Dans cette lettre, Érasme fait allusion à ses maux physiques. Il voit sa mort prochaine en la comparant à le départ de sa maison. Il signale le décès de plusieurs de ses connaissances et amis. Il parle de ses publications et de la réception hostile des Italiens qui ont mal interprété sa comparaison des Scythes avec les Italiens. Il regrette les fausses interprétations des textes de Pline.
[3019,0]
ÉRASME DE ROTTERDAM AU TRÈS ILLUSTRE SEIGNEUR PORTUGAIS DAMIEN DE GOES, SALUTATIONS EMPRESSÉES.
[
[3019,1] Ah ! Plaise au Ciel qu'il t'agrée, très cher Damien, d'utiliser à présent ma maison à ta convenance ! Jamais elle ne m'a paru plus sûre et plus agréable que lorsque tu en es l'hôte. Je t'ai écrit plus d'une fois, mais ce qui est envoyé n'arrive pas toujours à destination. Les négociants n'acceptent pas volontiers les lettres des savants. J'ai remercié Lucas Rem et il me promet abondamment ses services. Je pensais bien que tu avais remis en toute confiance les lettres à ton "famulus", mais je n'étais pas sûr, et je ne le suis pas encore tout à fait, qu'il les ait toutes remises. J'ai écrit par son entremise à Schets et à Utenhove. Je n'arrive pas à trouver une indication qu'elles soient arrivées à destination. Je m'étonne beaucoup que rien ne te soit revenu du Portugal.
[3019,2] Ma santé continue à aller de mal en pis. Mon âme se prépare à quitter ce pitoyable domicile : que cela se fasse avec l'aide du Christ ! Plusieurs amis m'ont précédé : en Brabant, le très savant Viandal, Martin Davidts qui fut autrefois mon hôte à Bruxelles ; Pierre Gillis, à Anvers, ainsi que François Dilft; ici, Botzheim ; il y a aussi eu quelques vieillards qui sont morts en avril. Beaucoup de femmes enceintes ont avorté. Pour ma part j'ai été douloureusement tourmenté, au point de déjà faire lever quelques vautours. Je pense que tu es désormais débarrassé de tes étourdissements. Il faut réduire tes lectures. Les conversations littéraires instruisent beaucoup.
[3019,3] Pour ce qui est de détruire ces papiers, je t'en sais gré et je te demande d'aller jusqu'au bout. Sigismond Gelenius t'a dédié ses Notes à Pline qu'il a déjà corrigé trois fois, mais il s'en est curieusement laissé imposer par un manuscrit où un demi-savant a corrigé de son propre chef tout ce qui lui passait par la tête et nous a, en somme, donné un Pline tout nouveau. Je l'ai averti de ne pas se fier à ce manuscrit, mais je n'ai trouvé aucune écoute. Ermolao Barbaro n'a pas osé modifier le texte de Pline. Gelenius s'imagine avoir accompli une oeuvre admirable, mais moi j'estime que c'est un crime inexpiable. Mon "Ecclesiastes" est déjà sous presse, bien qu'il ne soit pas encore parachevé ; mais, comme on le demandait instamment, j'ai préféré cela plutôt qu'un accouchement posthume, sachant avec quelle conscience on traite les ouvrages des morts. Il sera complet en quatre livres.
[3019,4] Les Italiens se déchaînent contre moi en libelles injurieux. On a imprimé à Rome une Défense de l'Italie contre Erasme, dédiée à Paul III. Toute la querelle est née de deux mots de moi mal compris. Ils figurent dans l'adage Myconius Calvus : «Comme si quelqu'un disait "un Scythe érudit", un "Italien belliqueux"». Ils interprètent cela comme si j'avais blâmé les Italiens d'être inaptes à la guerre alors que ces mots sont pour l'Italie une louange et non une insulte : "Edere, bibere, loqui" sont des verbes de sens double, mais «être edax, bibax et loquax » implique un blâme. De même «être bellax» implique, non une louange, mais un reproche. Les Scythes, à cause de leur barbarie et de leur férocité naturelle, méprisent toutes les disciplines libérales, occupés uniquement des armes. Les Italiens cultivent la philosophie, les sciences et l'éloquence, qui sont les filles de la paix, diamétralement à l'opposé des Scythes. Tu vois quelle belle matière cela fournit à une apologie !
[3019,5] Vient aussi de paraître un autre libelle intitulé "Cicéron banni et Cicéron rappelé d'exil", qui à vrai dire ne m'attaque pas beaucoup. Cicéron y est haineusement déchiré, nullement défendu. Et il y en a un autre qui est prêt ; il est intitulé "Guerre civile entre Cicéroniens et Erasmiens", comme si j'étais l'ennemi de Cicéron. On dit qu'un certain Dolet aussi écrit contre moi. Et Jules Scaliger me menace de je ne sais quoi. Quelques jeunes gens qui s'amusent à contre-temps se sont ligués contre l'ennemi de l'Italie et de Cicéron. Et il ne manque pas de malins qui en poussent d'autres, à la fois par haine pour moi et pour s'amuser de leur folie. Ils ont répandu à Rome une lettre censément écrite par moi, pleine de plaisanteries bouffonnes . Je suppose que tu as vu les drôleries monacales d'Augustin Eugubinus. Personnellement je ne lis même pas ces choses-là. Luther ne produit désormais plus rien où il ne fustige Érasme, « le papiste » et « l'ennemi du Christ ». L'homme est fou, tout simplement, possédé d'une haine meurtrière.
[3019,6] J'ai salué de ta part ceux que tu m'avais nommés, sauf Ber, qui est à Rome; nous attendons son retour ce mois-ci. Gilbert t'écrira lui-même au sujet de la bombarde. Si je voulais vivre, je devrais cesser totalement d'écrire et même d'étudier quoi que ce fût. Mais vivre sans le commerce des livres et dans de continuelles souffrances, vraiment cela ne me paraît pas être une vie. Mais c'est dans les mains du Seigneur que nous nous trouvons tous. Je t'ai parlé du Pline corrompu, afin de t'avertir de ne pas laisser rééditer cet auteur d'après ce manuscrit; je veux au surplus à Gelenius le bien qu'il mérite. J'ai su par une lettre de Ber que tu parcours l'Italie. Je te souhaite de te porter le mieux du monde, très cher Damien. Fribourg, le 21 mai 1535. Érasme de Rotterdam, de ma main.
Itinera Electronica
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http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/erasme_epistula_3019/precise.cfm?txt=eum
ÉRASME DE ROTTERDAM AU TRÈS ILLUSTRE SEIGNEUR PORTUGAIS DAMIEN DE GOES, SALUTATIONS EMPRESSÉES.
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[3019,1] Ah ! Plaise au Ciel qu'il t'agrée, très cher Damien, d'utiliser à présent ma maison à ta convenance ! Jamais elle ne m'a paru plus sûre et plus agréable que lorsque tu en es l'hôte. Je t'ai écrit plus d'une fois, mais ce qui est envoyé n'arrive pas toujours à destination. Les négociants n'acceptent pas volontiers les lettres des savants. J'ai remercié Lucas Rem et il me promet abondamment ses services. Je pensais bien que tu avais remis en toute confiance les lettres à ton "famulus", mais je n'étais pas sûr, et je ne le suis pas encore tout à fait, qu'il les ait toutes remises. J'ai écrit par son entremise à Schets et à Utenhove. Je n'arrive pas à trouver une indication qu'elles soient arrivées à destination. Je m'étonne beaucoup que rien ne te soit revenu du Portugal.
[3019,2] Ma santé continue à aller de mal en pis. Mon âme se prépare à quitter ce pitoyable domicile : que cela se fasse avec l'aide du Christ ! Plusieurs amis m'ont précédé : en Brabant, le très savant Viandal, Martin Davidts qui fut autrefois mon hôte à Bruxelles ; Pierre Gillis, à Anvers, ainsi que François Dilft; ici, Botzheim ; il y a aussi eu quelques vieillards qui sont morts en avril. Beaucoup de femmes enceintes ont avorté. Pour ma part j'ai été douloureusement tourmenté, au point de déjà faire lever quelques vautours. Je pense que tu es désormais débarrassé de tes étourdissements. Il faut réduire tes lectures. Les conversations littéraires instruisent beaucoup.
[3019,3] Pour ce qui est de détruire ces papiers, je t'en sais gré et je te demande d'aller jusqu'au bout. Sigismond Gelenius t'a dédié ses Notes à Pline qu'il a déjà corrigé trois fois, mais il s'en est curieusement laissé imposer par un manuscrit où un demi-savant a corrigé de son propre chef tout ce qui lui passait par la tête et nous a, en somme, donné un Pline tout nouveau. Je l'ai averti de ne pas se fier à ce manuscrit, mais je n'ai trouvé aucune écoute. Ermolao Barbaro n'a pas osé modifier le texte de Pline. Gelenius s'imagine avoir accompli une oeuvre admirable, mais moi j'estime que c'est un crime inexpiable. Mon "Ecclesiastes" est déjà sous presse, bien qu'il ne soit pas encore parachevé ; mais, comme on le demandait instamment, j'ai préféré cela plutôt qu'un accouchement posthume, sachant avec quelle conscience on traite les ouvrages des morts. Il sera complet en quatre livres.
[3019,4] Les Italiens se déchaînent contre moi en libelles injurieux. On a imprimé à Rome une Défense de l'Italie contre Erasme, dédiée à Paul III. Toute la querelle est née de deux mots de moi mal compris. Ils figurent dans l'adage Myconius Calvus : «Comme si quelqu'un disait "un Scythe érudit", un "Italien belliqueux"». Ils interprètent cela comme si j'avais blâmé les Italiens d'être inaptes à la guerre alors que ces mots sont pour l'Italie une louange et non une insulte : "Edere, bibere, loqui" sont des verbes de sens double, mais «être edax, bibax et loquax » implique un blâme. De même «être bellax» implique, non une louange, mais un reproche. Les Scythes, à cause de leur barbarie et de leur férocité naturelle, méprisent toutes les disciplines libérales, occupés uniquement des armes. Les Italiens cultivent la philosophie, les sciences et l'éloquence, qui sont les filles de la paix, diamétralement à l'opposé des Scythes. Tu vois quelle belle matière cela fournit à une apologie !
[3019,5] Vient aussi de paraître un autre libelle intitulé "Cicéron banni et Cicéron rappelé d'exil", qui à vrai dire ne m'attaque pas beaucoup. Cicéron y est haineusement déchiré, nullement défendu. Et il y en a un autre qui est prêt ; il est intitulé "Guerre civile entre Cicéroniens et Erasmiens", comme si j'étais l'ennemi de Cicéron. On dit qu'un certain Dolet aussi écrit contre moi. Et Jules Scaliger me menace de je ne sais quoi. Quelques jeunes gens qui s'amusent à contre-temps se sont ligués contre l'ennemi de l'Italie et de Cicéron. Et il ne manque pas de malins qui en poussent d'autres, à la fois par haine pour moi et pour s'amuser de leur folie. Ils ont répandu à Rome une lettre censément écrite par moi, pleine de plaisanteries bouffonnes . Je suppose que tu as vu les drôleries monacales d'Augustin Eugubinus. Personnellement je ne lis même pas ces choses-là. Luther ne produit désormais plus rien où il ne fustige Érasme, « le papiste » et « l'ennemi du Christ ». L'homme est fou, tout simplement, possédé d'une haine meurtrière.
[3019,6] J'ai salué de ta part ceux que tu m'avais nommés, sauf Ber, qui est à Rome; nous attendons son retour ce mois-ci. Gilbert t'écrira lui-même au sujet de la bombarde. Si je voulais vivre, je devrais cesser totalement d'écrire et même d'étudier quoi que ce fût. Mais vivre sans le commerce des livres et dans de continuelles souffrances, vraiment cela ne me paraît pas être une vie. Mais c'est dans les mains du Seigneur que nous nous trouvons tous. Je t'ai parlé du Pline corrompu, afin de t'avertir de ne pas laisser rééditer cet auteur d'après ce manuscrit; je veux au surplus à Gelenius le bien qu'il mérite. J'ai su par une lettre de Ber que tu parcours l'Italie. Je te souhaite de te porter le mieux du monde, très cher Damien. Fribourg, le 21 mai 1535. Érasme de Rotterdam, de ma main.
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Du texte à l'hypertexte
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