Restauration: la gestion d'un grand art

Hélène Laberge
Entrevue avec Robert Gagnon, propriétaire de l'Auberge Hatley.
Où mange-t-on exceptionnellement bien au Québec?
Deux auberges, l'Auberge Hatley, à North Hatley et L'Eau à la bouche, à Sainte-Adèle, cumulent depuis des années divers honneurs: entre autres celui d'avoir été reconnues en 1994 Table d'or nationale pour l'une et Table d'argent pour l'autre.

Le propriétaire de l'Auberge Hatley, Robert Gagnon, est également vice-président international de Relais et Châteaux. «En 1980, lorsque j'ai acquis l'auberge, il y avait au menu un choix de dix vins, le Prince blanc, le Prince noir, etc. Au fil des ans, nous avons monté avec l'aide d'un sommelier une cave qui compte à l'heure actuelle plus de 600 étiquettes différentes, dont la qualité et la diversité ont été célébrées par la fameuse revue américaine Wine Spectator pendant trois années consécutives. Quant à la table elle-même... »

Il fait beau. L'entrevue a lieu à l'auberge, sur une grande galerie dominant les jardins, la piscine d'un bleu méditerranéen et le lac, le célèbre lac Massawippi. Nous écoutons Robert Gagnon parler de son établissement avec le réalisme et la simplicité des gens d'affaires qui sont également des artistes. Des artistes toujours à l'affût du produit le plus parfait, du décor le mieux réussi, de façon à ce que le plaisir de la bouche s'accompagne de tout ce qui peut charmer les autres sens.

C'est en gestionnaire conscient de l'importance du travail des prédécesseurs dans le domaine de la restauration qu'il commence l'entrevue en rendant hommage à Jacqueline Cusson, qui fut propriétaire de Dame Jacqueline pendant vingt ans, à North Hatley. Cet établissement, fondé en 1972, fut d'abord une boulangerie/pâtisserie et devint peu à peu un restaurant dont la renommée s'étendit jusqu'en France.

«Jacqueline a joué un rôle important dans la gastronomie de la région. Elle a été une innovatrice en ce sens qu'elle avait compris plusieurs choses essentielles: la première, que la cuisine doit s'appuyer sur les meilleurs produits. Songez qu'elle allait chaque semaine ouvrir pour ainsi dire le Marché central, ce qui supposait qu'elle quitte North Hatley dès 5 heure du matin. Elle avait repéré les meilleurs marchands, les produits de qualité et suivait le rythme des saisons.

Elle a été, deuxième chose, l'une des premières à faire de sérieuses recherches et expériences sur les recettes traditionnelles du Québec et à en tirer les meilleures synthèses.

Enfin, en troisième lieu, elle recherchait les produits régionaux, au nombre desquels le fromage de Saint-Benoît-du-Lac, qu'elle utilisait dans sa quiche et laissait mûrir au frais pendant des mois pour lui donner une saveur encore plus puissante.»

La première règle pour un restaurateur, poursuit Robert Gagnon, c'est d'étudier le potentiel d'une région, de faire connaissance avec ses produits. La cuisine doit être régionale autant que possible, c'est le fondement de son originalité. Et Robert Gagnon, à la suite de nombreux restaurateurs, de déplorer le monopole de l'UPA (Union des producteurs agricoles) laquelle oblige tout producteur agricole, si petit soit-il, à devenir membre et à se soumettre à des contraintes qui empêchent souvent une production artisanale. L'interdiction d'abattre soi-même ses animaux ne facilite pas la recherche de la qualité. Pourquoi un petit producteur élèverait-il un nombre restreint d'animaux aux grains s'il n'a pas l'assurance de pouvoir récupérer ses bêtes à lui, lesquelles risquent d'être perdues dans le flot commun? Il est interdit de fabriquer un beurre fermier pour le vendre. Les oeufs doivent être inspectés et les poulaillers artisanaux sont soumis aux mêmes lois que les méga productions, etc. Cela est une limite importante au développement de produits régionaux frais.

Pour se procurer des fines herbes à longueur d'année, Robert Gagnon a ouvert sa propre serre hydroponique. Lorsque Pierre Trois Gros est venu la visiter, il était très réservé sur la qualité des salades et herbes ainsi produites. Or il a été étonné de la saveur de ce qu'il a goûté. Intrigué, il a fait des recherches sur la culture des herbes dans le passé pour découvrir que, à l'origine, la plupart d'entre elles baignaient dans les ruisseaux!

Cela nous amène à parler de la nouvelle cuisine, qui utilise beaucoup de fines herbes. Cette nouvelle cuisine, dite aussi cuisine allégée, ou cuisine minceur, est née, nous raconte le restaurateur, du mariage de Michel Guérard avec la fille du propriétaire d'une chaîne d'établissements thermaux. Il fallait offrir aux curistes une nourriture attrayante mais qui devait tenir compte des diètes auxquelles ils étaient soumis. Guérard s'est donc mis à développer une cuisine de régime mais en recherchant le maximum de saveur et de finesse en dépit de l'obligation de supprimer les crèmes, beurres et huiles qui composaient les sauces traditionnelles! Son succès a donc été fondé sur les besoins médicaux de la clientèle et cette conception de la cuisine s'est étendue dans le monde entier car elle correspondait également à une nouvelle hygiène de vie chez les hommes d'affaires, les fonctionnaires et les sportifs.

L'Auberge Hatley était déjà un établissement reconnu dans un des plus beaux villages du Québec attirant une clientèle de touristes avertis. La première année, Robert et Lilianne Gagnon l'ont consacrée à observer, en maintenant ce qui existait déjà. Dès 1981, ils décidaient d'étendre la renommée de l'auberge autour de la table. Avec le chef Guy Bohec, ils mirent au point un menu avec des produits et un apprêt d'une qualité telle que quatre ans plus tard, un premier prix du Ministère de l'Agriculture leur était décerné; ce prix, ils se le sont mérité pendant plusieurs années. Les Gagnon ont aussi fait entrer en salle et en cuisine des professionnels de la restauration. Servir est un métier. À titre d'exemple, en France, un restaurant trois étoiles comme celui de Robuchon disposera au moment du coup de feu d'une brigade de trente cuisiniers pour une centaine de convives. Au Québec, pour le même nombre de clients, le personnel se composera tout au plus de cinq à huit cuisiniers.

Un restaurateur à la recherche d'excellents produits a un pouvoir d'attraction, d'où la création de petites entreprises liées à la restauration. C'est ainsi que s'est établie à North Hatley une boulangère pâtissière, Magali, laquelle a alimenté l'auberge pendant plusieurs années, puis a ouvert son propre négoce à Sherbrooke. Robert Gagnon est heureux de voir essaimer à travers le Québec des anciens formés dans son établissement: le restaurant Les Allumettes, à Montréal, est dirigé par un chef qui est passé par l'Auberge Hatley; L'Eau Vive, un gîte gastronomique de Way's Mills, est la propriété d'une ex-employée de l'Auberge, etc. Ce rôle de formation est inégalable et extrêmement important.

Une synergie incontestable s'est développée entre la France et le Québec: Robert Gagnon renforce la brigade à chaque année en accueillant de jeunes chefs français qui viennent de grandes maisons. Et il est intarissable sur la restauration des grandes tables françaises, admirant tous ces chefs qu'il présente comme des entrepreneurs, au sens le plus serré du mot, ne tenant rien pour acquis, cherchant de nouvelles combinaisons alimentaires, ayant une connaissance précise de la chimie organique. Un plat réussi est donc un plat pensé, testé, expérimenté, jusqu'à ce que soit atteinte une harmonie parfaite entre le produit et les sauces et assaisonnements se mariant avec lui. Dans ce sens, l'art culinaire est un art classique, exigeant un apprentissage tout autant qu'un goût fin, et non une « installation », ce montage fantaisiste et facile d'éléments disparates qui tient lieu d'art.

«En vingt ans, remarque Robert Gagnon, le goût des Québécois s'est ouvert ». Des groupes de dégustation de vins, des clubs gastronomiques se sont formés un peu partout; le restaurateur doit flairer l'évolution d'une société: la précéder un peu, sans se débrancher, sans se désolidariser. Et, nonobstant les lois alimentaires rigides du Canada et du Québec, on trouve maintenant d'excellents fromages de lait cru, le Saint Basile, le Migneron, le Chèvre de Tournevent , du foie gras frais de l'Élevage Périgord à Valleyfield, du canard de Saint Isidore d'Auckland. C'est le poulet de grains qui demeure hélas bien difficile à trouver.

Le goût s'est ouvert
Nous terminerons par cette heureuse et poétique remarque de Robert Gagnon sur le goût: «Un goût qui s'ouvre comme une fleur, c'est aussi un goût qui ne peut plus mourir.»Il reste à espérer qu'il y aura de plus en plus de produits régionaux artisanaux pour achever sa floraison. Et d'autres gestionnaires aussi entreprenants pour les faire connaître et susciter le désir de l'agriculture et de l'élevage spécialisés.

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