Les Pensées sur la mort et l’immortalité sont publiées anonymement en 1830. Ludwig Feuerbach (1804-1872) critique dans cet ouvrage la croyance en une immortalité* personnelle, car elle porte à la déconsidération du monde réel d’ici-bas et des potentialités que la vie offre aux humains. Cet écrit philosophique, qui vaut à Feuerbach de se voir refuser une chaire de professeur, est un point de vue rationaliste de la religion et de l'immortalité. Il nous invite à aimer la vie et à jouir de ses bienfaits, de travailler à la construction d'un monde meilleur et de développer ses connaissances. Il ne faut ni réduire ni sacrifier sa vie terrestre pour une vie céleste dont les contours sont inconnus. Par contre, du point de vue anthropologique, on peut lui reprocher de ne pas saisir le sens, la fonction et la structure du mythe. Le mythe est, autant pour Bronislav Malinowski que pour Mircea Eliade, «un élément essentiel de la civilisation humaine; loin d'être une vaine affabulation, il est au contraire une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir; non point une théorie abstraite et un déploiement d'images, mais une véritable codification de la religion primitive et de la sagesse pratique.» Les récits mythiques révèlent aux indigènes «le sens des rites et des tâches d'ordre moral, en même temps que le mode selon lequel il doit les accomplir.» (Malinowski, Magic, Science and Religion, New York, 1955, p. 101-108, reproduit par Eliade dans Aspects du mythe, Paris, Gallimard, «Idées», 1969, p. 32) La fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence humaine. Grâce au mythe le monde se laisse saisir en tant que cosmos parfaitement intelligible et donc maîtrisable. Le mythe est aussi une manière de comprendre et de contrôler le temps.
La signification essentielle de la vie après la mort, c'est d'être purement et simplement la continuation ininterrompue de celle-ci. Le fondement de la croyance à l'immortalité n'est pas la tendance de l'homme à un perfectionnement continuel, c'est seulement l'instinct de sa propre conservation. L'homme ne veut pas laisser échapper de ses mains ce qu'il possède, il veut toujours rester ce qu'il est, faire toujours ce qu'il fait. Nous ne pouvons, dit Fichte, aimer aucun objet si nous ne le regardons pas comme éternel. [...] Ainsi l'homme attache à tout ce qu'il fait l'idée de l'éternité*; mais cette éternité n'exprime que l'indéfini. Je pense quelque chose comme éternel, cela veut dire : je ne puis prévoir l'époque de sa fin.
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L'autre monde n'est pas seulement dans le temps, mais encore dans l'espace, et il est l'objet d'une croyance naturelle, nécessaire et universelle, en ce sens qu'il fait disparaître les bornes auxquelles se trouve arrêtée toute existence humaine par son point de vue local. Il n'a d'abord qu'une signification géographique. Quand les peuples sauvages mettent leur avenir dans le soleil, la lune ou les étoiles, ils ne quittent pas pour cela la terre; car ils ne connaissent pas leur véritable éloignement; pour eux les astres appartiennent au même espace que le lieu qu'ils habitent, ils en diffèrent seulement en ce qu'ils ne sont pas comme lui à la portée des mains. Si l'homme arrive à la conception d'un autre monde, c'est tout simplement parce qu'en dehors des lieux où il se trouve il y en a encore; mais comme il ne peut être avec son corps là où il est cependant avec la vue, le lieu qu'il ne peut atteindre que de ses regards devient pour lui un pur objet de l'imagination et de la fantaisie, et par cela même lui semble bien plus beau que le séjour de son existence réelle. De même que le rationaliste chrétien ne fait pas cette réflexion que, si les étoiles sont des corps capables de contenir la vie, elles doivent être déjà habitées par des êtres d'accord avec leur nature propre, et que, par conséquent, il n'y a pas de place sur elles pour des hôtes étrangers, de même l'homme peu cultivé n'a pas même l'idée que ces mondes éloignés peuvent avoir leurs propres habitants de chair et d'os comme lui, et qui peut-être placent leur vie dans le lieu même où il passe si tristement la sienne. C'est ainsi que l'homme fait du lointain le rendez-vous de ses désirs et de ses vœux. Tout ce qui est en dehors de son plus proche entourage et des désagréments qui lui sont inhérents, - et quel lieu, quel climat n'a pas les siens - il la regarde comme quelque chose de meilleur; mais, remarquons-le bien, seulement dans son imagination; car, dès que l'homme est éloigné de sa patrie, il est ordinairement saisi de nostalgie; cette patrie qui de près lui paraissait si sombre, il n'en voit à une certaine distance que les côtés lumineux.
Mais comment l'homme en vient-il à placer dans ce lointain ses morts et son avenir? Comme nous l'avons déjà dit, l'homme ne peut d'abord trouver à la mort aucune raison d'être, il n'en voit pas la nécessité*. Il ne peut pas s'expliquer pourquoi le vivant quitte ce monde, puisqu'il y possède tout ce qu'il désire. Aussi pour lui les morts n'ont fait que s'éloigner, que partir pour un voyage. Mais où pourraient-ils être allés, sinon là-bas au delà des montagnes et des mers, ou là haut dans les étoiles? Le lieu qui exprime le plus sensiblement l'ignorance humaine est aussi le lieu le mieux approprié aux êtres que la mort a transportés du domaine de la réalité dans le domaine de l'inconnu. L'homme plus encore que la nature a l'horreur du vide; il remplit le vide de son ignorance avec les formes de sa fantaisie, et que sont pour lui les premiers êtres de fantaisie? Les morts. Phénomène de la nature le plus incompréhensible et en même temps le plus terrible, la mort est le berceau de la fantaisie, et par suite de la religion; car la religion n'est pas autre chose que la divinisation de l'ignorance humaine par la puissance de l'imagination. Là où cesse l'être réel, là l'être imaginaire commence. De même que Dieu n'est pas autre chose que la cause inconnue des phénomènes naturels divinisée par l'imagination, de même l'autre monde n'est que le lointain inconnu de l'espace dont l'imagination fait un séjour surnaturel et divin.
Cette signification et cette origine de l'autre monde se manifestent même dans cette conception des Grecs et des Romains, d'après laquelle les morts étaient incorporés dans les astres du ciel. Quand l'homme ne s'est pas encore élevé à une contemplation expérimentale et scientifique de la nature, les étoiles sont pour lui des êtres spirituels et divins, parce que la lumière seule les révèle à ses regards et qu'ils sont hors de la portée de ses autres sens. Il croit que les objets sont en eux-mêmes, c'est-à-dire en réalité, ce qu'ils lui apparaissent (1). Les étoiles lui paraissant des êtres incorporels sont pour lui des êtres célestes, c'est-à-dire l'imagination pure, de pure illusion, sensibles et spirituels à la fois, et comme tels les plus propres à servir le séjour aux morts qui sont de même nature qu'eux. En effet, les morts, débarrassés de leurs éléments matériels et hors de la portée des sens, ne font plus que planer dans l'éther de la fantaisie, visibles seulement aux regards de l'esprit.
Mais ce sens religieux et céleste des étoilés ne peut leur appartenir que tant qu'elles sont des objets de l'imagination. On voit par là combien insensé, superficiel et en contradiction avec lui-même est le rationalisme chrétien moderne, quand il prend encore aujourd'hui les astres pour base de sa fantastique vie future, après qu'ils sont tombés du rang d'êtres immatériels et purement optiques à celui d'êtres corporels, terrestres et empiriques. On peut dire que c'est prendre l'incrédulité pour fondement de la foi, le doute pour ancre de l'espérance, la vérité de la mort, c'est-à-dire la non-vérité de l'immortalité pour preuve de l'immortalité de l'âme; car le même point de vue qui me garantit la vérité de l'astronomie moderne, et qui dépouille les étoiles de leur nature céleste, dépouille en même temps l'homme de son essence et de sa vie immortelles.
L'idée de l'avenir céleste, dans le sens que nous venons de développer, et qui est le seul vrai, n'est à sa place véritable, n'est nécessaire et justifiée, que là où l'homme est borné et se sent borné par un étroit espace et par un temps déterminé. Dès que le cercle embrassé par ses regards est devenu plus vaste, il met à la place de la vie future la vie même d'ici-bas avec le souvenir du passé et l'espérance de l'avenir historique, et à la place de l'autre monde le reste du monde réel inconnu jusqu'alors pour lui. L'autre monde n'est vraiment réalisé que par la civilisation. La civilisation fait disparaître les limites imposées par le temps et l'espace, nous élève au-dessus ou présent, nous transporte dans les temps les plus éloignés, nous rend capables de vivre en arrière les milliers d'années qui étaient pour nous l'absence de toute action, de tout savoir et de toute existence, et nous permet de connaître d'avance par analogie les siècles futurs dans lesquels nous ne vivrons plus; de même elle met la lumière, non-seulement dans notre esprit mais encore sur nos têtes, dans l'azur du ciel, en diminuant la formation des pluies par la destruction des marais et des forêts; en un mot, elle anéantit tout défaut, toute limitation de notre séjour ici-bas, limitation qui appelait en nous le désir d'un séjour meilleur, et elle réalise ainsi les vœux et les fantaisies d'une existence différente et plus belle. Il est vrai que l'homme peut toujours désirer plus qu'il ne possède, et se figurer les choses bien plus belles qu'elles ne sont; aussi rêve-t-il encore aujourd'hui d'une autre vie dans un autre monde; mais si sa croyance était d'abord fondée sur le besoin, la misère et la limitation et des choses, elle est désormais sans fondement et sans nécessité; elle est une croyance de luxe.
Note
1) Il est aussi impossible aux hommes dans l'enfance de l'humanité de ne pas regarder le soleil, la lune et les étoiles comme des êtres célestes, qu'il leur est impossible au point de vue de l'égoïsme chrétien qui par rapport à la nature est le matérialisme le plus grossier et fait du monde entier une dépendance de l'homme, qu'il leur est impossible, dis-je, de ne pas imaginer un créateur personnel de l'univers. - La pensée spéculative, abstraite, abandonnée à elle-même ne peut s'empêcher également de donner la pensée ou la logique comme fondement de la nature. Rien n'est donc plus absurde que de conclure à la nécessité de la pensée à la nécessité de l'existence. Si Dieu existe parce que l'homme à un certain point de vue le regarde comme nécessaire, alors l'orbite des planètes est un cercle et non une ellipse, car la raison humaine avant d'être instruite par l'expérience regarde nécessairement le mouvement circulaire comme le plus parfait de tous et le plus conforme à la nature. (Voyez sur ce sujet ce que dit Lichtemberg dans son Nicolas Copernic.)