Pierre Louÿs est né à Gand en 1870 d'une famille champenoise, réfugiée en Belgique à cause de l'avance allemande. Il fit ses études à l'École alsacienne où il fut condisciple de André Gide*. En 1891, il fonde la revue La Conque dont onze numéros parurent. Grand admirateur de Wagner et de Berlioz, il noue en 1892 des relations cordiales avec Debussy. Après la publication de diverses oeuvres érotiques, il se livre à la traduction d'auteurs grecs comme Athénée de Naucratis, Méléagre et Lucien. Ses Chansons de Bilitis, attribuées à Sappho* ont été mise en musique par Debussy en 1897. En 1898, il publia un roman La Femme et le Pantin et inspira le film de Sternberg The Devil is a Woman, avec Marlène Dietrich, et celui de Bunnuel Cet obscur objet du désir. En 1901 parut son roman Les Aventures du roi Pausole et en 1903 un recueil de nouvelles dont Sanguines. Accablé de dettes, il meurt en 1925. Pervigilium mortis, recueil de ses ultimes vers, parut après sa mort. (Marie-Claire Bancquart, Écrivains fin-de-siècle, Gallimard, «folio classique», 2010, p. 292-293 et Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, Fayard, 2002) Dans Sanguines, un soir, «rentrant tardivement chez lui, le narrateur est abordé par [...] Calistô, une femme de l'Antiquité dont le tombeau a été transporté au Louvre, et qui se trouve douée de la possibilité de se promener sept heures chaque nuit dans Paris.» (op. cit. p. 295) Les propos de cette Dame surgie de l'Antiquité et qui cohabite avec le vivant, qui est Pierre Louÿs, sont une critique de la naissante modernité et se moquent de la soi-disante créativité humaine, cette capacité de produire le novum , le «nouveau». La Dame, sortie du tombeau, sert à Louÿs une leçon qui vaut pour tous les mortels: «Rien de nouveau sous le soleil». L'oeuvre créatrice humaine est imitation et répétition plus que création du neuf.
Quelques soient les curiosités des jeunes filles qui liront ce fragment de mémoires, je ne pousserai pas plus avant la description de ce qui suivit; d''abord parce que j'ai déjà écrit, sur les documents de Callistô, tout un livre qui est Aphrodite; et ensuite parce qu'une certaine réserve me retiendrait peut-être encore, à présenter, sous une forme personnelle, le détail d'une nuit excessive.
Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me fit observer avec douceur que le soleil était levé déjà, et que, par la faute d'un éclairage perfectionné, nous ne nous en étions pas aperçus.
- Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez plus l'Aube, dit-elle d'une voix triste. Autrefois, le spectacle des lueurs du matin était la récompense des longues veiiles épuisantes. Maintenant, vous passez votre vie dans une lumière monotone et vous ne savez même pas regarder les Ténèbres.
Je m'inquiétai.
- Midi !... mais tu m'avais parlé, pour toi, d'une vie bornée aux heures nocturnes. Comment puis-je encore te garder ici ?
- C'est affaire entre moi et Perséphone*, fit-elle avec un sourire singulier. Causons. Je n'ai pas fini d'injurier ton époque.
J'étais un peu las, et cependant nerveux.
- Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de nous, veux-tu? Laissons le monde, meilleur ou pire ... Toi seule m'intéresses.
- Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu. Je continuerai jusqu'à ce que tu avoues. Vraiment, je reviens désolée de mon second voyage sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau, avec le rêve d'un temps plus pur où j'avais grandi dans la joie. l'ai besoin de dire à quelqu'un sur quelles déceptions je termine ma promenade et que j'en veux à ton siècle pour toutes les surprises qu'il ne m'a pas offertes. Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait des espérances et qui est en train de rater sa vie.
- Je ne sais pas ... Il me semble pourtant que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n'est pas si méprisable.
- Il l'est ! un peu par son impuissance et plus encore par sa fatuité, Non! vous ne pensez pas; et vous ne créez pas! Vous êtes des Phéniciens habiles à reproduire les modèles inventés par ma race, mais ailleurs que chez nous vous ne les trouvez pas, et vous n'existez que dans notre ombre.
Elle fit un geste.
- Promène-toi dans les rues de Paris. Partout notre âme éternelle éclate à la façade des monuments, aux chapiteaux des colonnes et sur le front des statues. Après avoir échafaudé, pendant un moyen âge barbare et chétif, de misérables bâtisses qui s'écroulent déjà (c'est heureux !), vous, les hommes des temps modernes, incapables de créer, vous êtes revenus à nos ruines et depuis quatre cents ans vous faites des mosaïques de pierre avec les morceaux de nos temples. Une colonne trouvée en Sicile a engendré deux mille églises et autant de gares de chemins de fer. Même à des besoins nouveaux vous ne savez pas donner une architecture nouvelle. Avec l'airain de vos canons vous recopiez la colonne Trajane, et vous faites des salles de quatuor qui sont de style corinthien. Après nous qui sculptions le marbre et qui fondions le bronze au moule, vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, pas un alliage chimique, plus digne de reproduire la figure humaine. Et le seul grand de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été que parce qu'on a trouvé sous terre un torse d'Apollonius, un débris sans tête, sans bras et sans jambes; une ruine lamentable, mais oeuvre créée, celle-là; oeuvre créatrice. Écoliers!
Elle prit deux livres dans une bibliothèque et les jeta sur le tapis.
- Votre pensée, comme votre art, est parasite de nos cadavres. Ce n'est pas Descartes*, c'est Parménide qui a dit que la pensée était identique à l'être. Ce n'est pas Kant*, c'est encore Parménide qui a dit que la pensée était identique à son objet. Et dans ces deux phrases, les écoles modernes se pelotonnent tout entières; elles n'en sortiront pas. Partout où votre science devient générale, c'est-à-dire philosophique, elle se repose, encore aujourd'hui, sur nos assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide ont fixé pour toujours les rapports immuables des lignes. Archimède s'est servi du calcul intégral bien avant votre Leibnitz, qui nous doit également sa métaphysique. Au lieu de méditer devant la chute des pommes, Newton, que vous révérez, aurait pu se borner à lire une page de notre Aristote*, où sa théorie de la gravitation universelle était exposée depuis deux mille ans. Sur la constitution de la matière, qui est le problème de Dieu, Démocrite* en savait tant que Lord Kelvin; son hypothèse este seule admise. Enfin, au moment où vous êtes sur le point de concevoir une science universelle et centrale, dont la loi suffirait à expliquer la totalité des phénomènes, - quelle est cette science et quelle est cette loi? Celles dont Héraclite* a donné, voici deux mille quatre cents ans, l'expression définitive: - le feu se transforme en mouvement; le mouvement se transforme en feu; et c'est là le monde.
(Pierre Louÿs, Sanguines (1903), dans Écrivains fin-de-siècle. Édition par Marie-Claire Bancquart, Gallimard, 2010, p. 294-296)
Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me fit observer avec douceur que le soleil était levé déjà, et que, par la faute d'un éclairage perfectionné, nous ne nous en étions pas aperçus.
- Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez plus l'Aube, dit-elle d'une voix triste. Autrefois, le spectacle des lueurs du matin était la récompense des longues veiiles épuisantes. Maintenant, vous passez votre vie dans une lumière monotone et vous ne savez même pas regarder les Ténèbres.
Je m'inquiétai.
- Midi !... mais tu m'avais parlé, pour toi, d'une vie bornée aux heures nocturnes. Comment puis-je encore te garder ici ?
- C'est affaire entre moi et Perséphone*, fit-elle avec un sourire singulier. Causons. Je n'ai pas fini d'injurier ton époque.
J'étais un peu las, et cependant nerveux.
- Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de nous, veux-tu? Laissons le monde, meilleur ou pire ... Toi seule m'intéresses.
- Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu. Je continuerai jusqu'à ce que tu avoues. Vraiment, je reviens désolée de mon second voyage sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau, avec le rêve d'un temps plus pur où j'avais grandi dans la joie. l'ai besoin de dire à quelqu'un sur quelles déceptions je termine ma promenade et que j'en veux à ton siècle pour toutes les surprises qu'il ne m'a pas offertes. Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait des espérances et qui est en train de rater sa vie.
- Je ne sais pas ... Il me semble pourtant que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n'est pas si méprisable.
- Il l'est ! un peu par son impuissance et plus encore par sa fatuité, Non! vous ne pensez pas; et vous ne créez pas! Vous êtes des Phéniciens habiles à reproduire les modèles inventés par ma race, mais ailleurs que chez nous vous ne les trouvez pas, et vous n'existez que dans notre ombre.
Elle fit un geste.
- Promène-toi dans les rues de Paris. Partout notre âme éternelle éclate à la façade des monuments, aux chapiteaux des colonnes et sur le front des statues. Après avoir échafaudé, pendant un moyen âge barbare et chétif, de misérables bâtisses qui s'écroulent déjà (c'est heureux !), vous, les hommes des temps modernes, incapables de créer, vous êtes revenus à nos ruines et depuis quatre cents ans vous faites des mosaïques de pierre avec les morceaux de nos temples. Une colonne trouvée en Sicile a engendré deux mille églises et autant de gares de chemins de fer. Même à des besoins nouveaux vous ne savez pas donner une architecture nouvelle. Avec l'airain de vos canons vous recopiez la colonne Trajane, et vous faites des salles de quatuor qui sont de style corinthien. Après nous qui sculptions le marbre et qui fondions le bronze au moule, vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, pas un alliage chimique, plus digne de reproduire la figure humaine. Et le seul grand de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été que parce qu'on a trouvé sous terre un torse d'Apollonius, un débris sans tête, sans bras et sans jambes; une ruine lamentable, mais oeuvre créée, celle-là; oeuvre créatrice. Écoliers!
Elle prit deux livres dans une bibliothèque et les jeta sur le tapis.
- Votre pensée, comme votre art, est parasite de nos cadavres. Ce n'est pas Descartes*, c'est Parménide qui a dit que la pensée était identique à l'être. Ce n'est pas Kant*, c'est encore Parménide qui a dit que la pensée était identique à son objet. Et dans ces deux phrases, les écoles modernes se pelotonnent tout entières; elles n'en sortiront pas. Partout où votre science devient générale, c'est-à-dire philosophique, elle se repose, encore aujourd'hui, sur nos assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide ont fixé pour toujours les rapports immuables des lignes. Archimède s'est servi du calcul intégral bien avant votre Leibnitz, qui nous doit également sa métaphysique. Au lieu de méditer devant la chute des pommes, Newton, que vous révérez, aurait pu se borner à lire une page de notre Aristote*, où sa théorie de la gravitation universelle était exposée depuis deux mille ans. Sur la constitution de la matière, qui est le problème de Dieu, Démocrite* en savait tant que Lord Kelvin; son hypothèse este seule admise. Enfin, au moment où vous êtes sur le point de concevoir une science universelle et centrale, dont la loi suffirait à expliquer la totalité des phénomènes, - quelle est cette science et quelle est cette loi? Celles dont Héraclite* a donné, voici deux mille quatre cents ans, l'expression définitive: - le feu se transforme en mouvement; le mouvement se transforme en feu; et c'est là le monde.
(Pierre Louÿs, Sanguines (1903), dans Écrivains fin-de-siècle. Édition par Marie-Claire Bancquart, Gallimard, 2010, p. 294-296)