L'horizon temporel d'après Kant et Heidegger

Josette Lanteigne
«Le temps n'est pas, Il y a temps.» (Martin Heidegger)
Kant est certainement le philosophe qui a le plus influencé notre conception du temps. En effet, son approche subjectiviste du temps est résolument moderne, relativiste avant la lettre. Pourtant, rien n'est plus éloigné de cette conception que la compréhension ordinaire du temps comme ce qui passe, fuit, se mesure, nous restreint, change, etc. «Tout est absolument relatif», comme titrait un article récent de la revue Science et Vie, mais nous continuons d'agir comme si le monde dans lequel nous vivons était doté d'une réalité absolue particulière. Or Kant établit une distinction fondamentale entre les phénomènes (relatifs) et les choses en soi (absolues), limitant notre connaissance aux premiers et laissant aux secondes un rôle purement régulatif. C'est à l'aide de cette différence ontologique qu'il règle les vieilles questions laissées en suspend depuis des siècles: le monde a-t-il un commencement ou s'il existe de toute éternité?; est-il enfermé dans des limites ou s'il est infini?; les substances composées dans le monde sont-elles réductibles à des parties simples ou s'il n'existe absolument rien de simple dans le monde?; les phénomènes qui se produisent dans le monde sont-ils tous réductibles à la causalité suivant les lois naturelles, ou s'il est encore nécessaire de postuler, pour les expliquer, une causalité par liberté? Et finalement, existe-t-il un être qui, soit comme partie, soit comme cause du monde, soit absolument nécessaire?

Kant met fin au conflit de la raison avec elle-même en niant qu'il n'existe qu'une réalité, celle des choses en soi. Selon lui, très peu de choses existent «en soi», de manière absolue, et il ne s'agit pas à proprement parler de choses mais d'idées au sens le plus haut du terme: l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la liberté. Le monde de l'expérience commune n'est pas celui des choses en soi mais celui des «phénomènes» (qu'il appelle aussi «manifestations», «apparitions»), définis par Kant comme la manière dont les choses nous apparaissent au sein de l'expérience commune plutôt que ce qu'elles sont «en soi», indépendamment de nos modes de connaissance. Or pour lui, notre connaissance est essentiellement intuitive, ce qu'il appelle «intuition» étant le rapport le plus direct à l'objet, la manière dont il nous est «donné». C'est l'originalité de Kant d'avoir su couper les ponts avec la métaphysique rationnelle, qui prétendait penser le monde des choses en soi à l'écart de toute expérience possible pour nous. Pour Kant, ce n'est pas parce que je pense un objet que je le connais. Au contraire, pour que je puisse ainsi réfléchir sur lui, il faut qu'il me soit d'abord donné dans une expérience sensible, une «intuition». Les êtres limités que nous sommes ont besoin d'une pierre de touche, car il est évident qu'il ne suffit pas de penser les objets suivant nos concepts (de se les représenter) pour les connaître objectivement. La pierre de touche est l'intuition, qui est la manière dont les objets nous sont donnés immédiatement, avant toute pensée qui elle requiert un concept.

Le temps est la forme pure de toutes les intuitions sensibles, la première condition de possibilité de toute expérience. De plus, cette condition transcendantale n'est pas un concept mais une intuition pure. Ce que Kant appelle «intuition», c'est la manière dont nous sommes affectés par les objets. Cette «affection» est le signe d'une réceptivité. Or le temps est réceptivité pure, ce qui revient à dire qu'il est la manière dont nous nous rapportons aux objets avant même de les percevoir. De quelque manière qu'ils se présentent à nous dans l'expérience, les objets nous apparaissent par rapport à l'espace et au temps. Le temps est plus fondamental que l'espace puisqu'il est la forme du sens intérieur, qui comprend en lui tout le champ de l'expérience possible. Certes, il s'agit là d'idéalisme, mais Kant prétend que son idéalisme transcendantal est compatible avec le réalisme empirique:
«Notre idéalisme transcendantal accorde que les objets de l'intuition extérieure existent effectivement, exactement comme ils sont intuitionnés dans l'espace, et tous les changements dans le temps comme les représente le sens interne: en effet, puisque l'espace est lui-même une forme de cette intuition que nous nommons intuition extérieure, et que sans objet dans l'espace il n'y aurait jamais représentation empirique, nous pouvons et nous devons y admettre comme effectivement réels des êtres étendus, et il en est de même du temps. Mais cet espace même, ainsi que ce temps, et en même temps tous les phénomènes avec eux, ne sont pourtant pas en eux-mêmes des choses; ce ne sont rien que des représentations, et ils ne peuvent nullement exister en dehors de notre esprit, et même l'intuition intérieure et sensible de notre esprit […] n'est pas non plus le moi propre tel qu'il existe en soi, ou le sujet transcendantal, mais seulement un phénomène donné à la sensibilité de cet être qui nous est inconnu. L'existence de ce phénomène intérieur, comme d'une chose existant en soi, ne peut être admise, puisque la condition en est le temps, et que le temps ne peut être une détermination de quelque chose en soi.» (Critique de la raison pure, A 492 B 520)

En d'autres termes, ni le moi – lui qui nous semble parfois si réel n'est qu'une «détermination de temps», «la plus pauvre de toutes nos représentations» – ni l'ensemble des phénomènes de la vie n'existent en soi, absolument, mais ils n'existent qu'à titre de représentations conditionnées par le temps. La compatibilité de l'idéalisme transcendantal avec le réalisme empirique ne constitue pas à proprement parler une preuve de la réalité du monde extérieur. C'est notre mode d'appréhension qui doit être ce qu'il est et non pas le monde qui doit être comme nous le connaissons. Mais comme dirait Wittgenstein, notre expérience du monde réel n'a pas besoin d'être prouvée, car elle ne saurait vraiment être remise en question. Pour Kant, la réalité extérieure existe vraiment puisqu'elle fournit la représentation empirique de l'espace, le moyen par lequel celui-ci devient objet d'intuition empirique. Si l'espace n'était pas perçu empiriquement dans les objets, il ne serait rien pour nous. À titre d'intuition pure uniquement, il n'est pas connu en tant que tel, même si on peut dire que les sciences physico-mathématiques s'appuient sur les intuitions pures d'espace et de temps.

Tout en étant quelque chose comme formes de l'intuition, l'espace et le temps purs ne sont rien comme objets d'intuition, qu'une intuition vide sans objet (ens imaginarium). Kant met fin à l'illusion métaphysique, il montre que «tout est absolument relatif». Les phénomènes, qui sont ce que nous rencontrons dans l'expérience, ne sont que des représentations dictées par le temps, qui n'est lui-même qu'une forme d'imagination transcendantale. Dans Être et temps, Heidegger prendra le relais en se tournant vers l'être. Là où Kant démontre que nous ne sommes et ne connaissons rien en dehors de la forme pure de l'intuition, le temps, Heidegger développe le concept d'être qui correspond à ce temps. Chez Kant, l'être n'est que le temps, celui-ci est l'être du phénomène. Chez Heidegger, c'est à nouveau l'être qui importe le plus.

Heidegger salue en Kant le premier et l'unique philosophe qui ait lié l'interprétation de l'être au phénomène du temps. Toutefois, il lui refuse la capacité d'expliciter complètement la problématique de la temporalité. Le schématisme transcendantal serait resté obscur aux yeux de Kant lui-même. Heidegger peut ainsi affirmer que tout le livre Être et Temps constitue une interprétation du chapitre de la Critique de la raison pure sur le schématisme transcendantal. Toutefois, cette auguste interprétation est restée en partie inachevée, car Heidegger n'a publié (en 1927) que les deux premières sections de la première partie de Être et Temps. Le reste du livre annoncé n'a jamais été livré. Toutefois, le 31 janvier 1962 (35 ans après Être et Temps), Heidegger prononçait une conférence intitulée «Temps et Être», le titre même annoncé dans Sein und Zeit pour la troisième section de la première partie. De l'aveu même de son auteur, il s'agit dans cette conférence de «dire quelque chose de la tentative qui pense l'être sans égard pour une fondation de l'être à partir de l'étant». En d'autres termes, Heidegger fait une distinction comparable à celle de Kant entre phénomènes et choses en soi: d'un côté l'étant, chose subsistante, et de l'autre l'être, qui n'est pas l'étant et n'a donc pas besoin de se comparer à lui. On pourrait même penser que le phénomène kantien est plus proche de l'être que de l'étant, lui qui n'est justement pas une chose en soi. Mais Heidegger n'a pas cette générosité dans son interprétation de Kant, et dans «La thèse de Kant sur l'être», il le range du côté de ceux qui n'ont pas su comprendre l'être autrement que comme présence. Pire, être signifierait ni plus ni moins que pensée pour Kant, et son subjectivisme ne serait que l'écho de celui de Descartes.

C'est ainsi que Kant se trouve privé de la paternité de sa thèse fondamentale sur l'être, non pas celle qui le définit comme pure «position» – cette thèse est pré-critique puisqu'elle se retrouve dans Le seul fondement possible de l'existence de Dieu (1763); le seul fait que Heidegger s'y réfère en priorité montre qu'il ne tient pas compte du bouleversement critique amené justement par la compréhension de l'espace et du temps comme intuitions pures dans la Critique de la raison pure (1781, 1788), – mais à partir du temps: «Kant reprend dogmatiquement la position de Descartes, tout en l'ayant revue et améliorée pour l'essentiel. Mais alors son analyse du temps, bien qu'elle ramène ce phénomène au sujet, demeure orientée sur l'entente courante du temps que transmet la tradition [pourtant, le premier point de l'exposition du temps dans l'Esthétique transcendantale est que le temps n'est pas un concept empirique qui ait été tiré de quelque expérience que ce soit]; et c'est finalement cela qui empêche Kant de travailler à dégager jusque dans sa structure et sa fonction propre le phénomène d'une "détermination transcendantale du temps".» (Être et Temps, p. 50 [24])

La véritable thèse de Kant sur l'être, à savoir que celui-ci a le temps pour horizon, est reprise par Heidegger, qui saura lui donner un autre contenu. Chez Kant, comme chez les Grecs, le phénomène à l'étude était la nature, l'objet. Chez Heidegger, c'est le Dasein, l'être de l'homme qui importe. Certes, Kant est déjà moderne, comme Descartes, le premier moderne, mais l'un et l'autre restent pris dans la problématique de l'être-créé. Heidegger définit l'être du Dasein comme être-jeté, souci, car il doit être à dessein de lui-même, sans pouvoir s'appuyer sur son statut de créature pour justifier sa présence au monde. Le Dasein est défini par le souci, il a la temporellité comme sens ontologique et la mort comme issue: «La plus propre possibilité, celle qui est sans relation, est indépassable. L'être envers elle fait entendre au Dasein qu'elle l'attend comme possibilité extrême de l'existence, celle de renoncer à soi-même.»

En attendant la mort qui me revient, j'ai à être ce que je peux être, nonobstant ce que j'ai été et n'ai pas choisi ni mérité, souvent. Mais sans extase, pas d'existence au sens fort. Le seul moyen de transcender le quotidien factuel de l'être jeté dans le monde est pour lui de créer son propre ensemble significatif en prenant pour guide l'unité des trois ekstases (ouvertures) du temps: avenir, être-été, présent. Ce que j'ai été, mon occupation, ce que je peux être. Il faut vivre à partir des trois ekstases et non pas seulement à partir de la suite des maintenant. Le temps opportun n'est pas nécessairement maintenant. L'extase du temps opportun et non pas seulement la délectation du présent, est la solution du problème du temps: on n'a qu'une vie à vivre mais trois ekstases pour la temporer: le temps éternel à la compréhension duquel on accède alors ne s'écoule plus, il est, comme disait Plotin dans le livre V des Ennéades, «ce monde-là, où toutes les choses demeurent, paisibles, dans la félicité de leur condition».

Le monde est transcendantal, c'est mon monde possible, un monde «subjectif» qui est pour moi plus objectif que tout ce qui s'appelle objet. Quant au temps, tout en étant ce qui est le plus subjectif, il est le don, le donné voire la donation et Heidegger rejoint ici Kant, qui concevait le temps comme réceptivité pure en même temps que condition de possibilité de tout ce qui existe. Sein und Zeit se termine sur la question: «Le temps se manifeste-t-il lui-même comme horizon de l'être?». On savait déjà qu'être («laisser se déployer dans la présence») est temps (ce qui donne le déploiement, c'est-à-dire l'être), mais si le temps est comme l'être, alors il n'est rien de temporel: en effet, l'être n'est pas l'étant, c'est-à-dire qu'il n'est rien, il ne figure pas en tant que temps dans l'étant. Dans la conférence «Temps et Être», Heidegger précise: «Le temps n'est pas, Il y a temps.»


Bibliographie
Borges, Jorge Luis, Histoire de l'infamie, Histoire de l'éternité, Paris, Union générale d'édition, collection 10/18, 1964.
Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, en trois volumes, à partir de 1980.
Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1953.
Idem, «La thèse de Kant sur l'être», dans Questions II, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1968, p. 71-116.
Idem, Être et temps, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1986.
Idem, «Temps et Être», dans Questions IV, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1976, p. 12-51.

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