Sainte-Beuve créateur de valeurs

Remy de Gourmont
L’importance de Sainte-Beuve, de plus en plus visible et incontestée, affirme celle de la critique.

Les poètes, les artistes créent des fantômes qui parfois deviennent immortels dans la tradition des hommes. Le critique, comme le philosophe, crée des valeurs. L’œuvre d’art ne conclut pas. Là où il y a conclusion, il y a critique. Des gens peu perspicaces demandaient à Sainte-Beuve : « Mais quelle est votre conclusion? » - Ma conclusion, répondait-il, commence à la première ligne de mon étude. » L’esprit critique cherche les intentions et en attribue nécessairement aux œuvres mêmes qui en sont les plus dénués. Qui a donné sa valeur à Hélène? Les critiques, et en particulier Goethe, dont la poésie même est un recueil de jugements. Il y a telle légende, tel conte populaire qui n’ont jamais acquis leur valeur, quoique tout le monde les sache par cœur, parce qu’il ne s’est pas trouvé un critique pour la dégager. Qui dira, par exemple, tout ce que contient La Belle et la Bête?

C’est à l’absence du sacerdoce critique, bien plus qu’aux transformations de la langue, qu’est dû le discrédit où tomba pendant les derniers siècles l’ancienne poésie française. Pantagruel est presque aussi difficile à lire que Berthe aux grands Pieds; mais la critique commençait, servie par l’imprimerie, et la popularité de Rabelais, attestée par d’innombrables éditions (1), devint, grâce aux jugements de ses contemporains, récrits d’âge en âge, de la gloire. Au milieu du XVIIe siècle, Boileau parut et fixa pour trois siècles le catalogue des bons poètes de son temps. Boileau a été un grand créateur de valeurs; son autorité, malgré les contradictions romantiques, n’a été jusqu’à nos jours que peu diminuée. Contre un Théophile ou un Saint-Amant, tel lettré a toujours prêt un vers des Satires. Plus tard, avec moins de bonheur, avec une autorité qui ne fut que momentanée, Voltaire essaya de reprendre ce rôle; mais les esprits allaient devenir moins dociles et la notion même de goût allait s’effacer, effaçant à jamais le Temple du Goût.

La Harpe, pour un temps, fixa les valeurs littéraires. Son autorité ne fut déracinée que par celle de Sainte-Beuve. Seules, les Causeries du Lundi ont eu raison du Cours de Littérature. Malgré les apparences, Sainte-Beuve fut à peu près le seul critique du XIXe siècle, le seul créateur de valeurs littéraires. Bien que depuis le Consulat et jusqu’aux dernières années du siècle, les ouvrages et les pages de critique aient abondé, presque aucun autre écrivain n’a eu le pouvoir de fixer durablement la figure d’un de ses contemporains ou d’amener l’opinion à réviser des jugements anciens. Les Grotesques de Théophile Gautier auraient été une de ces exceptions, si l’auteur de ce livre agréable et juste n’avait acquis d’abord la réputation d’un poète et d’un fantaisiste. Tous les autres, et ceux qui eurent pendant des quarante ans la plus brillante autorité, les Villemain, les Nisard, ou plus bas, les Pontmartin, et tant de bons esprits ou de bonne volonté, il n’en reste à cette heure que des pages nulles, à moins que n’y sourie l’anecdote ou que n’y ricane la méchanceté. Le critique créateur de valeurs est plus rare même que le grand poète.

Ce que nous appelons un critique aujourd’hui, c’est un ancien bon élève, qui a contracté sur les bancs du collège, puis souvent à l’École normale, le goût des études ennuyeuses. Après avoir été quelque temps professeur, il passe dans le journalisme, apprécie les livres nouveaux. Il donne son avis, avec prudence, cite les autorités, termine en insinuant que tout cela n’a aucune importance. Et c’est la vérité. Sainte-Beuve, avant même de se douter de sa vocation critique, dès ses premiers essais, interroge avec gravité sa conscience littéraire. Il a le sens des rapports et de la relativité; il sait dissocier les hommes et les œuvres, encore que sa méthode semble de les unir au contraire bien plus intimement qu’on n’avais jamais osé le faire, sinon pour les anciens. Mais il n’ignore pas qu’il est des hommes supérieurs à leur œuvre, et à l’inverse. Les valeurs qu’il crée dès ce moment ne sont pas définitive; il le sent et il le dit. Mais, en fait, s’il eut souvent à retoucher, il eut très rarement à effacer (2).

Exceptées peut-être les Méditations, aucune des premières œuvres romantiques n’alla directement aux mains du public. Chacune était annoncée, préparée par d’habiles notes confiées aux journaux. Puis, le livre paru, le critique montait en chaire et expliquait au peuple l’évangile nouveau. Sainte-Beuve fut parfois ce sermonnaire; mais, plus souvent, il préféra se réserver, attendre que l’impression d’étonnement fut amortie. Pour se calmer lui-même, il étudiait Racine ou même Delille; il se façonnait à l’impartialité du portraitisme, au milieu même de la bataille qu’il livrait, avec ses amis, aux formes surannées du style et de la pensée.

L’image essentielle que nous avons du romantisme, c’est Sainte-Beuve qui nous l’a fournie. Ceux dont il a parlé auront toujours au moins leur profil dans l’histoire littéraire; de ceux sur lesquels il s’est tu, nous aurons toujours quelque peine à nous figurer les traits. Et ceci durera, malgré tous les efforts, jusqu’à ce qu’un autre créateur de valeur littéraires vienne et reprenne ces peintures. Mais le parallèle avec Boileau pourrait s’imposer ici. Il en sera probablement pendant très longtemps de son autorité comme de celle du satirique. Elle ne diminuera momentanément que pour s’aviver à nouveau. Après tout, il nous faut une règle, c’est-à-dire une limite, même en littérature; la mémoire est bornée et bornées nos facultés d’admiration ou même de goût. Les feuillets ajoutés au catalogue, les suppléments ne sont guère consultés; ainsi en est-il des jugements de réhabilitation ou de déchéance. Ce qui est fait est fait.

Pour la période suivante, l’autorité de Sainte-Beuve décroît singulièrement, et cela à mesure que les années s’avancent. Les phénomène est régulier et conforme à tout ce que nous savons de la psychologie humaine. C’est que les bons jugements littéraires ne sont pas purement intellectuels; il s’y mêle beaucoup de sentiment. Or le sentiment diminue avec l’âge, ou du moins, les facultés de sympathie n’étant pas indéfiniment extensibles, il arrive un moment où la production littéraire des nouveaux venus, si elle nous intéresse encore, ne nous passionne plus. Nous sentons bien qu’il y a un débat; mais il est à régler entre des hommes d’une autre saison. Notre part est faite, ou du moins marquée, à moins de grands hasards; ceux qui viennent peuvent nous l’envier, mais non nous la disputer sérieusement. Tout cela fait que les jugements d’une génération sur l’œuvre des générations qui suivent sont assez souvent d’une certaine mollesse. Sainte-Beuve aimait Baudelaire, il n’osa jamais le dire. Madame Bovary l’intéressa, mais il ne sut pas la différencier d’avec la Fanny de Feydeau. Je pense qu’au lieu de reprocher ces faiblesses à Sainte-Beuve, nous ferions mieux d’en faire notre profit. Les jeunes gens pourraient aussi en tirer cette conclusion : qu’au lieu de rechercher notre jugement ils feraient mieux, comme nous le faisions, il y a quinze ans, de se juger entre eux. Cette attitude n’empêche ni la cordialité des relations, ni l’estime, ni l’admiration; mais elle éviterait des erreurs dont souffrent les deux partis. Il vaut mieux s’abstenir que d’écrire les deux articles de Sainte-Beuve sur Salammbô.

Mais Sainte-Beuve ne pouvait plus s’abstenir. Il était trop engagé et trop passé à l’état d’oracle de Delphes. Il retrouvait très vite la plénitude de son jugement, quand il se retournait, quand il se retournait vers le passé, c’est-à-dire vers sa jeunesse, vers les livres qu’il avait vu naître ou ceux qu’à vingt-cinq ans sa curiosité avait découverts.

Il ne fut point pour cette catégorie d’œuvres un moindre créateur de valeurs que pour celles de la période romantique. On peut même avancer que les valeurs les plus certaines et les plus définitives qu’il ait créées sont celles qui trouvent leur place entre Ronsard et Victor Hugo.

C’est lui qui a créé Ronsard et toute la Pléiade, et tout le mouvement de fouilles qui s’est organisé depuis dans le terrain du XVIe siècle.

Il nous semble tout naturel aujourd’hui d’aimer Ronsard et de relire de temps à autre quelques sonnets des Amours. Avant Sainte-Beuve, et hors d’un cercle assez étroit de curieux, Ronsard était à peu près estimé à l’égal de Nostradamus. La France en était restée sur ce grand poète à la valeur singulièrement erronée créée par Boileau. C’est le seul jugement de Boileau que la postérité ait bien nettement cassé, et il ne put l’être que sur le rapport d’un Sainte-Beuve. Le Tableau de la poésie française au XVIe siècle paraît aujourd’hui bien timoré, mais songez qu’il était écrit pour les esclaves de Boileau, les élèves de La Harpe, les admirateurs de Delille. Les jugements y sont nets cependant et on n’y trouve guère que des indications justes. M. L. Séché, qui connaît bien la Pléiade et le Cénacle (3), estime beaucoup le Tableau; je tiens de lui-même cette appréciation; elle peut servir à mesurer la puissance créatrice du critique, qui n’avait pu, pour cette œuvre de thaumaturge, s’appuyer que sur son seul génie.

La seconde création de Sainte-Beuve dans le passé, tout le monde la nomme, c’est Port-Royal. Mais là, il fit plus que d’indiquer les endroits où il devinait des trésors; il mit lui-même la pioche dans les tumulus et fit surgir aux yeux étonnés une civilisation qui, contemporaine de Phèdre et de Tartufe, l’était aussi des catacombes. La découverte de ces chrétiens farouches ne fut pas sans influence sur l’évolution des esprits religieux, ni sur celle de Sainte-Beuve lui-même. Il connut ainsi, passant de Ronsard à Pascal, les extrêmes tendances des hommes : il ne devait plus s’étonner de rien.

Dans quelle mesure Sainte-Beuve a-t-il créé la valeur de Chateaubriand? L’évaluation serait délicate. On s’accorde généralement à croire qu’il avait l’intention de le décrier plus que de l’exalter. Il appréciait le rôle immense de l’auteur du Génie; il n’aimait guère l’homme et encore moins ses tendances, peut-être parce qu’il les avait subies au temps de sa crise de religiosité. Après avoir paru légèrement satirique, le portrait de Chateaubriand par Sainte-Beuve a fini par atteindre à son tour la ressemblance parfaite. Seuls aujourd’hui quelques ecclésiastiques affirment encore la profonde sincérité religieuse de René. Il soutint noblement jusqu’au bout le rôle qu’il avait élu tout d’abord, par vue politique et par sentiment; mais le grand désenchanté l’était de la religion comme du reste. Cependant sa vie secréte était ardente. La main de Sainte-Beuve ne fut sacrilège, peut-être, que parce qu’elle déchira le voile quelques années trop tôt; elle fut en même temps créatrice : le Chateaubriand qu’elle faisait paraître est bien le nôtre, telle que sa valeur fut créée dès 1848, à Liège.

Sainte-Beuve a fixé le caractère de presque tous les écrivains français et des hommes ou des femmes qui ont joué un rôle intellectuel depuis la Renaissance jusqu’après la moitié du XIXe siècle. Le moyen-âge lui échappa nécessairement, hormis quelques figures plutôt historiques que littéraires, et de même lui échappèrent, pour les raisons que l’on a données, ses contemporains de la dernière heure. Mais tout l’intervalle a reçu sa marque; il a frappé la littérature française à son effigie, et cette monnaie circule toujours.

La grandeur de ce rôle est incomparable, et peu importe vraiment que, parmi tant de têtes, quelques-unes aient été manquées à la gravure ou écrasées à la frappe. Aucune œuvre n’est définitive. Les plus beaux poèmes et les plus vénérés, chaque siècle est obligé de les refaire pour les pouvoir lire, pour les sentir ou les comprendre. Et il en est pareillement de l’art. On peut dire, quoique avec la crainte de ne pas être compris, que Chateaubriand et Victor Hugo ont recréé l’architecture gothique. Elle était morte, elle avait été méprisée pendant deux siècles; on ne s’y était rattaché un peu qu’après la Révolution, quand le Consulat fit tout d’un coup fleurir un printemps où tout parut rajeuni ou renouvelé. Chateaubriand avait montré au loin Notre-Dame, comme une apparition de rêve : Victor Hugo y entra, en fit son logis, en sonna les cloches, et toutes les cathédrales se mirent à bruire et à revivre. Sainte-Beuve, dans le même moment, assumant la tâche que précisément son siècle attendait, se mit à refaire la littérature française. Sa méthode, ou plutôt la méthode, car il n’y en a qu’une, c’est le renouvellement des motifs. Bossuet a été admiré constamment depuis trois siècles : mais à chaque siècle les motifs de l’admiration ont changé. Celui qui les change, c’est le critique créateur. En renouvelant les prémices de notre jugement, il renouvelle ce jugement même, quoiqu’il n’ait pas varié dans son fond, et l’œuvre, sous cet éclairage inattendu, paraît toute jeune et presque inédite. Il y a création par remaniement du milieu. Ainsi un beau monument d’architecture enfoui parmi des masures va tout d’un coup resplendir si on détruit la gangue qui enserrait le diamant. Il y a des motifs anciens d’admirer qui portent plus volontiers au dédain; c’est que peu à peu ils se sont tassés autour du chef-d’œuvre jusqu’à en voiler la vue. Le génie critique de Sainte-Beuve fut de créer des jardins et de planter des arbres autour des chapelles que des motifs surannés d’admiration dérobaient à notre admiration même.

De cette fonction très importante, Sainte-Beuve, à partir d’un certain moment, du moins, eut pleine conscience. Il écrivait vers 1850, parmi des pensées réunies à la fin des Derniers Portraits : « En critique, j’ai assez fait l’avocat, faisons maintenant le juge. »

Il a fait le juge et ses jugements ont créé les valeurs littéraires d’après lesquelles nous jugeons à notre tour.

1904


Notes
(1) Cf. P.-P. Plan, Bibliographie rabelaisienne (1904).
(2) Sauf quand la passion personnelle fut en jeu. Mais ce point de vue n’a droit à aucune place dans une esquisse d’ensemble.
(3) Et qui vient de publier un Sainte-Beuve des plus attachants et tout plein de faits nouveaux et curieux.

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