Voir le concept de l'art

Josette Lanteigne
Sur l'aspect didactique de l'art contemporain. Mais sommes-nous prêts à écouter ses leçons?
On part ici d'une intuition concernant la transformation de l'objet d'art. Cet objet ne serait plus un simple objet - ce qu'il n'a jamais été en art - mais sa présentation serait vue désormais à travers le curriculum de l'artiste, sa crédibilité, son travail ou son expérience, ses relations avec ses pairs. Pour savoir si telle installation a du sens ou non, il ne suffit pas de la regarder, il faut d'abord être familier avec le contexte dans lequel elle est produite.

Si on la regarde comme un objet, l'installation d'art contemporain n'a souvent pas beaucoup de signification première. Celle qu'elle pourra avoir lui vient de son contexte (telle exposition dans tel lieu, etc.), de l'interaction entre le créateur, ses produits et le public. Or l'objet d'art a ainsi glissé, il est sorti de notre vue en renvoyant à d'autres instances que lui, qui sont principalement le(s) sujet(s) et les concepts qu'il véhicule.

De l'objet au concept
Il faut donc apprendre à voir l'objet d'art conceptuel. C'est assez compliqué: il ne se regarde pas comme un objet visuel ou figuratif (tous les objets naturels ont une figure); on ne le regarde pas non plus comme on regarde une toile abstraite. Dans ce dernier cas, c'est la sensibilité qu'on essaie d'éveiller. Ces taches de couleurs sont sensées nous faire tout un effet, l'artiste y a laissé libre cours à son expression et la recherche formelle sur la matière et les matériaux importe au plus haut point. Dans le cas de l'art conceptuel, on a affaire à un troisième voir: ici, c'est l'entendement qu'on essaie d'éveiller avec un art qui pense. En effet, si l'objet d'art est un concept, quand j'appréhende le concept, je pense. Le spectateur devient penseur.

En art conceptuel, l'objet représente un concept qui est l'œuvre véritable de l'artiste. Un artiste conceptualiste fabrique des concepts qu'il illustre par des installations ou des objets. En se rendant à une exposition, on ne va pas voir un objet mais un ensemble d'objets qui illustrent un concept. En ce sens, le multimédia n'apporte en soi rien de nouveau car il est également un illustrateur de concepts. Beaucoup d'artistes contemporains pourraient se retrouver dans cette description, dont Pierre Granche (1948-1997) [1], initialement sculpteur, qui travaillait de concert avec une équipe de collaborateurs, un expert du département d'architecture de l'Université de Montréal, des critiques et historiens d'art, philosophes, etc., il était devenu sculpteur chercheur avec une spécialité dans les installations. Certes, il accordait toute son attention, dirigeant une équipe dévouée de proches collaborateurs, à son œuvre. Mais on voyait bien que les objets fabriqués l'étaient avec toute l'habileté du menuiser, de l'ingénieur ou de l'architecte, tandis que l'âme de l'artiste était ailleurs. Où? Dans ces concepts (celui de la pyramide par exemple), disciplines (la topologie par exemple), etc., qui l'occupaient autant que son art, et dont celui-ci se nourrissait.

Qu'est-ce qu'un concept?
Kant le définit comme une représentation qui contient une représentation de l'objet. C'est une représentation médiate de l'objet, puisque celui-ci ne peut être pensé directement. Car toute connaissance humaine est médiate (2). Les sensations nous sont données de façon immédiate, mais elles ne sont pas encore pensées pour autant. Elles doivent être reliées pour former un concept, ce qui a lieu analytiquement. Mais cette analyse suppose une synthèse, qui donne préalablement les conditions de possibilité de l'expérience esthétique.

«Un matin d'été» est un concept qui représente un objet qui est un genre de paysage. Voilà en deux mots le travail du peintre figuratif, jusqu'à Monet. Si on défait cet art avec autant d'art qu'il a été fait, on obtient une peinture abstraite, Kandinsky en tête: à la limite, cette peinture ne représente plus rien; «un tableau est un objet sans importance» (3). En art conceptuel, on part du matin d'été, quelques poussières, quelques livres de terre, trois litres d'eau, quelques insectes qu'on met en pot avec des arbustes, etc. L'artiste essaie de reproduire le système écologique dans son installation et baptise le tout «Matin d'été», ou «Des morceaux du matin d'été que j'ai apporté». Et ça peut fonctionner quelques jours, jusqu'à l'inévitable décomposition ou détérioration de l'œuvre (qui peuvent être montrées ou non).

En résumé, dans l'art figuratif, on a un objet qui se réfère à un concept qui est celui d'un matin d'été. Dans l'art abstrait, il n'y a plus de référent, la toile ne se réfère plus qu'à la palette de couleurs. C'est un signe qui se prend lui-même pour objet. Le signe est lu pour lui-même sur les couleurs et la palette. Quant à l'art conceptuel, contrairement à l'art abstrait, il est encore représentation; là où les peintres abstraits sont perdus dans le chatoiement de la toile, il est Duchamp. L'abstrait dit toujours la même chose, alors que l'artiste conceptuel doit dire quelque chose de nouveau à chaque fois. Voilà pourquoi on peut le voir parfois, passant d'un intérêt pour la médecine à un intérêt pour l'alchimie, en passant par un intérêt pour le bestiaire. Cherchez le fil d'Ariane qui relie ces différentes expériences et vous ne le trouverez pas, parce qu'il n'existe plus et est reconnu pour tel.

La représentation de l'actualité
Si l'art est, dans la plupart des cas et à un degré ou un autre, imitation de la nature, ce que l'art conceptuel représente, c'est un état des choses à un moment donné. Non pas une nature morte ou un tableau vivant, mais l'état de la société dans son ensemble. Si la société est malade, l'art paraît lui aussi malade. L'art n'a jamais été le médecin de la nature, c'est plutôt celle-ci qui fut la grande consolatrice de l'artiste, comme du philosophe. S'il faut changer la société, comptez sur les artistes pour le dire; mais ne comptez pas sur eux pour la changer effectivement - sauf exceptions. L'artiste conceptuel ne nous dit pas comment les choses devraient être ou comment elles sont dans un monde idéal, il nous dit comment elles sont ici et maintenant. Et la leçon est dure, souvent, parce que la réalité est ainsi. Ce qui fait dire à Isabelle Lelarge, directrice du magazine ETC Montréal: «tant mieux si ça plaît esthétiquement, mais il y a d'autres buts, d'autres espoirs qui relèvent d'abord du vœu de changement en termes de comportements sociaux. [...] Décembre 98 marque la célébration du 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme. L'an 2000 annonce son lot d'événements. Un bon nombre d'artistes se grefferont à diverses tribunes pour faire entendre leur voix, leurs rêves. Ce sera peut-être bénéfique pour certains, certainement non-fonctionnel pour d'autres, mais ce qui compte, c'est qu'on établira parfois des propositions de nouvelles valeurs pour un monde souhaité différent. Pour ne pas dire plus humain.» (4)

Avec un sujet aussi sérieux, on ne peut plus demander aux artistes de se contenter de produire de beaux objets: «La singularité d'une recherche artistique tient à son positionnement esthétique par rapport à une histoire de l'art, et à un positionnement philosophique fort. Il ne fait aucun doute qu'une œuvre singulière est une œuvre authentique où l'ego de l'artiste est intense, jamais fermé.» (5)

CQFD: les artistes sont des sujets avant d'être des producteurs de beaux objets. Comme le rappelle Isabelle Lelarge, l'art prend une tournure publique: «Fin 90, rien n'est plus imposé par une loi et les artistes prennent littéralement d'assaut la voie publique et ce qu'ils ont à dire est tout sauf esthétique.» (6)

Notes
(1) Voir Stéphane Baillargeon, «Figure d'atelier», Le Devoir, jeudi 2 octobre 1997.
(2) Pour Kant, seul un entendement divin pourrait penser directement par intuition. L'entendement humain doit passer par les concepts, donc toute pensée est médiatisée.
(3) Voir Louise Fournel, «Un tableau est un objet sans importance», Paul-Émile Borduas, dans ETC Montréal, no 44, déc. 1998 à fév. 1999, p. 15-18.
(4) Isabelle Lelarge, «Art et humanisme», dans ibid., p. 8.
(5) Ibid.
(6) Ibid.

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