Dame Jacqueline
Elle a été célèbre pour sa quiche! Au cours d'un voyage en France, elle avait été surprise de la dimension des quiches: «elles sont plates comme des galettes!» disait-elle. Ceux qui connaissaient sa quiche – et parmi eux beaucoup de Français – ne pouvaient pas lui faire le reproche d'être dénuée de générosité! Une fois qu'on y avait goûtée, on ne pouvait plus s'en passer. Cette quiche, Denise Wallis, du fort sympathique bistrot Le Cartier, à Sherbrooke, l'a ressuscitée en l'allégeant et en la baptisant «quiche de la Grande Dame». Je crois me souvenir que Jacqueline y mettait 12 oeufs bien frais plus 3 jaunes, un demi litre de crème épaisse, une généreuse portion de jambon de campagne cuit par elle-même et prélevé autour de l'os (parce que c'est là qu'il est le plus tendre, disait-elle), une bonne demi-livre de fromage des Moines et plus tard, de comté ou de gruyère. Cet appareil élaboré reposait sur une pâte pur beurre et pour cuire le tout, elle avait eu l'idée d'utiliser comme moules ces grandes et hautes poêles en fonte noire dont se servaient les femmes de la campagne pour faire frire des montagnes de grillades de lard. Je vous laisse deviner combien ce plat comblait les goûts les plus tatillons et les appétits les plus féroces!
Ah! me direz-vous, comme cette quiche était contraire aux règles de la cuisine minceur. Va-t-on au restaurant pour suivre un régime? Et un festin forçant le système digestif à s'activer fortement est-il si néfaste? Certains scientifiques sont prêts à défendre une alternance diète frugale quotidienne et bombance occasionnelle. En tout cas, nous avons tous fait l'expérience d'avoir admirablement digéré un repas dit lourd mais qui comble le goût, et d'avoir eu sur le coeur du tofu consommé par devoir!
Il faudrait aussi évoquer ses tartelettes aux fraises, inégalées, et surtout son pain dont nous n'avons jamais retrouvé l'équivalent. Jacqueline avait toujours le nez dans les livres de cuisine de toute époque et de toute provenance; en lisant une recette, elle en imaginait immédiatement la réalisation et décrétait: «j'y mettrais moins de farine, ou je remplacerais la graisse par du beurre, les oeufs entiers par des blancs d'oeufs en neige, j'y ajouterais des fruits.» Elle utilisait peu de fines herbes ou d'épices, ayant élu celles qui lui semblaient le mieux appropriées à ses recettes à elle: le persil, le basilic, l'ail, l'échalote française si goûteuse; et pour la pâtisserie, la cannelle, la muscade et le gingembre bien dosés. Sa vinaigrette était classique – chose, hélas!, si difficile à trouver de nos jours où des concoctions soi-disant italiennes ou françaises sont distribuées par Kraft à trop de restaurants – huile de qualité, bon vinaigre, sel. Le moulin à poivre était sur toutes les tables. Ses biscuits au gingembre, ses beignes parfumés à la muscade, son gâteau à l'orange et aux amandes blanchies, ses brioches aux raisins enrobées d'une fine couche de glaçage, ses tartelettes au beurre, ses gâteaux au chocolat, aux épices et, en saison, ses tartes aux pommes et à la rhubarbe, épaisses, croulant sous les fruits fondants et sucrés à point, chaque mets était comme un vin parvenu à la plénitude de sa maturité: rien à ajouter, rien à enlever. Vingt ans de pratique assidue de ce restaurant nous autorisent à porter ce jugement.