Compte rendu du « Sainte-Beuve » de Léon Séché

Jean de Gourmont
M. Léon Séché a appliqué à Sainte-Beuve la méthode de Sainte-Beuve : il nous a montré l’homme et l’écrivain, non pas avec détachement, mais avec passion. La critique de M. Séché a compris beaucoup de choses parce qu’elle est passionnée. Son Sainte-Beuve vit comme un héros de roman : il souffre, il aime, il écrit; et ses souffrances et ses amours sont si intimement mêlés à ce qu’il écrit, que, maintenant que nous avons la clef de sa vie cachée, nous comprendrons mieux son œuvre.

Sainte-Beuve fut surtout une merveilleuse sensibilité, touchée de tout, blessée de tout. Il faut être un peu blessé pour comprendre. Il n’est pas bien sûr que le critique des Lundis ait compris tous les écrivains qu’il étudia, de la façon dont ces auteurs se comprirent eux-mêmes, mais il entre une telle part d’inconscience dans l’œuvre d’art que réellement, sans le critique, qui la situe, elle n’a pas de signification. C’est cela : Sainte-Beuve donna une signification aux œuvres littéraires, et il se trouve ainsi que c’est la sensibilité personnalité d’un critique, son jugement personnel qui se répercute jusqu’à maintenant, et pour longtemps peut-être, jusqu’à ce qu’il nous vienne un nouvel interprète des sensibilités éparses. Les admirations des hommes sont hésitantes : leur impulsivité se trompe.

Ce qui est nouveau dans Sainte-Beuve, c’est que ce n’est plus le profesionnel qui juge, au nom de certaines règles; c’est l’homme. Il sait personnellement qu’un œuvre littéraire est un rejet ou un déchet de la vie : alors pour juger l’auteur, connaître sa vie, on aura le mécanisme de la transposition. Ce qui importe avant tout : c’est de vivre. L’art, qui ne découle pas de la vie et ne s’y mêle pas, n’est que rumination et hors-d’œuvre. Les plus grands écrivains furent les plus sensibles : Racine le fut jusqu’au crime passionnel, peut-être, Stendhal jusqu’au ridicule de la chasteté qui se réserve, etc.

M. Séché a consacré un tome entier de son ouvrage aux mœurs de Sainte-Beuve. Nous avons vu, ici même, ces visages de femmes, mais voici le chapitre mystérieux et inédit : Sainte-Beuve et Mme Victor Hugo. On a écrit que l’amour, chez Sainte-Beuve, c’était, de sa part, préméditation et qu’il s’était suggestionné cette passion. Peut-être, comme la plupart des hommes, voulut-il d’abord se faire aimer, et fut-il pris à son propre piège. Car il aima avec toute la douleur possible, et porta, toute sa vie, le regret de ces quelques mois de bonheur. Son amour fut sincère – on ne prémédite pas de se faire souffrir, par méchanceté et pour blesser un tiers pour lequel on a de la vraie amitié. Au reste, la cristallisation, chez l’un et chez l’autre, s’opéra logiquement, suivant la marche habituelle de cette belle maladie. La difficulté de se voir, l’impossibilité d’être jamais complètement l’un à l’autre, voilà des éléments suffisants pour aggraver une passion naissante. On dirait que Sainte-Beuve profita de cet état passionné, pour éprouver sur lui-même tous les sentiments du cœur humain, et que, dans la suite, quelque sujet d’étude qu’il abordât, il le vérifiait de sa propre expérience et de sa propre vie.

On a reproché à Sainte-Beuve d’avoir été, dans la circonstance, hypocrite et faux. Son hypocrisie était délicate, et peut-on être franc dans une situation fausse et absurde? Victor Hugo souffrit, dans son amour pour sa femme, crut-il d’abord, en réalité dans son amour de propriétaire. Et c’est sans doute ce qui lui donna, dans la suite, de la haine pour Sainte-Beuve, d’avoir lui-même illogiquement trompé celle qu’il avait cru aimer. Mais les sentiments humains sont si fragiles, que je crois bien qu’ils étaient sincères tous les trois, et plus tard tous les quatre. Il y avait peut-être dans ces deux groupes de quoi constituer deux excellents ménages. Victor et Adèle eurent-ils tort de s’obstiner à vivre ensemble? C’est en cela qu’il y tragédie et beauté.

La vie de famille ne semblait un refuge à Sainte-Beuve que parce qu’il ne la connut jamais; l’intimité de M. et Mme Juste Olivier lui faisait envie, il leur écrivait, le 26 décembre 1838 : « Ici, dans une vie de fatigue et de dispersion, ou de retraite hargneuse, dans cette vie sans solennité domestique, surtout pour les gens qui errent comme moi, où sont les fleurs? où sont les sourires, sinon ceux que vous donnent les amis heureux? » Il songeait qu’il existait pour lui, éparpillés, les éléments d’une famille. M. Séché lui reproche de s’être vanté d’être le père de la petite Adèle :
    O toi, venue alors, Enfant –, toi, je te vois
    Pure et tenant pourtant quelque chose de moi!
    ...................................................................................
    Enfant, mon lendemain, mon aube à l’horizon,
    Toi, ma seule famille et toute ma maison,
    C’est bonheur désormais et devoir de te suivre :
    Elle manquant, hélas! pour toi j’aurais à vivre.
    Pour la dot de quinze ans j’ai déjà de côté
    L’épargne du travail et de la pauvreté;
    Je l’accroîtrai, j’espère… O lointaines promesses ! (1)
« C’est en cela, s’écrie M. Séché, qu’il a fait œuvre de haine et qu’il s’est déshonoré à tout jamais aux yeux des honnêtes gens. »

La morale est une chose trop changeante pour qu’on puisse prononcer des paroles aussi éternelles. Le cynisme de Sainte-Beuve, c’est peut-être la morale de demain, la morale des honnêtes gens de demain. Sainte-Beuve ne voulait pas être dupe, s’effacer aussi devant les préjugés. Il devinait bien que ces préjugés de la société avaient tort et que sa sensibilité avait raison. « J’ai toujours vu, écrivait-il, que si l’on se mettait une seule minute à dire ce que l’on pense, la société s’écroulerait. »

Il savait bien que la publication du Livre d’amour, réservée pour après la mort des trois intéressés, ne ferait pas s’écrouler la société, mais il ne lui déplaisait pas que l’on sache, un jour, qu’il avait été aimé, lui, de la femme du dieu – dédaigné.

Adèle, d’ailleurs, n’ignorait pas ces vers, tout remplis d’elles, et semble bien en avoir autorisé la publication « pour consacrer le souvenir de leur lien ». Après tout, cela fait le pendant du Livre de l’Anniversaire, et je ne vois pas ce qu’il y a d’infamant pour une femme que l’on sache qu’elle fut aimée.

Les vers du Livre d’amour sont quelquefois durs, heurtés, comme tous les vers de Sainte-Beuve. Cependant ces vers auront peut-être appris à quelques poètes la précision et la sobriété. Sainte-Beuve ne dit pas de choses précises, il faut que le vers se prête à ce qu’il dit, et parfois les mots, trop pressés, s’écrasent.

Les vers – posthumes aussi –, par lesquels Victor Hugo répond au Livre d’amour, sont d’abord un aveu, et puis d’une telle exagération d’expression
    Ta lâcheté changée en haine, le dégoût
    Qu’a d’elle-même une âme où s’amasse un égoût
qu’ils ne portent pas. Ce sont de si grosses injures qu’on sourit. Ses recueils de poésies, à lui, sont remplis de vers dédiés à Juliette Drouet. Les initiales ne trompent personne. C’est parfait : tout le monde sait que la poésie se fait avec de la vie, et que la vie a besoin de se renouveler; mais, lorsque Victor Hugo, en marge de ses manuscrits ou sur l’Album de Juliette, écrivait : « Pour toi, ma Juliette »… « Donné à ma Juju », « Donné à mon ange bien-aimé », il savait bien que la postérité découvrirait ces notes, et les épinglerait au bas des pages des éditions futures. L’article de Sainte-Beuve sur les Chants du Crépuscule relève l’injure (Date lilia) faite à Mme Hugo. Le Livre d’amour écarte ces lys, injurieux pour une femme encore vivante. La suite de son histoire le prouve.

L’influence de Sainte-Beuve sur le mouvement romantique, et sur Victor Hugo en particulier, fut réelle, M. Séché nous le démontre. Victor Hugo instinctivement tenait beaucoup au jugement de Sainte-Beuve près de lui, et il eût « ignoré » bien des choses pour se le conserver.

Mais voici le chapitre capital : Sainte-Beuve et Port-Royal. L’Histoire de Port-Royal est si intimement mêlée à l’histoire littéraire du XVIe siècle que Sainte-Beuve, songeant à donner une suite à son Tableau de la poésie française au XVIe siècle, s’aperçut qu’il ne pouvait écarter la question du jansénisme. Cette question le passionna. D’ailleurs, nous dit M. Séché, Sainte-Beuve était janséniste sans le savoir « comme quelqu’un qui le serait de naissance ». Et puis, pour lui, comme pour Racine, Port-Royal était un refuge : à cette heure de sa vie, Sainte-Beuve, abandonné de son amie, était revenu à Dieu. Plus tard, Vinet essaya de le convertir au protestantisme, mais Montaigne le sauva, et s’il demeura mystique, il devint sceptique : ces deux états d’âme ne sont pas contradictoires.

Cet ouvrage de M. Séché est sans doute ce qui a été fait de plus complet et de plus sérieux sur Sainte-Beuve. M. Séché était d’ailleurs plus que quiconque apte à ce travail, puisqu’il se dit et se révèle en effet un disciple amoureux de Sainte-Beuve, qu’il considère avec raison comme un des plus curieux esprits du XIXe siècle. Son livre sur les Derniers jansénistes pourrait servir d’épilogue au Port-Royal du Maître.

(1) Le Livre d’amour, XVI. – À la petite Adèle.

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