Nathalie Riera évalue son expérience du jeu théâtral introduit dans la prison* comme action pédagogique ayant pour objectif de rendre ce lieu plus habitable. Dans quelle mesure la création du sens par la poésie à travers le théâtre a-t-elle atteint ses objectifs? Henri Michaux* avait-il raison de répondre à cette question que la poésie allait «nous rendre habitable l'inhabitable, respirable l'irrespirable?»
Dans son «Introduction» à La parole derrière les verrous. Essai sur le théâtre et la poésie dans l'espace carcéral, (Paris, Éditions de l'Amandier, 2007), Nathalie Riera se pose la question : «Si le monde n'a pas de sens, si la terre que nous habitons ne peut plus être un «lieu habitable», autrement dit un «vrai lieu» (1), où peut aller la poésie, et comment peut-elle survivre dans un monde qui n'aurait pas de sens?» (p. 7)
«Si ce monde ne peut plus nous servir de refuge, que peut-il en être de notre espoir sur terre et de nos raisons de vivre?
De quelle privation souffrons-nous, qui rend quelquefois nos désespoirs si monotones, et qui contribue à la perte du sens des mots? Privation qui croît notre incompréhension du monde et qui conduira quelques-uns à commettre le pire, ou à penser que le monde est définitivement perdu.
Pour le poète et critique Yves Bonnefoy, il semblerait que l'état présent du monde ne peut être sans rapport direct avec la situation de la poésie. Il conviendrait d'imputer à la poésie, ou à la pratique de la parole, entre autres, la responsabilité «d'inventer un nouveau rapport au monde». Ainsi, une nouvelle pratique du langage pourrait-elle compenser le poids de la catastrophe, dans un monde où le masque et l'image tendent à nous cacher la réalité, celle que Bonnefoy qualifie de «porteuse de sens», une réalité «simple et pleine», dira-t-il, qui nous permet de vivre le monde comme lieu du savoir et de l'expérience (érudition et réalité vécue), et non plus ce monde qui a été déserté «au nom d'un autre ordre de réalité».
[....]
Dans cet ouvrage, nécessité et conviction découlent principalement de mon expérience de treize années d'actions pédagogiques de sensibilisation et d'initiation à la pratique du jeu théâtral auprès de populations placées sous la main de justice, et à la confrontation de ces publics aux écritures et pratiques théâtrales comme apport du monde du dehors et comme outils de développement social par la valorisation des capacités d'expression et de création.
[...]
Ma motivation à faire découvrir le théâtre contemporain aux détenus reposait sur plusieurs raisons. C'était, d'une certaine façon, les inviter à développer plusieurs regards. Tout d'abord, un regard artistique, qui signifie ne plus arrêter son regard sur ce qui n'a pas de sens, et ensuite, un regard critique, qui signifie étendre le registre perceptif, permettre à ce que l'épanouissement critique puisse «travailler» le champ de la sensibilité, mettre en mouvement les forces créatrices. «Artistique» et «critique» sont intimement liés. Et puis, enfin, développer le regard ludique. Ces trois regards réunis vont engager le groupe à la discussion, à la confrontation des opinions, à l'ajustement des points de vue, à la reconsidération de ses propres jugements, et à la remise en question de ses propres perceptions.»
Notes
(1) Cité dans La poésie entre deux mondes de Jean Starobinski, en préface des poèmes d'Yves Bonnefoy.
(2) Henri Michaux, L'avenir de la poésie.
«Si ce monde ne peut plus nous servir de refuge, que peut-il en être de notre espoir sur terre et de nos raisons de vivre?
De quelle privation souffrons-nous, qui rend quelquefois nos désespoirs si monotones, et qui contribue à la perte du sens des mots? Privation qui croît notre incompréhension du monde et qui conduira quelques-uns à commettre le pire, ou à penser que le monde est définitivement perdu.
Pour le poète et critique Yves Bonnefoy, il semblerait que l'état présent du monde ne peut être sans rapport direct avec la situation de la poésie. Il conviendrait d'imputer à la poésie, ou à la pratique de la parole, entre autres, la responsabilité «d'inventer un nouveau rapport au monde». Ainsi, une nouvelle pratique du langage pourrait-elle compenser le poids de la catastrophe, dans un monde où le masque et l'image tendent à nous cacher la réalité, celle que Bonnefoy qualifie de «porteuse de sens», une réalité «simple et pleine», dira-t-il, qui nous permet de vivre le monde comme lieu du savoir et de l'expérience (érudition et réalité vécue), et non plus ce monde qui a été déserté «au nom d'un autre ordre de réalité».
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Dans cet ouvrage, nécessité et conviction découlent principalement de mon expérience de treize années d'actions pédagogiques de sensibilisation et d'initiation à la pratique du jeu théâtral auprès de populations placées sous la main de justice, et à la confrontation de ces publics aux écritures et pratiques théâtrales comme apport du monde du dehors et comme outils de développement social par la valorisation des capacités d'expression et de création.
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Ma motivation à faire découvrir le théâtre contemporain aux détenus reposait sur plusieurs raisons. C'était, d'une certaine façon, les inviter à développer plusieurs regards. Tout d'abord, un regard artistique, qui signifie ne plus arrêter son regard sur ce qui n'a pas de sens, et ensuite, un regard critique, qui signifie étendre le registre perceptif, permettre à ce que l'épanouissement critique puisse «travailler» le champ de la sensibilité, mettre en mouvement les forces créatrices. «Artistique» et «critique» sont intimement liés. Et puis, enfin, développer le regard ludique. Ces trois regards réunis vont engager le groupe à la discussion, à la confrontation des opinions, à l'ajustement des points de vue, à la reconsidération de ses propres jugements, et à la remise en question de ses propres perceptions.»
Notes
(1) Cité dans La poésie entre deux mondes de Jean Starobinski, en préface des poèmes d'Yves Bonnefoy.
(2) Henri Michaux, L'avenir de la poésie.