Sainte-Beuve Charles-Augustin
Exceptées peut-être les Méditations, aucune des premières œuvres romantiques n’alla directement aux mains du public. Chacune était annoncée, préparée par d’habiles notes confiées aux journaux. Puis, le livre paru, le critique montait en chaire et expliquait au peuple l’évangile nouveau. Sainte-Beuve fut parfois ce sermonnaire; mais, plus souvent, il préféra se réserver, attendre que l’impression d’étonnement fut amortie. Pour se calmer lui-même, il étudiait Racine ou même Delille; il se façonnait à l’impartialité du portraitisme, au milieu même de la bataille qu’il livrait, avec ses amis, aux formes surannées du style et de la pensée.
L’image essentielle que nous avons du romantisme, c’est Sainte-Beuve qui nous l’a fournie. Ceux dont il a parlé auront toujours au moins leur profil dans l’histoire littéraire; de ceux sur lesquels il s’est tu, nous aurons toujours quelque peine à nous figurer les traits. Et ceci durera, malgré tous les efforts, jusqu’à ce qu’un autre créateur de valeur littéraires vienne et reprenne ces peintures. Mais le parallèle avec Boileau pourrait s’imposer ici. Il en sera probablement pendant très longtemps de son autorité comme de celle du satirique. Elle ne diminuera momentanément que pour s’aviver à nouveau. Après tout, il nous faut une règle, c’est-à-dire une limite, même en littérature; la mémoire est bornée et bornées nos facultés d’admiration ou même de goût. Les feuillets ajoutés au catalogue, les suppléments ne sont guère consultés; ainsi en est-il des jugements de réhabilitation ou de déchéance. Ce qui est fait est fait.
Pour la période suivante, l’autorité de Sainte-Beuve décroît singulièrement, et cela à mesure que les années s’avancent. Les phénomène est régulier et conforme à tout ce que nous savons de la psychologie humaine. C’est que les bons jugements littéraires ne sont pas purement intellectuels; il s’y mêle beaucoup de sentiment. Or le sentiment diminue avec l’âge, ou du moins, les facultés de sympathie n’étant pas indéfiniment extensibles, il arrive un moment où la production littéraire des nouveaux venus, si elle nous intéresse encore, ne nous passionne plus. Nous sentons bien qu’il y a un débat; mais il est à régler entre des hommes d’une autre saison. Notre part est faite, ou du moins marquée, à moins de grands hasards; ceux qui viennent peuvent nous l’envier, mais non nous la disputer sérieusement. Tout cela fait que les jugements d’une génération sur l’œuvre des générations qui suivent sont assez souvent d’une certaine mollesse. Sainte-Beuve aimait Baudelaire, il n’osa jamais le dire. Madame Bovary l’intéressa, mais il ne sut pas la différencier d’avec la Fanny de Feydeau. Je pense qu’au lieu de reprocher ces faiblesses à Sainte-Beuve, nous ferions mieux d’en faire notre profit. Les jeunes gens pourraient aussi en tirer cette conclusion : qu’au lieu de rechercher notre jugement ils feraient mieux, comme nous le faisions, il y a quinze ans, de se juger entre eux. Cette attitude n’empêche ni la cordialité des relations, ni l’estime, ni l’admiration; mais elle éviterait des erreurs dont souffrent les deux partis. Il vaut mieux s’abstenir que d’écrire les deux articles de Sainte-Beuve sur Salammbô.
Mais Sainte-Beuve ne pouvait plus s’abstenir. Il était trop engagé et trop passé à l’état d’oracle de Delphes. Il retrouvait très vite la plénitude de son jugement, quand il se retournait, quand il se retournait vers le passé, c’est-à-dire vers sa jeunesse, vers les livres qu’il avait vu naître ou ceux qu’à vingt-cinq ans sa curiosité avait découverts.
Il ne fut point pour cette catégorie d’œuvres un moindre créateur de valeurs que pour celles de la période romantique. On peut même avancer que les valeurs les plus certaines et les plus définitives qu’il ait créées sont celles qui trouvent leur place entre Ronsard et Victor Hugo.
C’est lui qui a créé Ronsard et toute la Pléiade, et tout le mouvement de fouilles qui s’est organisé depuis dans le terrain du XVIe siècle.
Il nous semble tout naturel aujourd’hui d’aimer Ronsard et de relire de temps à autre quelques sonnets des Amours. Avant Sainte-Beuve, et hors d’un cercle assez étroit de curieux, Ronsard était à peu près estimé à l’égal de Nostradamus. La France en était restée sur ce grand poète à la valeur singulièrement erronée créée par Boileau. C’est le seul jugement de Boileau que la postérité ait bien nettement cassé, et il ne put l’être que sur le rapport d’un Sainte-Beuve. Le Tableau de la poésie française au XVIe siècle paraît aujourd’hui bien timoré, mais songez qu’il était écrit pour les esclaves de Boileau, les élèves de La Harpe, les admirateurs de Delille. Les jugements y sont nets cependant et on n’y trouve guère que des indications justes. (...)
La seconde création de Sainte-Beuve dans le passé, tout le monde la nomme, c’est Port-Royal. Mais là, il fit plus que d’indiquer les endroits où il devinait des trésors; il mit lui-même la pioche dans les tumulus et fit surgir aux yeux étonnés une civilisation qui, contemporaine de Phèdre et de Tartufe, l’était aussi des catacombes. La découverte de ces chrétiens farouches ne fut pas sans influence sur l’évolution des esprits religieux, ni sur celle de Sainte-Beuve lui-même. Il connut ainsi, passant de Ronsard à Pascal, les extrêmes tendances des hommes : il ne devait plus s’étonner de rien.
Dans quelle mesure Sainte-Beuve a-t-il créé la valeur de Chateaubriand? L’évaluation serait délicate. On s’accorde généralement à croire qu’il avait l’intention de le décrier plus que de l’exalter. Il appréciait le rôle immense de l’auteur du Génie; il n’aimait guère l’homme et encore moins ses tendances, peut-être parce qu’il les avait subies au temps de sa crise de religiosité. Après avoir paru légèrement satirique, le portrait de Chateaubriand par Sainte-Beuve a fini par atteindre à son tour la ressemblance parfaite. Seuls aujourd’hui quelques ecclésiastiques affirment encore la profonde sincérité religieuse de René. Il soutint noblement jusqu’au bout le rôle qu’il avait élu tout d’abord, par vue politique et par sentiment; mais le grand désenchanté l’était de la religion comme du reste. Cependant sa vie secréte était ardente. La main de Sainte-Beuve ne fut sacrilège, peut-être, que parce qu’elle déchira le voile quelques années trop tôt; elle fut en même temps créatrice : le Chateaubriand qu’elle faisait paraître est bien le nôtre, telle que sa valeur fut créée dès 1848, à Liège.
Sainte-Beuve a fixé le caractère de presque tous les écrivains français et des hommes ou des femmes qui ont joué un rôle intellectuel depuis la Renaissance jusqu’après la moitié du XIXe siècle. Le moyen-âge lui échappa nécessairement, hormis quelques figures plutôt historiques que littéraires, et de même lui échappèrent, pour les raisons que l’on a données, ses contemporains de la dernière heure. Mais tout l’intervalle a reçu sa marque; il a frappé la littérature française à son effigie, et cette monnaie circule toujours.
La grandeur de ce rôle est incomparable, et peu importe vraiment que, parmi tant de têtes, quelques-unes aient été manquées à la gravure ou écrasées à la frappe. (...) Sainte-Beuve (...), assumant la tâche que précisément son siècle attendait, se mit à refaire la littérature française. Sa méthode, ou plutôt la méthode, car il n’y en a qu’une, c’est le renouvellement des motifs. Bossuet a été admiré constamment depuis trois siècles : mais à chaque siècle les motifs de l’admiration ont changé. Celui qui les change, c’est le critique créateur. En renouvelant les prémices de notre jugement, il renouvelle ce jugement même, quoiqu’il n’ait pas varié dans son fond, et l’œuvre, sous cet éclairage inattendu, paraît toute jeune et presque inédite. Il y a création par remaniement du milieu. Ainsi un beau monument d’architecture enfoui parmi des masures va tout d’un coup resplendir si on détruit la gangue qui enserrait le diamant. Il y a des motifs anciens d’admirer qui portent plus volontiers au dédain; c’est que peu à peu ils se sont tassés autour du chef-d’œuvre jusqu’à en voiler la vue. Le génie critique de Sainte-Beuve fut de créer des jardins et de planter des arbres autour des chapelles que des motifs surannés d’admiration dérobaient à notre admiration même.
De cette fonction très importante, Sainte-Beuve, à partir d’un certain moment, du moins, eut pleine conscience. Il écrivait vers 1850, parmi des pensées réunies à la fin des Derniers Portraits : « En critique, j’ai assez fait l’avocat, faisons maintenant le juge. »
Il a fait le juge et ses jugements ont créé les valeurs littéraires d’après lesquelles nous jugeons à notre tour."
Rémy de Gourmont, «Sainte-Beuve créateur de valeurs», Promenades philosophiques. [Première série]
Sainte-Beuve et la politique
"Jeune critique, écrivain débutant, Sainte-Beuve est admis au prestigieux Cénacle romantique qu’anime le bouillant Victor Hugo. La révolution de 1830 le pousse vers le journalisme. Il écrit notamment pour Le Globe et Le National (très virulent opposant à la Monarchie de Juillet). Il hésite alors entre libéralisme et mysticisme. Survient la révolution de 1848. Sainte-Beuve passe en Belgique et revient à Paris après le 2 décembre 1851 pour se rallier à l’Empire. Ce choix politique lui vaut un accueil houleux au Collège de France où il vient d’être nommé professeur de poésie latine. Hué par les étudiants libéraux, Sainte-Beuve, protégé par des sergents de ville, devra renoncer dès son deuxième cours. En avril 1865, il est appelé à siéger au Sénat.
L’ancien journaliste y retrouve un peu de sa popularité perdue, en intervenant dans les débats touchant aux lettres et à la liberté de pensée. Il n’a accepté cette fonction, dira-t-il, “que pour intervenir dans les débats qui porteraient sur des objets de sa compétence, c’est-à-dire sur les questions littéraires, pour défendre au besoin ses confrères du dehors, rendre justice à leurs efforts et repousser les accusations mal fondées dont ils pourraient être l’objet”. Homme de contradictions, Sainte-Beuve le reste jusque dans la mort. Celui que George Sand décrivait à trente ans comme un “pieux et tendre rêveur” exige – choix scandaleux pour le Sénat – des obsèques civiles et sans solennité. “Je demande à être porté directement de mon domicile au cimetière Montparnasse, dans le caveau où est ma mère, sans passer par l’église, ce que je ne saurais faire sans violer mes sentiments.""
Portrait de Charles Sainte-Beuve (Le Sénat du Second Empire, 1851-1870 -- Le Sénat: histoire de la seconde chambre) - rediffusion autorisée par le site d'origine
Marcel Proust, critique de Sainte-Beuve
"« La littérature, disait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent? Était-il riche, pauvre? Quel était son régime, sa manière de vivre journalière? Quel était son vice ou son faible? Aucune réponse à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »
L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe siècle, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas « un traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-même nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-même, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur." (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, Paris, Gallimard, 1954, p. 136-137 – texte écrit entre 1908 et 1910)