L’art de dire adieu appartient à l’art du bien vivre et du bien mourir. L’adieu est une mise en scène, construite par les humains depuis toujours, pour célébrer le départ. Adieu rime avec départ! Départ pour l’école ou le travail, pour le mariage ou le couvent, pour la guerre ou l’exil, pour un long voyage ou pour l’émigration dans un pays lointain. Aujourd’hui encore, on chante en guise d’adieu «ce n’est qu’un au revoir», avec une certaine nostalgie des heures passées ensemble et pour panser la plaie d’une absence annoncée qui sera sans doute longue. Le rite de l’adieu exerce donc une fonction thérapeutique. On organise des agapes. On rit et l’on pleure. On conjure la peine de la séparation par la joie de la fête.
L’histoire regorge de rites d’adieu. Les arts et les lettres en témoignent abondamment. Les chansons sur le thème de l’adieu jouissent d’une grande popularité aujourd’hui autant que hier. Nous n’avons qu’à penser à Hugues Aufray et son «adieu monsieur le professeur», aux chansons d’adieu pour la tournée de Johnny Halliday. Dans les chansons d’amour, l’adieu occupe une place importante. Par exemple, Michel Sardou chante :
Plus courte est la chanson d’adieu, Plus vite on est partis ...
Et le refrain de la chanson d’adieu de François Valléry sonne ainsi :
Que tu pourras chanter certains soirs
Quand la vie te fera des histoires
Pour rafraîchir ta mémoire
Rien qu’une chanson d’adieu...
Pauline Croze :
Je pose sur tes lèvres
Un baiser le plus léger
C’est un baiser d’adieu
C’est un baiser le plus léger
C’est un baiser radieux...
Vous connaissez sans doute le compositeur Puccini et les adieux de Mimi à Rodolphe avant son dernier souffle dans La Bohème et les adieux de Madame Butterfly à son fils avant de se faire hara-kiri. Sur un poème de Mong-Kao-Yen (Meng Haoran) dans l'attente de l'ami et un poème de Wang-Wei l'adieu de l'ami, G. Mahler compose « Der Abschied dans Dans das Lied von der Erde. Le poète attend son ami au crépuscule pour gouter ensemble aux splendeurs du soir. L'ami arrive mais pour adresser au poète un éternel adieu. La coda superpose les tons d'ut majeur et la mineur laissant en suspens toute conclusion d'ordre terrestre sur des paroles du compositeur : « la Terre adorée, partout, fleurit au printemps et reverdit: partout, toujours, l'horizon bleu luira ! Éternellement... Éternellement... » Cet ewig (éternellement) final est repris sept fois au son du célesta (Google, Wilipedia).
Tant de peintres, parmi lesquels Jacques-Louis David, ont consacré une toile aux adieux de Hector et d’Andromaque, racontés par Homère dans l’Iliade. On lit dans la correspondance de Napoléon en 1814 à Marie-Louise: «Porte-toi bien, conserve ta santé pour ton fils qui a besoin de tes soins. Je vais partir pour l’île d’Elbe, d’où je t’écrirai… Adieu, ma bonne Louise-Marie». L’empereur ne les verra jamais plus. Et à la Garde impériale, il s’adresse plein d’affection: «Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux. […] Adieu encore une fois, mes vieux compagnons! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs». À leur tour, ces adieux à la Garde impériale et à Marie-Louise ont été éternisés par des peintres de renom. Diderot*, le grand encyclopédiste a écrit «Les adieux du vieillard». Un vieux Tahitien, proche de la mort, s’adresse à son peuple quand Bougainville vient envahir Tahiti : «Pleurez, malheureux Tahitiens, pleurez…»
Ainsi nous glissons doucement vers le thème de la mort qui, j’ose dire, est à l’origine de tous les mythes, car toutes les civilisations on été essayé de comprendre et de conjurer la mort, mystère par excellence, réalité inéluctable et irrémédiable, absurde et scandaleuse. La mort est départ, elle est la quintessence du départ, le départ à son état pur, un départ sans retour, une disparition à jamais. Je meurs et tu ne me verras plus jamais! Tout départ crée un espace propice à l’adieu. A fortiori la mort, car elle est radicale et définitive. La mort est trépas, ce qui signifie concrètement «passer au-delà d’un seuil». En mourant, je transgresse une limite qui me fait basculer dans le vide, dans le néant. Je franchis une frontière et je m’affranchis, je me détache d’avec le monde des vivants. Je m’en vais et je ne reviendrai plus.
LE RITE DE L’ADIEU
Une des ruses pour atténuer la rupture instituée par la mort est le rite de l’adieu. Il y a des rites d’adieu plus particuliers, solennels et graves comme les oraisons funèbres de Bossuet, qui furent et demeurent des performances sublimes de théologie et d’éloquence. Récemment encore en France, feu Jacques Derrida se fit un devoir de composer et de lire en public de grandes allocutions d’adieu adressées à des personnalités très connues et parmi lesquelles se trouvaient notamment ses amis personnels. Ces adieux grandiloquents ont été publiés dans un livre volumineux qui porte un titre aussi court que révélateur : Adieu.
De plus en plus de gens rédigent, en guise d’adieu - souvent sous forme de lettre, adressée à leur conjoint, enfants et amis - un testament spirituel dans lequel ils présentent leur vision de la vie et de la mort, leur perception du passé et leur espérance d’une vie après la mort, expriment leur gratitude à l’égard des proches et donnent parfois des recommandations. La dimension dramatique monte d’un cran dans les lettres d’adieu laissées par des suicidés à leurs proches et dont nous avons pu étudier en équipe le contenu. Les remerciements, les regrets, les demandes de pardon, l’aveu de leur souffrance intime ainsi que la présentation des mobiles de leur geste sont parfois pleins d’une sensibilité touchante. (Volant, E. (dir.), Adieu, la vie ... Étude des derniers messages laissés par des suicidés, Montréal, Bellarmin, 1990)
Les adieux peuvent prendre la forme d’un pardon, d’une réconciliation ultime, de la révélation d’un secret que le mourant a porté depuis de longues années comme un lourd fardeau. Combien de malades n’avez-vous pas connus qui ont attendu de mourir jusqu’à l’extrême limite pour revoir un fils, une fille, un frère, une sœur, une mère…? Espérant à chaque fois que la porte s’ouvre, que c’est elle ou lui, que l’être, tant désiré, apparaîtra enfin pour un ultime adieu pour un dernier souffle.
La mort, comme départ ultime, impose à la communauté un temps d’arrêt et de recueillement, de manifestation des sentiments de tristesse et de deuil par des rites appropriés. Les veillées du corps, la liturgie à l’église ou la célébration au salon funéraire, l’inhumation du cercueil ou des cendres sont autant de rites d’adieu qui signifient et accomplissent la rupture nécessaire à la communauté pour éloigner la mort et se libérer du cadavre. La communauté doit assurer sa survie, poursuivre ses projets et construire son avenir. «Et que la vie continue!» Plus qu’une fonction thérapeutique, l’adieu est donc un geste de salut. On accorde un dernier salut à la personne du défunt. Puis, la communauté endeuillée se reprend en main, rebondit avec une vitalité revigorée. À la fin de la cérémonie, les Agapes sous la forme de repas ou de collation ritualisent ce nouvel élan de vie de la communauté réunie autour de la table de la convivialité. On mange, on boit et l’on fraternise. Les rites funéraires ont donc le remarquable pouvoir de restaurer entre les survivants le lien vital, momentanément interrompu par le deuil, et d’instaurer de nouveaux liens avec la personne défunte.
Aussi longtemps que quelqu’un dit : «je me meurs», il est vivant. À la toute fin, il se meurt un peu plus que les autres fois! Le mort, par contre, est celui qui est «sans réponse». Il ne peut pas me dire: «je suis mort» et moi, je ne peux pas lui dire: «tu es mort». Ce qui veut dire qu’entre lui et moi, il y a rupture de dialogue. Mourir, c’est cesser de parler! Le mort n’est plus un sujet, un «je» qui me parle et à qui je dis: «tu». Je dis de lui : «il est mort». Je ne sais plus dans quelle pièce de théâtre, un acteur crie avec un air triomphal: «Il est mort, et je parle!» Le mort n’est plus personne, il est devenu impersonnel, dépouillé de ses attributs et de ses fonctions, il est devenu «dépouille» ou «défunt». Dès sa mort, il est sans besoin, il ne mange plus, il ne demande plus rien, il n’est donc plus en état de manque, il est sans désir. Il n’est plus! Il ne peut plus intervenir ni décider.
Une fois le cadavre éloigné, il ne dérange plus. Il est inoffensif. Le temps viendra où l’on attribuera au défunt de nouvelles fonctions dans la communauté comme intercesseur ou protecteur, comme médiateur ou conseiller. Il devient le «sage», le «bon» d’autant plus qu’il n’est plus en rivalité et en compétition avec nous. Le pouvoir, qu’il a pu exercer vivant, peut dorénavant se métamorphoser en pouvoir dit «spirituel» ou «moral». Son autorité dont il continuera à jouir dépendra en quelque sorte du bon vouloir de notre reconnaissance et de notre gratitude, de notre capacité de mémoire.
Par contre, avant sa mort, le mourant est capable de dire «je meurs», «je me meurs» ou «je vais mourir». Jean Ziegler, auteur de Les vivants et la mort, raconte les paroles du grand philosophe Emmanuel Kant, malade et alité, neuf jours avant sa mort : «le sentiment d’humanité ne m’a pas encore abandonné». C’est donc à l’heure où il lui reste encore assez de conscience et assez d’humanité que le mourant est en mesure de dire ou de faire ses adieux. La personne peut le dire ou le manifester par des gestes appropriés, à son épouse, à une fille ou à un fils individuellement ou à plusieurs proches et amis à la fois. À ce propos, pardonnez mon indiscrétion, si je vous raconte quelques expériences personnelles d’adieu qui me paraissent significatives et diversifiées. L’une de ces expériences, je l’ai jugée négative pendant bien longtemps, mais elle l’est sans doute moins que je le pense, et les autres me paraissent plus positives.
L’ART DE DIRE ADIEU
Une expérience négative d’adieu, je l’ai vécue avec mon père mourant. Un homme qui n’avait jamais été malade de toute sa vie et qui, tout d’un coup à 67 ans , est frappé d’un cancer au foie. Appelé en Belgique auprès de lui, je me suis aussitôt rendu compte qu’il n’était pas conscient de la gravité de son cas. Le seul beau souvenir des trois semaines que j’ai passées auprès de lui fut celui où il m’a dit : «tu es venu, je sais maintenant que tu m’aimes». Ce fut sans doute sa manière de dire adieu, un signe tangible de son amour. Peu importe s’il n’a jamais accepté ni sa maladie ni sa mort et s’il m’a dit : «tu veux donc que je meure» quand, le plus discrètement possible, je tentai à lui faire comprendre qu’après tout il n’allait pas si bien. Ses douleurs étaient intenses, mais il les croyait passagères, il voulait guérir et mangeait avec avidité, même si son corps ne pouvait pas le supporter. Ces derniers moments furent durs pour nous tous, car il ne voulait plus voir auprès de lui, ni sa femme, ni de prêtre, ni entendre de prières. Il voulait qu’on le laisse tranquille. Bref, jusqu’à son dernier souffle, j’ai espéré connaître un moment où nous aurions pu nous parler une dernière fois, l’entendre dire un bon mot. Ce moment n’a jamais eu lieu...
Aujourd’hui, je me rends compte de la diversité des manières de dire adieu à la vie. Promouvoir des rites et des pratiques de vivre une belle mort, douce et sereine, où vers les derniers jours de sa vie, le malade fait ses adieux en pleine conscience de sa mort prochaine, c’est se conformer à un modèle particulier de mourir, à une idée préconçue ou à une image idéale de la mort. On a tendance à faire de l’acte de mourir un événement à caractère idéologique selon les clichés de la littérature de la bonne mort. D’où notre déception si cette «belle mort» n’a pas lieu. À ce sujet, j’ai reçu le témoignage d’une dame qui m’écrit : «Avec mon père, il s'est passé si peu de choses! Nous étions tous autour de lui, il n'a pas dit un mot, sauf pour la chanson qu'il voulait qu'on lui chante, et que mon frère a choisi la plus courte possible. Ensuite, il a demandé qu'on le laisse seul. Quinze minutes plus tard, tout était fini. Peut-être que justement il avait besoin de notre silence tout près de lui, car seul ce silence, plein d'amour, pouvait répondre, beaucoup plus que des mots, à sa soif d'amour, d'espérance. Peut-être que la chanson, justement, était là pour le bercer en nous, comme cet enfant qu'il était redevenu et qui s'abandonnait à nous... et à Dieu.»
D’autres expériences d’adieu «plus positives» me viennent à l’esprit: ma grand-mère qui me regardait lorsque je sortais de sa chambre d’hôpital et qui, lorsque je me retournais pour un dernier salut, levait sa main en signe d’adieu avec un de ses plus beaux sourires. Elle et moi, nous savions que je ne la verrais plus vivante. Notre amie Carmen qui, lors des noces de sa fille, nous prit à part et nous annonça son cancer au pancréas. Chaque fois que nous la visitions, elle nous parla de sa mort prochaine et de ses dispositions funéraires, de la douleur de son mari – moins serein qu’elle dans les circonstances. Lorsque je lui fis part de mon départ à Washington pour un congrès, elle s’informa de la date précise de mon retour. Elle mourut non sans avoir confié à une de ses filles : «maintenant il est revenu», car elle avait décidé que je dirai un mot à ses funérailles.
À l’hôpital Sainte-Justine de Montréal, une jeune leucémique que, un certain soir, on me confia au départ de sa mère qui devait retourner à la maison pour prendre soin de ses autres enfants, ne désira pas que je joue aux cartes avec elle ni que je lui lise un livre. Elle me pria de ne rien dire, mais tout simplement d’être-là. C’est ce que je fis très docilement. Elle ferma ses yeux. De temps à autre, je la regardais. Puis, je refermais aussi mes yeux. Après une heure de ce silence dense et recueillie, elle me dit : «Maintenant, tu peux partir». Je lui demandai si elle avait besoin de quelque chose, elle répondit «non». Je suis sorti sur les pointes des pieds. Le lendemain, j’ai appris son décès durant la nuit… Encore aujourd’hui, quand j’y pense, c’est comme si elle m’avait dit : «Ita missa est… «Tout est accompli»… «Allez en paix»!
Un de mes collègues aînés, que je visitais à sa chambre d’hôpital et qui me surprit par la calme douceur et le ton paternel de sa voix, lui, un être plutôt bourru et «impossible», qui m’avait si souvent traité comme un jeune rival, «un pas bon», titre dont il infligea d’ailleurs avec un air de supériorité ses patrons ou ses collègues. Le «pas bon», que j’étais, se voyait tout d’un coup «gradué» et «respectable» comme un «grand». Tout en lui me révélait la tendresse avec laquelle il m’aimait à cet instant, je me sentais tout d’un coup devenu précieux à ses yeux et donc aussi aux miens.
Ou cet autre instant où mon médecin de famille, à son tour malade et souffrant d’un cancer cérébral, me prit les deux mains dans les siennes en me disant «je t’aime». Sur ces mots, je suis parti sans jamais le revoir vivant. Voyez-vous, toutes ses personnes absentes continuent leur existence en moi. Elles demeurent, elles séjournent dans le monde grâce à moi et grâce à d’autres personnes qui leur sont restés proches. Le rite d’adieu qui s’est accompli entre elles et moi est à l’origine de cette mémoire vivante, d’une convivialité au-delà de la mort.
Un adieu peut se dire par des paroles, le ton de la voix ou un mouvement des lèvres, comme il peut s’exprimer aussi dans le silence par un geste discret à peine perceptible des mains ou du visage, un geste émanant d’une chair blessée, meurtrie, paralysée, défigurée, diminuée, humiliée, fragile ou indolente, selon l’état du malade. Serait-il illusoire de penser qu’en tant que proche ou en tant qu’intervenant, nous pouvons provoquer – le mot est sans doute trop fort – ou au moins aider ces personnes proche de la mort à faire leurs adieux? Serait-il irréaliste de croire que nous pouvons discerner chez elles le désir de dire adieu, que nous pouvons deviner à qui elles désireraient faire leurs adieux et quand ? Serions-nous capables de créer des occasions qui favoriseraient ces adieux? Ou capables de reconnaître, parmi les proches, les personnes aptes à accueillir ou à créer des opportunités d’une manifestation d’adieu aussi discrète soit-elle? Sans doute tout cela est du domaine du possible. Cependant, il faut laisser beaucoup de place au hasard des choses, à l’improvisation des personnes et au goût du moment présent. Au sujet de ces mots, gestes et rites ultimes de la vie, toute norme et toute formalité doivent céder la place à la spontanéité et à l’imagination. Il n’y a pas de règles préétablies ni de codes de conduite! Pourquoi le rituel de l’adieu ne sera-t-il pas sauvage au sens qu’il sera inventé au cœur même de son avènement. Nos meilleurs gestes ne sont-ils pas souvent imprévisibles? Ne pas trop penser – notre pensée a un penchant très dominateur en voulant tout contrôler. Au lieu de penser, il vaut mieux observer et sentir, écouter et se taire, alors que tout paraît croche ou maladroit. On ne meurt qu’une fois, aucune mort n’est pareille à une autre. J’ai connu plusieurs deuils et je n’ai jamais appris d’une fois à l’autre, car les personnes sont différentes et les choses se présentent différemment. Chaque mourant est unique en son genre, nos dispositions et notre disponibilité sont aussi variables que la température. Je crois beaucoup à l’intuition qui nous rend capables de poser le geste opportun au moment opportun!
Faire ses adieux permet de rendre moins douloureuse sinon plus supportable ou moins inacceptable la séparation ou la fracture, la rupture physique et psychique dans toute la crudité de sa réalité irrémédiable. Outre la dimension thérapeutique et sociale, outre le sens historique et éthique en tant que devoir de mémoire, l’adieu comporte aussi un sens spirituel et philosophique.
LE SENS DE L’ADIEU
Jusqu’à présent, nous avons parlé du rite d’adieu et de l’art de dire adieu. Il nous faudrait maintenant essayer de comprendre le sens de l’adieu. Pour avoir accès au sens, il convient de regarder l’adieu dans le contexte dans lequel nous l’avions situé, c’est-à-dire celui de la mort. Or, la mort est mystère.
S’appuyant sur leur foi en une vie après la mort, les croyants ont parfois tendance à imaginer la mort comme un passage relativement facile sans cahots ni brimbalement. Même la foi en la résurrection de la chair ne peut abolir la mort comme une chute dans le néant. S’il y a résurrection, c’est du néant que Dieu nous rappellera à une vie tout nouvelle, sans commune mesure avec la vie présente. Quand nous rêvons d’une vie immortelle, nous sommes plutôt du genre conservateur en cherchant à protéger nos acquis, à préserver notre moi, et à loger notre personne dans un corps rajeuni et enjolivé. L’autre vie, on se la représente à peu près comme la vie présente, mais sans peines ni problèmes, une dolce vita, alors qu’elle ne pourra pas être une simple continuation en mieux de cette vie-ci, elle sera une vie tout autre et radicalement différente de la vie présente. Elle sera une création nouvelle, elle sera une œuvre de Dieu qui fait toute chose nouvelle.
De la vie après la mort, nous ne savons rien empiriquement. L’après-mort est mystère, la mort elle-même est mystère. Elle demeure la grande inconnue de notre existence. Nous n’en connaissons ni l’heure, ni les modalités. Nous ne savons même pas comment nous nous comporterons personnellement à l’heure de notre mort, sereins ou agressifs, dociles ou révoltés. De la mort proprement dite, nous ne pouvons rien dire. Quelqu’un dans la salle peut-il nous dire ce que c’est de mourir? Moi, je ne le puis! Comme vous, j’ai été témoin de la mort de nombreux êtres, animaux ou humains, j’ai assisté plusieurs mourants et leur famille en deuil, j’ai eu de la peine et j’ai pleuré, mais sans éprouver la mort au-dedans de moi en tant que mienne. Mon savoir sur la mort même si celle-ci a été un des principaux objets de mon enseignement et de mes publications, se réduit à peu de choses. Il est un savoir extérieur à moi, un savoir intellectuel ou cérébral. Or, la mort se situe au-delà de mon champ d’observation et d’expérimentation.
L’instant même de la mort nous échappe entièrement. Hic et nunc, ici et maintenant, même mourant, je suis. Et soudainement, je ne suis plus, je ne respire plus, j’expire, je ne parle plus, mon corps devient immobile, devient cadavre. Le corps physique que nous habitons disparaîtra à jamais. Que l’on soit croyant ou non, la mort est une rupture, car elle met fin brusquement à notre existence terrestre et individuelle. Ceci n’est pas seulement vrai en cas d’accident mortel ou de mort subite. La personne alitée, qui se sait mourir, ressent vivement dans sa chair la mort comme une cassure avec la vie. Les liens multiples que nous avons pu développer durant notre existence, même si, avec l’âge, ils ont tendance à se réduire lentement, se dénouent à la mort entièrement. Même la mort, désirée comme soulagement et délivrance, n’enlève pas pour autant la sensation d’une déchirure. L’attitude paisible de certains mourants, l’état de fatigue de certains autres et la docilité apparente de plusieurs cachent parfois un sentiment aigu d’une perte dont le caractère tragique peut varier de degré fort difficile à mesurer.
La mort survient comme un long silence: ni baiser, ni sourire, ni lettre, ni coup de fil, ni message courriel, ni bruit de pas dans le couloir, plus un seul mot! La mort est sans pitié. La mort change tout, met tout à l’envers. Le verbe «rompre» lui colle à la peau. Désormais, «ce ne sera plus pareil»! Tout sera autre! La mort introduit une «altérité radicale» dans la personne qui meurt et dans les survivants. Il y a comme un abîme entre l’être et l’avoir été, entre «l’avant la mort» et «l’après la mort». Il n’est donc pas étonnant que, à travers les siècles et les pays, toutes les civilisations ont déployé des ruses pour déjouer cette fatalité de la séparation sans retour et pour renouer, au plan individuel, les liens entre le mort et ses survivants, et, au plan collectif, pour redresser la table de la convivialité des morts et des vivants. Les diverses cultures ont proposé des croyances ou des philosophies pour coller ces deux morceaux de l’avant et de l’après, de faire en sorte que l’irruption de la mort ne devienne qu’interruption. Ainsi, pour combler ce grand trou noir de la mort, les communautés humaines ont créé des mythes et inventé des rites, ont composé des récits et édifié des lieux comme autant de passages entre la vie et la mort ou de ponts entre les vivants et les morts.
Écoutons les propos de Derrida*précisément sur l’adieu dans son oraison funèbre lors du décès de ce grand ami Emmanuel Lévinas*:
«Mais j'ai dit que je ne voulais pas seulement rappeler ce qu'il nous a confié de l'à-Dieu, mais d'abord lui dire adieu, l'appeler par son nom, appeler son nom, son prénom, tel qu'il s'appelle au moment où, s'il ne répond plus, c'est aussi qu'il répond en nous, au fond de notre coeur, en nous mais avant nous, en nous devant nous - nous appelant, en nous rappelant: «à-Dieu».
Adieu, Emmanuel».
Derrida adresse à feu son ami en l’appelant, avec toute la puissance de son émotion, par son nom, son prénom, Emmanuel Lévinas tel qu’il se nomme dans la vraie vie. Appeler le défunt par son nom, c’est rendre présent celui qui est absent. Lui dire «adieu», c’est lui promettre de ne pas l’oublier et de s’engager à faire mémoire de lui. La mémoire est une faculté qui n’oublie pas les promesses qui nous ont été faites ou que nous avons faites.
Mais Derrida rappelle aussi la définition que Lévinas donne de l’adieu en ayant recours à l’étymologie du mot: à Dieu. En disant «adieu» au mourant, je le confie à Dieu qui prendra soin de lui, j’exprime l’espoir que Dieu nous donnera de nouvelles opportunités de le rencontrer ici-bas, sinon au-delà du temps et au-delà de la mort. Lévinas, et Derrida après lui, associent le rituel de l’adieu à une certaine transcendance – spirituelle ou métaphysique –à laquelle ils donnent le nom de «gloire». Mais la gloire dont ils parlent n’est pas un état nébuleux de splendeur et de prestige, mais une conjoncture particulière qui nous place face à autrui dans une position de souci. La gloire n’est pas un lieu céleste, c’est le lieu de l’éthique. L’«autre» est quelqu’un d’unique dont on reconnaît l’importance et la fragilité, qui suscite notre inquiétude et qui est confié à nos soins.
«C’est dans le visage de l’autre que nous rencontrons la mort», dit Lévinas. Ainsi, lorsque je dis à un mourant «adieu», je lui dis: «tu as un visage, tu portes un nom, tu es un être mortel et, en tant qu’être mortel, je suis responsable de toi. En quelque sorte, je suis responsable de ta mort». Deux remarques s’imposent ici, si nous voulons bien saisir la pensée de Lévinas. La première remarque concerne le recours à la symbolique du visage pour représenter une personne dans son identité particulière et donc dans son altérité. Le visage est ce qui du corps humain est le plus visible ou le plus exposé au regard. Le visage est en général la partie la plus apparente et la plus expressive du corps, mais c’est aussi celle dont les apparences sont les plus trompeuses. Le visage est associé aussi à l’intelligence et à la pensée. Il est censé être le reflet ou le miroir de l’âme. Le caractère cérébral et spirituel semble l’emporter sur la sensualité de la personne. Pourquoi ne pas privilégier les mains qui me semblent plus empreintes d’authenticité, par ce qu’elles possèdent moins de pouvoir de dissimulation? Après tout, c’est le corps tout entier qui est l’habitat de la personne et qui la constitue? Nous disons :«j’ai un corps», mais ce serait plus juste de dire «je suis un corps».
Nous devons admettre que tout regard est subjectif. Le regard est un outil très important de l’observation, mais il appartient à la personne qui regarde et n’atteint pas l’intériorité de la personne regardée. Je ne vois de l’autre que ses apparences. Je ne regarde l’autre que d’un certain angle et, par conséquent, ma perception est partielle et partiale, voire fausse. Ce que je perçois du besoin et du désir de l’autre, exprimé dans son visage, peut être très éloigné de ses vrais intérêts. C’est ma perception de son supposé bien. Un regard même sincère peut manquer d’authenticité. Cependant, par commodité pour la suite de notre réflexion, quand Lévinas dit «visage», nous l’interprétons ici comme une image de la personne, tout entière tout en étant conscients que nous pouvons nous tromper dans nos perceptions de son bien. Méfions-nous pourtant de notre regard et de notre perception, car l’intervenant est trop facilement celui qui croit savoir ce qui se passe chez autrui, ce qui est bon pour lui ou celui qui croit mieux savoir qu’autrui ce qui est bon pour eux.
La seconde remarque au sujet de la sentence de Lévinas : «C’est dans le visage de l’autre que nous rencontrons la mort» et à nous «d’être responsables de sa mort». «Responsable» ne veut pas dire «coupable». La responsabilité dont il est question chez Lévinas et Derrida en est une sans dette et sans faute, une responsabilité sans victime. Le vivant, exposé à la mort ou en train de mourir, est celui «pour qui j’ai à craindre». Il m’est confié afin que je lui dise adieu en prodiguant mes soins, mon soutien ou mon aide. Et s’il y a entre lui et moi des liens très forts de parenté, d’amour ou d’amitié, afin que je réponde aux attentes légitimes de celui ou de celle qui est ou qui sera bientôt «sans réponse».
Walter Benjamin a quelques pages sublimes sur notre devoir de mémoire. En naissant, dit-il, nous avons été attendus, non seulement par notre mère ou nos parents immédiats, mais aussi par la longue lignée d’aïeux et d’ancêtres afin que nous parachevions les projets que les générations avant nous n’ont pas pu achever. De cette manière, nous comblerons leurs espoirs déçus ou nous réparerons leurs erreurs et leurs omissions. En quelque sorte, nous compenserons ainsi à leurs efforts restés vains et sauverons leurs oeuvres de l’oubli ou de la perdition!
À propos de ce souci d’autrui, Derrida aime s’inspirer d’un verset d’un poème de Paul Celan, juif allemand émigré en France dont les parents sont morts dans les camps nazis : «Le monde s’en est allé, il me faut te porter». C'est le dernier vers d'un poème d’un recueil dont Celan*, peu avant sa mort, lui offrit un exemplaire à l'École normale supérieure, où il fut pendant quelques années son collègue. Derrida a cherché sans cesse à mieux comprendre cette sentence. «Seul dans l'éloignement du monde, je me dois te porter comme on porte le deuil ou comme on porte l'enfant, de la conception à la gestation, à la mise au monde.» Ou encore: «je suis seul dans le monde dès lors que je me dois à toi, que tu dépends de moi, que je te porte et dois assumer […] la responsabilité à laquelle je dois répondre devant toi pour toi. Je suis seul avec toi, seul à toi seul, nous sommes seuls: cette déclaration est aussi un engagement.»
* * * * *
Notre réflexion nous porte à nous convaincre de la diversité du rituel qui entoure la mort et le deuil. Les rites, que nous façonnons et qui nous façonnent, révèlent la richesse des façons de percevoir et d’assumer la mort. Le rituel de l’adieu participe à cette diversité de concevoir et d’interpréter la mort. Il est un des jeux multiples inventés par les humains pour déjouer la rigueur morbide et la frigidité cadavérique de la mort et de ses manifestations. Comme tout autre rituel, il se déploie par des paroles ou des gestes, si possible généralement les deux à la fois. Un clin d’œil peut suffire, il peut être reçu dans toute la densité du contenu que l’on veut lui donner de part et d’autre. L’adieu peut s’interpréter comme la confirmation du lien profond qui existait déjà entre deux ou plusieurs personnes, comme la restauration d’un lien qui avait été brisé, comme l’inauguration d’un lien nouveau, d’un lien tout autre et radicalement différent, tissé de mémoire et accompagné de la sensation d’une impossible présence, celle de l’absent rendu présent. L’adieu est un don qui jaillit du souci qu’on porte en soi pour l’autre qui, d’une façon ou d’une autre, est confié à ma responsabilité. L’adieu est fait de paroles et de gestes, de lien et de souci, de jeux et de rites, ce qui veut dire que l’adieu est une œuvre d’imagination et de liberté, de chair et de sens, de toucher et d’émotion, d’hésitation et de timidité, de tristesse et de larmes, de tâtonnements et de maladresse, en un mot une œuvre d’art!