeste dans les schèmes catégoriaux (concernant la série du temps, le contenu du temps, l'ordre du temps et l'ensemble du temps), doit trouver son expression jusque dans les principes de l'entendement pur, qui seraient donc tous énoncés en regard du temps. Suivant la disposition des schèmes catégoriaux, les analogies de l'expérience déterminent l'ordre du temps. Mais le temps que l'on ordonne ainsi a déjà été produit comme série et rempli par la sensation. Finalement, si les analogies sont plus particulièrement les "déterminations générales du temps", c'est qu'en tant que lois de l'enchaînement empirique des phénomènes, elles fondent notre expérience du temps: "nous ne pouvons connaître empiriquement cette continuité dans l'enchaînement des temps que dans les phénomènes." (130)
Le concept de cause doit-il toujours être soigneusement distingué du principe de causalité, comme le prétend Vaihinger, pour qui Kant les confond de façon notoire? Vaihinger ne manque pas de souligner que le concept a trait à la nécessité interne de la liaison existant entre chaque cause particulière et son effet déterminé, tandis que le principe exprime la nécessité externe, pour tous les événements, d'avoir une cause (131). Mais est-il vrai, comme il va de soi pour Vaihinger, que les liaisons causales particulières relèvent directement du concept de cause? La cause est une catégorie, c'est-à-dire un concept pur de l'entendement, dont l'application aux phénomènes soulève des difficultés: "les concepts purs de l'entendement, comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes et ne peuvent jamais se trouver dans quelque intuition (...) puisque personne ne dira que cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi intuitionnée par les sens, et qu'elle est contenue dans le phénomène" (132). Les concepts empiriques eux-mêmes, qui sont "homogènes" au contenu qu'ils déterminent, ne sont pourtant pas référés directement à l'objet mais "à une règle de la détermination de notre intuition, conformément à un certain concept général." (133) Car les concepts, même lorsqu'ils sont tirés de l'expérience, restent toujours des représentations générales de ce qui est commun à plusieurs choses, alors que les intuitions sont des représentations singulières.
Produit par l'imagination (qui garde toujours quelque chose de sensible, à la différence de l'entendement dans sa synthèse intellectuelle), tout en ayant le caractère d'une règle, d'une méthode ou d'un procédé, le schème sert à procurer aux concepts les images qui leur conviennent. S'agissant des concepts purs, qu'ils soient sensibles ou intellectuels, nulle image particulière ne saurait leur être adéquate mais les premiers (concepts géométriques purs), ont un schème qui ne peut exister ailleurs que dans la pensée, alors que les seconds (catégories) ont pour schème "l'image pure (...) de tous les objets des sens en général", le temps (134). Le schème transcendantal est une représentation mitoyenne entre la catégorie et les phénomènes auxquels elle doit s'appliquer, homogène à la première en tant qu'il repose sur une unité régulatrice d'une part, et homogène aux seconds, qui ont le temps pour condition formelle a priori, comme "détermination transcendantale de temps", d'autre part. C'est ainsi que Kant donne le réel (das Reale) comme schème de la cause et de la causalité d'une chose en général, indiquant par là l'aperception du réel conforme au mode du temps déterminé en relation avec ces notions: ..."le réel, auquel, une fois qu'il est posé arbitrairement, succède toujours quelque chose d'autre." (135) Or c'est là justement la matière du principe de causalité, tel qu'il est interprété à l'intérieur de la deuxième analogie de l'expérience. La question est donc la suivante: Kant confond-il un concept et un principe (136), ou s'il ne démontre pas plutôt que seule la catégorie schématisée a une portée objective, ce qui est énoncé au niveau du principe ne traitant pas d'autre chose que la catégorie, puisqu'il ne fait que la rapporter aux conditions de son usage empirique légitime? Quant à la relation unissant tel événement (l'administration d'un médicament), à tel autre (la guérison), il faut la comprendre dans le contexte de l'interprétation kantienne du principe de causalité et non pas directement à partir de la catégorie. Celle-ci voudrait que le malade guérisse si et seulement s'il a pris son médicament; or c'est là plus que l'expérience ne saurait jamais nous permettre d'affirmer. Par contre, on peut bien dire que la guérison, en tant que passage d'un état à un autre, doit avoir une cause délimitée dans le temps. Ce n'est pas là établir entre deux faits contingents un lien indissoluble que rien ne saurait venir confirmer; ni prétendre décider à l'aide du seul entendement de la causalité d'un changement en général; mais on reconnaît dans ce qui arrive un phénomène soumis aux lois de l'aperception de tous les phénomènes dans le temps, pour autant que la succession temporelle elle-même n'est pas autre chose que cette liaison de phénomènes suivant le schème de la catégorie de cause, à savoir le "réel".
Finalement, Hume aurait-il pu s'estimer satisfait du traitement kantien de la causalité? Kant parle volontiers des lois empiriques de la causalité (137), et il souligne le fait que les analogies de l'expérience sont des principes de la liaison empirique des perceptions (138), mais cela ne fait pas de "tout ce qui arrive a une cause" un jugement empirique, puisque "c'est bien plutôt ce principe qui nous montre comment nous pouvons tout d'abord avoir de ce qui arrive un concept d'expérience déterminé." (139) Hume ne niait pas l'utilité et la pertinence de la relation causale, assurant que tous nos raisonnements sur les faits la prennent pour fondement; mais à la question de savoir sur quoi s'appuient tous nos raisonnements et conclusions au sujet de cette relation, il répondait d'un seul mot: "expérience". Et lorsque la question rebondissait de nouveau en "quel est le fondement de toutes les conclusions tirées de l'expérience?" (140), Hume écartait la possibilité qu'elles soient attribuables à un progrès de l'entendement, et proposait de les expliquer simplement par l'accoutumance:
..."pourquoi tirons-nous de mille cas une conclusion que nous étions incapables de tirer d'un seul cas, qui ne diffère à aucun égard des précédents. La raison est incapable de varier de pareille manière. Les conclusions qu'elle tire de la considération d'un cercle sont les mêmes que celles qu'elle formerait à l'examen de tous les cercles de l'univers. Mais si l'on n'a vu qu'un seul corps se mouvoir sous l'impulsion d'un autre, personne n'inférerait que tout autre corps se mouvra sous une impulsion analogue. Toutes les conclusions tirées de l'expérience sont donc des effets de l'accoutumance et non des effets du raisonnement." (141)
Kant ne veut pas de la solution humienne au problème soulevé par le concept de cause, parce qu'elle n'est pas générale et qu'elle fait appel à un principe qui est plutôt subjectif qu'objectif (142). Mais Hume aurait-il pu lui-même accepter le principe kantien de la possibilité de l'expérience? (143) Tout dépend de la signification qu'on accorde au principe. S'il n'exprimait pas autre chose que le primat de l'aperception transcendantale comprise comme subjectivité pure (144), ce serait comme si Kant, après avoir admis la justesse de la critique humienne de la pensée et du raisonnement, finissait par leur remettre le pouvoir de produire et d'expliquer à eux seuls la synthèse causale. Certes, on peut identifier possibilité de l'expérience et unité de l'expérience chez Kant, et l'"unité" en question n'est pas tirée des objets mêmes qui lui sont au contraire soumis. Mais Kant dit bien que "tout ce que l'entendement tire de lui-même, sans l'emprunter à l'expérience, n'a pourtant d'autre destination que le seul usage de l'expérience" (145), celle-ci fournissant la matière de l'unité. L'identité à retenir est donc celle entre les conditions de possibilité de l'expérience en général et les conditions de possibilité des objets de l'expérience, puisqu'elle est seule à pouvoir procurer une réalité objective à tous nos jugements synthétiques a priori (146). Quant à savoir si de tels jugements sont nécessaires, étant donné le sens qu'ils ont chez Kant, les rejeter équivaudrait à nier l'expérience elle-même, puisqu'alors le rapport de la connaissance à l'objet "serait bien une intuition vide de pensée, mais jamais une connaissance, et qu'ainsi il serait pour nous comme s'il n'était pas." (147) Est-ce dans le même esprit que Hume affirme qu'"il semble évident que, si toutes les scènes de la nature changeaient continuellement de telle manière qu'il n'y ait aucune ressemblance entre deux événements, et qu'au contraire tout objet soit entièrement nouveau, sans aucune analogie à tout ce qu'on avait vu auparavant, nous n'aurions jamais atteint dans ce cas, la moindre idée de nécessité ou de connexion entre ces objets"? (148)
SECTION 3.2.1: ÉVALUATION DU CARACTÈRE SYNTHÉTIQUE A PRIORI DU JUGEMENT DE CAUSALITÉ
L'explication kantienne du principe de causalité fait surgir deux questions: i) Si le principe de causalité n'est qu'un principe empirique, comme Kant le soutient avec Hume (149), comment peut-il être "en même temps" nécessaire a priori? ii) À la question de savoir comment le principe de causalité est possible, Kant répond dans la deuxième analogie de l'expérience en l'interprétant en termes temporels. Comment pourrait-il dès lors s'agir d'un principe de l'entendement pur? Ces deux questions sont étroitement liées. Car c'est en se liant avec le temps, qui est la forme nécessaire de l'intuition de tous les phénomènes, que le principe de causalité réussit à se rapporter aux phénomènes en général. En soi, rien n'oblige à comprendre la succession des phénomènes comme liaison causale. Par contre, un phénomène ne saurait survenir à partir de rien mais uniquement comme changement, c'est-à-dire de manière progressive. En s'assimilant à la nécessité pour tout phénomène d'avoir été précédé par quelque chose, la causalité reçoit un contenu dans l'expérience. Inversement, étant donné que la succession dans la représentation n'est pas forcément objective (Kant donne comme exemple la perception d'une maison, qui peut commencer au faîte pour se terminer à la base, ou de toute autre manière), l'intuition empirique du temps profite elle-même de ce mariage avec la causalité. Dorénavant, il suffit qu'une perception quelconque se laisse ramener sous la catégorie de cause pour qu'on soit en droit de considérer qu'elle précède objectivement et non pas seulement subjectivement celle qui la suit. Toutefois, la "subsomption du phénomène sous la catégorie" ne se fait pas mécaniquement, mais elle requiert un acte de la spontanéité de l'esprit. Celui-ci doit être à même de juger que le divers d'une maison n'est pas nécessairement successif, cependant que celui d'une embarcation qui descend le cours d'un fleuve l'est. (150)
Notre première question demande comment il est possible que le principe de causalité soit à la fois nécessaire et empirique. Si on admet qu'il est nécessaire en tant qu'il se rapporte à la forme nécessaire de l'intuition des phénomènes et qu'il sert à déterminer l'intuition temporelle, ne pouvant elle-même être donnée que dans les phénomènes (puisque le temps n'est rien en soi), une nouvelle difficulté surgit: le caractère nécessaire et universel du principe de causalité n'est-il pas trop dépendant du temps? En effet, on peut se demander si la solution du problème du principe de causalité telle que présentée dans la seconde analogie de l'expérience ne manifeste pas la nécessité de l'intuition pure plus que celle de la causalité, qui paraît dépendre totalement de la première. Une manière de répondre à cette objection serait de dire que la causalité doit être indépendante de toute application sensible: le temps constitue sans doute la condition suffisante de l'application du principe de causalité à l'expérience, mais la catégorie de cause/effet est la condition nécessaire du principe en tant que tel. Pourtant, que peut être le principe de causalité, avant toute application possible à l'expérience, ce qui se fait avec le concours du schème transcendantal du temps? Uniquement un jugement analytique touchant le contenu du concept de cause et non les événements, "ce qui arrive". Notre deuxième question demande si le principe de causalité est bien un principe de l'entendement pur, à l'exclusion de toute sensibilité. On vient de voir en quel sens il ne saurait l'être, au risque de se retrouver comme un simple jugement analytique. Il n'en reste pas moins qu'on exige qu'un principe de l'entendement pur ne soit pas soumis aux conditions de la sensibilité, même pure. Une manière de déplacer le problème serait de s'enquérir de l'expérience possible, pour voir si la condition sensible est suffisante à cet égard. Or si le temps est bien, chez Kant, avec l'espace, une condition nécessaire de la manifestation de l'ensemble des phénomènes, il ne suffirait pas à rendre compte de l'existence de la connaissance synthétique en général, qui a besoin des catégories et des principes, lesquels se retrouvent donc dans la position de conditions suffisantes de l'expérience en général, l'intuition pure du temps n'étant (à son tour) qu'une condition nécessaire de l'expérience possible. À lui seul, le temps ne rend donc pas plus l'expérience possible que n'y réussit la causalité à elle seule.
Plusieurs commentateurs ont remarqué que chez Kant, l'expérience a deux sens, un sens subjectif et un sens objectif, que l'auteur n'éprouve pas le besoin de distinguer clairement par deux termes techniques rapportés qui au sujet et qui à l'objet. Car il croyait avoir clairement démontré que l'expérience en général et l'objet de l'expérience ont les mêmes conditions de possibilité. Il s'agit là d'un approfondissement de la vérité-correspondance: avant comme après la révolution critique, la connaissance s'identifie à son objet, mais elle se demande maintenant comment la chose est possible? Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette question ne réclame pas une "explication causale". Kant admettait qu'il ne connaissait ni les fondements derniers de l'espace et du temps ni ceux des catégories. Mais il n'en soutenait pas moins que ces purs produits de nos facultés subjectives occupent une position fondamentale au sein de notre connaissance. À ce propos, la question la plus naturelle semble être: comment pouvait-il le savoir? Et naturellement, Kant ne prétendait pas le savoir absolument mais uniquement dans le contexte d'une "explication transcendantale" qui n'a pas uniquement le sens d'une mise au jour des conditions de possibilité d'une chose, mais également ce qu'on peut appeler, suivant H. Putnam (qui s'inspire de Husserl), un sens parenthétisé (151). L'explication transcendantale est une explication causale parenthétisée: tout se passe comme si la catégorie de cause/effet, par exemple, contenait la condition unique sous laquelle quelque chose peut être déterminé objectivement, comme événement survenant dans le temps (et dans l'espace); dans les faits, il est certain que toutes sortes de phénomènes peuvent se produire, qu'il est impossible de soumettre à la loi de causalité (152). Mais cette règle dynamique n'en constitue pas moins, selon Kant, un principe régulateur grâce auquel le sujet connaissant réussit à concrétiser son idéal d'unité.
Ce qu'on demande, c'est finalement en quel sens il est possible de dire que le principe de causalité "rend l'expérience possible", suivant l'expression kantienne. On a vu que ce n'est pas strictement à titre de principe de l'entendement pur que la causalité gouverne l'expérience, puisque le temps est impliqué dans l'application de la catégorie au phénomène. Mais il y a plus, car les propositions transcendantales, dont le principe de causalité fait partie, doivent rendre possible leur propre preuve, à savoir l'expérience (153). Cette exigence paradoxale de Kant ne signifie pas qu'il soutenait que l'expérience, à laquelle il n'a reconnu qu'une généralité matérielle, fonde le principe de causalité, mais plutôt que ce principe a uniquement un usage immanent. L'usage dit "immanent" diffère de l'usage empirique courant; il prend l'expérience pour objet tout en restant a priori (154), dans la mesure où le principe n'est en lui-même rien de plus qu'une règle de l'usage de l'entendement. Mais si c'est l'expérience possible qui donne ainsi son sens à la règle, voire si c'est elle qui la caractérise comme proposition synthétique, alors la loi de causalité est après tout confirmée par l'expérience et on ne peut plus la dire absolument a priori. Elle ne l'est, pour reprendre une terminologie utilisée précédemment, que relativement à l'expérience, le mot "relativement" signifiant un rapport interne plutôt qu'un lien externe ou causal, paradoxalement (155). Car le principe de causalité est synthétique a priori en relation avec l'expérience plutôt qu'en opposition avec elle.
SECTION 4: LA SOLUTION DU PROBLÈME DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES a priori:
UNE NOUVELLE DÉFINITION DU JUGEMENT
Une des questions soulevées dans les sections précédentes était notamment: Les définitions de jugements analytiques et synthétiques qui apparaissent dans l'introduction à la Critique ne sont-elles pas dépassées par la nouvelle définition du jugement? Celle-ci apparaît au paragraphe 19 de la deuxième édition de la déduction transcendantale des catégories, et elle est reprise dans une note de la préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature:
..."un jugement n'est rien d'autre que la manière d'amener des connaissances données à l'unité objective de l'aperception." (156)
..."la définition exactement précisée d'un jugement en général (l'opération par laquelle les représentations données arrivent à devenir connaissances d'un objet)." (157)
On peut combiner les deux formulations et dire qu'un jugement est la manière de transformer des représentations données (intuitions) en connaissances objectives (concepts), au moyen de l'unité d'aperception, ce qui nous rapproche de la définition que donnent les Prolégomènes du jugement objectif d'expérience (nécessaire et universel), par opposition au jugement perceptif (dont la vérité est accidentelle, et la validité limitée au sujet) (158). Ces différentes définitions surgissent au cours de la période qui sépare les deux premières éditions de la Critique de la raison pure, à une époque où Kant croit pouvoir clarifier sa pensée et contribuer ainsi à écarter certains malentendus concernant la forme d'idéalisme qu'il préconise. Leur trait commun consiste à faire porter l'accent sur l'objectivité du jugement plutôt que sur sa forme logique (159). En conséquence, elles se présentent comme des définitions réelles du jugement et non plus seulement comme des définitions nominales, destinées à expliciter le contenu de cette notion sans la justifier. Et si la définition réelle du jugement du § 19 était en même temps celle du jugement synthétique a priori?
Dans Qu'est-ce qu'un chose?, Heidegger souligne l'importance de la nouvelle définition kantienne du jugement, qu'il met en rapport avec la distinction analytique/synthétique:
..."lorsque Kant fait ressortir de manière répétée la signification principielle de la distinction nouvellement établie par lui entre jugements analytiques et jugements synthétiques, cela n'exprime rien d'autre que ceci: l'essence du jugement en général reçoit une détermination nouvelle. La distinction entre les jugements n'est qu'une suite nécessaire de cette détermination d'essence, et c'est par là qu'elle montre en même temps, après coup, une manière de caractériser l'essence nouvellement conçue du jugement." (160)
Ce texte résume à lui seul l'impulsion qui a rendu possible le travail contenu dans ce premier chapitre, de manière positive aussi bien que négative. L'aspect négatif du rapprochement de la distinction analytique/synthétique avec la nouvelle définition du jugement donnée dans le paragraphe 19 de la deuxième édition de la Critique a été souligné dès l'introduction: les définitions de jugement analytique et de jugement synthétique données dans la section IV de l'introduction à la Critique sont rétrogrades par rapport à la nouvelle définition du jugement. Mais il s'agissait là d'un défi plutôt que d'une limitation. La nouvelle définition du jugement est l'aune à partir de laquelle fut mesurée la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques, et il est de bonne guerre de reconnaître que c'est Heidegger qui a orienté la lecture de Kant en ce sens. À partir de là, le problème (toujours celui de la possibilité des jugements synthétiques a priori!) s'est précisé comme celui de justifier la définition à partir de cas concrets. Une fois de plus, Kant brouillait apparemment les cartes en jetant dans les pattes de son lecteur l'exemple "tous les corps sont pesants".
Concernant cette proposition, Kant affirme deux choses: i) Les représentations qu'elle lie ne se rapportent pas nécessairement les unes aux autres dans l'intuition empirique. ii) Ces représentations se rapportent les unes aux autres grâce à l'unité nécessaire de l'aperception. Le premier point désigne la proposition empirique comme fondée sur l'intuition empirique, tout en admettant que les représentations n'y sont pas nécessairement liées entre elles. Le second point présuppose, en revanche, que ces représentations se rapportent nécessairement à l'unité d'aperception, ou qu'elles sont nécessairement liées en regard de celle-ci. Cette liaison est décrite comme un acte de l'entendement et non de la sensibilité. (161)
L'unité nécessaire de la conscience entrecroise les notions de jugement analytique et de jugement synthétique. La proposition suivante: ..."toute conscience empirique [doit] être liée en une seule conscience de soi-même" (162) est synthétique, mais ce qu'elle dit ne peut être vrai que si "toutes mes représentations...[sont] soumises à la condition sous laquelle seulement je peux les attribuer comme mes représentations au moi identique" (163). Quant à cette dernière proposition, elle est au contraire un jugement analytique réclamant une synthèse. Finalement, l'unité de la conscience est tout à la fois une identité parfaite et le produit d'une synthèse: d'un côté, l'entendement ne peut saisir son identité de "je pense" sans prendre conscience de son acte de lier le divers de l'intuition; d'un autre côté, la synthèse elle-même a besoin d'être rapportée à l'unité objective de l'aperception, pour que l'entendement puisse s'approprier l'acte de synthèse de l'imagination et en garantir l'objectivité.
Kant reconnaît, dans la note de la préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature citée plus haut, ne pas avoir expliqué de manière complètement satisfaisante comment l'expérience devient possible en vertu de principes qui fondent a priori la possibilité de la pensée elle-même (164). Au même endroit, il affirme être désormais capable d'obtenir la déduction transcendantale à partir d'une seule conséquence tirée de la définition du jugement. Pour savoir de quelle conséquence il s'agit, il suffit de comparer la définition kantienne avec la définition traditionnelle du jugement comme "rapport entre deux concepts". C'est parce que la nouvelle définition est déjà rapportée à l'objet par le canal de l'unité nécessaire de l'aperception qu'il est si facile d'en tirer ensuite la possibilité de l'expérience. Encore une fois, Kant aurait pu dire que nous nous contentons d'en extraire (analyse) ce que nous y avons mis nous-mêmes (165) (synthèse). En effet, l'expression soulignée ne saurait désigner que l'unité de l'aperception de toutes les représentations, en tant qu'elles doivent être liées dans une conscience. Si, en outre, l'unité de la conscience est "synthétique", l'expérience est obligatoirement présente à elle comme source inépuisable d'intuitions empiriques (ou perceptions). Néanmoins, la relation immédiate de la conscience à l'expérience reste une relation à l'expérience seulement possible. Quant à l'expérience réelle, on peut bien dire qu'elle est rendue possible (analytiquement a posteriori) par l'entendement et ses principes mais non pas, directement, que l'entendement rend possible (synthétiquement a priori) l'expérience réelle.
On peut résumer les différentes formulations de la nouvelle définition kantienne du jugement en utilisant celle-ci de préférence: "un jugement, c'est-à-dire un rapport qui est objectivement valable" (166). En quoi consiste au juste le rapport objectif qui définit le jugement? Reprenons l'exemple de Kant: "les corps sont pesants". Pour classifier cette proposition, il ne suffit pas d'examiner le rapport entre les concepts du sujet et du prédicat, mais il faut déterminer le rapport de ces représentations à telle ou telle faculté de connaissance: si c'est par l'imagination reproductive que les représentations sont liées, on a un jugement synthétique a posteriori, si elles le sont par l'unité objective de l'aperception, on peut avoir un jugement d'expérience au sens fort (ce qui est un jugement synthétique a priori selon Kant). La nouvelle définition du jugement requiert donc une "réflexion transcendantale", puisque celle-ci consiste à déterminer sous les auspices de quelle faculté de connaissance – si c'est par l'entendement ou par la sensibilité – les représentations données sont liées (167). Mais on remarque aussi qu'au paragraphe 19 de la Critique, la liaison intellectuelle est privilégiée aux dépens de la liaison sensible, alors que dans l'appendice de l'analytique transcendantale sur l'amphibolie des concepts de la réflexion, où Kant distingue l'usage empirique de l'entendement (seul valable) de son usage transcendantal, c'est l'inverse qui se produit. Dans le contexte de la déduction transcendantale, la proposition "les corps sont pesants" est objectivement valable en tant qu'elle est pensée vraie avant de l'être pour des motifs empiriques. En effet, la proposition où l'entendement a un usage strictement empirique reste subjective, comme jugement de perception, et ne m'autorise à faire état que d'une impression de pesanteur, quand je porte un corps. Mais le jugement objectif ne saurait limiter son propos à une subjectivité particulière lorsqu'il affirme que "lui-même, ce corps (er, der Körper), est pesant".
Au lieu de faire surgir un nouvel antagonisme kantien (entre la nouvelle définition du jugement, qui relève de l'entendement, et le fait que la définition réelle du jugement ne saurait être fondée uniquement sur l'unité objective de l'aperception), on a préféré considérer les diverses tendances non pas comme complémentaires (ce qui serait l'excès contraire, dans lequel Kant aurait pu tomber), mais comme contemporaines l'une de l'autre (même si Kant ne les a pas pensées en même temps). Il était normal de privilégier la nouvelle définition du jugement dans un ouvrage sur le jugement. Mais comme le jugement en question est synthétique a priori, on est nécessairement renvoyée aux "sources" subjectives des jugements synthétiques a priori.
SECTION 4.1: LE CONFLIT DES FACULTÉS
L'intuition est la seule chose qui puisse distinguer le rapport des représentations données à l'aperception pure, qui définit le jugement, d'un simple rapport logique entre concepts. Non que l'intuition apparaisse explicitement comme une condition objective de la connaissance à l'intérieur de la nouvelle définition kantienne du jugement: les "représentations données" y sont directement soumises à l'unité nécessaire de l'aperception, qui draine toute l'objectivité. En outre, l'unité synthétique de l'aperception n'est pas liée à l'intuition sensible, mais elle se rapporte à l'intuition en général (qui peut être sensible ou intellectuelle). Comme représentation singulière, l'intuition pure est un tout comprenant en soi une synopsis du divers a priori, ce qui autorise Kant à lui attribuer une unité qui précède l'entendement (168). Mais l'unité de l'aperception récupère sous son aile l'unité de l'intuition.
L'imagination pure est la seule faculté à être directement qualifiée de transcendantale. Cela signifie qu'elle est, antérieurement à l'intuition et à l'aperception pures, "le fondement de la possibilité de toute connaissance, particulièrement de l'expérience." (169) Dans ces conditions, on peut se demander comment il se fait qu'au paragraphe 19 de la déduction transcendantale des catégories, où le jugement est défini à neuf, il ne soit fait état que de la synthèse reproductive (empirique) de l'imagination, la plus subjective de toutes. L'aperception pure se serait-elle approprié la synthèse productive de l'imagination? L'assimilation est visible dès la première édition de la déduction transcendantale, qui accorde pourtant une plus grande place que la seconde à l'imagination et à ses synthèses: ..."l'affinité (proche ou éloignée) de tous les phénomènes est une conséquence nécessaire d'une synthèse dans l'imagination, qui est fondée a priori sur des règles." (170) Une synthèse fondée a priori sur des règles appartient à l'entendement, pouvoir des règles, et non à l'imagination. Pourtant, on cite au début de ce paragraphe un texte où Kant ne manque pas de soumettre le principe suprême de l'aperception lui-même à la synthèse pure de l'imagination transcendantale. Or cette synthèse originaire ne comprend pas en soi l'unité nécessaire de l'aperception pure, mais c'est celle-ci qui est "en même temps" synthétique, de la même manière que le temps est "au fond" imagination transcendantale selon Heidegger. (171)
On ne peut démontrer hors de tout doute que l'imagination transcendantale est la racine des deux autres sources de la connaissance, mais la notion de "synthèse" (qui relève de l'imagination comme le concept relève de l'entendement, l'intuition de la sensibilité) est essentielle pour exprimer les relations de l'intuition et de la pensée. C'est ainsi que l'intuition, si elle doit être déterminée, renvoie au concept et que celui-ci a besoin de l'intuition pour pouvoir se rapporter à quelque chose; mais pour que ces diverses attentes soient comblées, une synthèse est nécessaire, c'est-à-dire un "acte" qui implique la spontanéité de l'entendement et qui est de plus "originaire", ce qui évoque aussi bien la forme pure de tous les phénomènes sensibles, le temps, que le "je pense" de l'aperception originaire (172).
L'entendement est celle de nos facultés subjectives qui a le plus grand besoin de la synthèse, qui supplée à l'intuition dont elle est dépourvue. Kant dit bien que l'esthétique transcendantale est un "organon", alors que la logique transcendantale et plus particulièrement l'analytique n'est qu'un "canon". Autrement dit, seule la logique transcendantale présuppose l'esthétique transcendantale; comme organon, celle-ci est déjà complète en elle-même. Et puisque Kant affirme qu'un entendement intuitif penserait directement par intuitions, sans avoir à passer par les concepts (173), est-ce à dire que l'intuition est tout ce qui manque à notre entendement discursif pour ne pas être une faculté subjective? Pourtant, l'intuition sensible n'est pas moins subjective que la pensée finie. Elle donne bien un objet, ce dont l'entendement est incapable, mais cet objet n'est pas "objectif" avant d'avoir été parcouru, lié et finalement pensé par l'entendement. Mais est-ce bien là le travail de l'entendement? Dans la première édition de la Critique, Kant semble prêt à reconnaître que c'est à l'imagination qu'incombe la tâche de comprendre le divers sensible, la part de l'entendement se limitant à apposer son sceau sur les résultats auxquels elle parvient. La fonction de l'imagination restant toujours sensible, il serait nécessaire de lui ajouter la fonction intellectuelle (174). Mais on peut aussi se demander s'il ne s'agit pas là d'une réminiscence de la période pré-critique, alors que Kant acceptait encore la thèse suivant laquelle la sensibilité nous présente les choses telles qu'elles apparaissent, cependant que l'entendement les voit telles qu'elles sont (175).
Pour qui a sillonné la Critique de la raison pure de Kant, où le caractère insigne de la sensibilité et surtout de l'intuition est constamment souligné, certaines de ses affirmations concernant l'entendement sont étonnantes. Ainsi, comment l'entendement peut-il être objectif de par son propre pouvoir et donc indépendamment de toute intuition, tout en étant dépendant de l'intuition pour le contenu de ses concepts? Le renversement copernicien effectué par Kant a consisté pour une bonne part à revaloriser la sensibilité, voire à sensibiliser l'entendement. Or l'auteur soutient au coeur de la déduction transcendantale une conception de l'entendement qui ressemble à celle de la Dissertation pré-critique. Déjà, dans la Dissertation, la conception de l'entendement paraît rétrograde si on la compare à la conception renouvelée de la sensibilité. On y distingue un "usage logique" et un "usage réel" de l'entendement, mais le second est tourné vers le noumène au lieu de l'être vers le phénomène qui est pourtant, Kant le reconnaît dès 1770, le seul qui soit accessible à notre entendement non intuitif (176). Et quelle est la situation dans la Critique de la raison pure en général? Kant y manifeste un égal souci de séparer sensibilité et entendement. Cependant, la tâche principale n'est plus tant d'empêcher que la sensibilité "influence" l'entendement, que de maintenir l'extension de celui-ci à l'intérieur des limites de l'expérience (qui est le champ de la sensibilité et le territoire de l'entendement). Pour la Critique, "tout ce que l'entendement tire de lui-même, sans l'emprunter à l'expérience, n'a pourtant d'autre destination que le seul usage de l'expérience".
La synthèse productive de l'imagination pure est ce que la Critique de la raison pure apporte en sus des éléments réellement ou potentiellement disponibles dès la Dissertation de 1770. Il s'agit là d'une troisième voie par rapport à celles de la sensibilité et de l'entendement, puisque la synthèse relève d'une troisième faculté, l'imagination. Celle-ci, toutefois, ne manifeste aucune autonomie par rapport aux deux premières, car elle appartient à la sensibilité d'une part (177), et se trouve récupérée par l'entendement d'autre part ("L'unité de l'aperception relativement à la synthèse de l'imagination est l'entendement, et cette même unité, relativement cette fois à la synthèse transcendantale de l'imagination, est l'entendement pur.") (178). À vrai dire, le problème auquel la synthèse pure de l'imagination apporte une solution n'est pas un problème pour l'imagination mais pour la sensibilité et l'entendement.
On connaît maintenant les défectuosités de l'entendement: coupés de l'intuition, ses concepts les plus purs sont vides de sens; bien qu'il ne soit en lui-même rien de plus qu'une faculté logique, l'entendement a tendance à s'approprier les résultats du travail de l'imagination transcendantale. Pourtant, une fois qu'on a reconnu que cette faculté n'a pas plus de pouvoir réel que les autres, l'entendement n'en continue pas moins d'exercer sur nous une espèce de fascination. Dans ce qui suit, on cherchera à dégager la portée critique du primat de l'entendement, sans pour autant réaffirmer ce qui a été justement contesté.
SECTION 4.2: LA PORTÉE CRITIQUE DU PRIMAT DE L'ENTENDEMENT
Kant devait imposer la signification critique de la vérité idéaliste, en dépit de la relative justesse du point de vue empiriste. À l'époque de la Dissertation, il ne saisissait sans doute pas encore la nature exacte des rapports entre sensibilité et entendement. À la suite de toute une tradition de professeurs, il voyait dans la sensibilité un entendement confus tout en lui refusant la moindre contribution à la connaissance réelle, ce qui était déjà contradictoire. La situation est différente dans la Critique de la raison pure, où sensibilité et entendement apparaissent comme deux pouvoirs opposés et complémentaires: les sens ne jugent pas, mais ils fournissent ce qui est à connaître; l'entendement est dépourvu d'intuition, quoiqu'il n'y ait pas d'objet des sens qui puisse être connu sans lui.
Dans un premier temps, la sensibilité critique apparaît comme "idéaliste" et l'entendement, comme "empiriste". En effet, l'intuition pure, pure modification de l'esprit s'affectant lui-même, est au fondement des phénomènes. Les phénomènes étant tout ce qui peut être connu, l'entendement est donc au service de l'intuition dans la connaissance empirique, où il s'oriente vers l'objet donné; mais la matière à laquelle cette connaissance s'applique a déjà perdu toute réalité en soi du fait de l'idéalisme d'une sensibilité uniquement réceptive. Comment la connaissance sensible ne serait-elle pas condamnée au subjectivisme? Paradoxalement, l'entendement doit accéder à l'idéalisme pour sauver l'objectivité de la connaissance empirique. Naturellement, il ne saurait plus s'agir d'un idéalisme essentialiste. L'objet se conformant nécessairement aux catégories de l'entendement sera le même que l'objet donné dans l'intuition empirique. Enfin, il sera le même et il sera autre, puisque c'est maintenant l'entendement qui le rend possible. Et ce que l'entendement "rend possible" existe déjà sous forme d'une perception qui doit être transformée en connaissance. Il a déjà été question à plusieurs reprises de la différence entre jugement empirique de perception et jugement d'expérience. Ce qui distingue les deux propositions suivantes:
i) il semble que la pierre soit lourde;
ii) la pierre est lourde,