De Pasteur à Freud

Jacques Dufresne
Nous voici dans le siècle des ruptures souvent évoquées jusqu'ici: rupture dans les attitudes devant la mort et dans la conception de la santé, qui, de relative qu'elle avait toujours été, tend à devenir un absolu. Rupture dans la tradition médicale, ou plutôt négation de cette tradition au profit d'une science considérée comme un point de départ absolu. Faut-il s'étonner que la France, qui sortait de la Révolution de 1789, ait été le premier lieu de cette rupture?

    C'est le physiologiste François Magendie qui est le meilleur représentant de cette époque charnière. Professeur de médecine au collège de France, il a été le maître de Claude Bernard. Il a droit à une partie de la gloire de ce dernier.

    Quand on parle de la médecine scientifique, on a d'abord à l'esprit l'approche biologique. On imagine Pasteur et les autres savants de son époque, Déchamp, Davaine, Galtier, en train de préparer une culture de bactéries. C'est là une intuition juste, qui risque toutefois de nous confiner à un axe principal, et de nous éloigner de trois pistes secondaires qui s'avèreront très importantes par la suite: la voie sociale, la voie psychologique, la voie environnementale.

    C'est à Paris, chez Pasteur, que nous ferons la halte sur la voie biologique. Nous aurions pu également la faire à Berlin chez le grand biologiste Rudolf Virchow, mais Virchow est peut-être plus grand en tant que fondateur de la médecine sociale, nous en ferons plutôt notre guide sur la piste sociale. Sur la piste psychologique, la première attention revient à Freud. Enfin, dernière piste, la médecine de l'environnement, laquelle se constitue aussi au XIXe siècle. Le nom de Max von Pettenkofer, entre autres, y est rattaché.

    Mais avant de parcourir ces voies, nous évoquerons l'un des événements les plus significatifs de ce siècle, sur lequel nous reviendrons, la découverte de l'asepsie par le médecin hongrois Philippe Ignace Semmelweiss en 1846. Une découverte qui se situe dans le cadre d'une démarche originale préfigurant à la fois l'épidémiologie et l'évaluation scientifique des traitements telle qu'on la pratique couramment aujourd'hui. Nous verrons plus loin que l'idée que les mains puissent être infectantes, qui nous apparaît si évidente aujourd'hui, fut accueillie avec mépris et même hargne par les collègues de Semmelweiss. Mais ne dévions pas davantage de notre route.

    Pasteur

    Pasteur devait trente ans plus tard donner leur plein relief scientifique aux intuitions de Semmelweis. Dans l'histoire de la médecine, on dit: avant et après Pasteur. C'est à lui d'abord, ou plutôt au vaste mouvement de pensée dont il fut le principal représentant, que l'humanité doit son triomphe contre les maladies infectieuses: choléra, fièvres puerpérales, septicémie..., mots qui pour toutes les personnes de cinquante ans et plus rappellent les grandes peurs de l'humanité.

    Dans le domaine essentiel de la lutte contre l'infection, Pasteur aura toutefois été partiellement trahi par son propre succès. Les nouveaux adeptes de la méthode expérimentale furent à ce point persuadés de tenir enfin une vraie cause, les microbes, qu'avec le zèle des convertis, ils construisirent, au mépris des faits, une médecine qui, pendant le siècle suivant, allait sous-estimer le rôle du "terrain" dans la genèse des maladies. L'oeuvre et la pensée de Pasteur furent ainsi réduites à cet aphorisme: cherchez le microbe et vous comprendrez la maladie.

    Le mot "terrain" désigne le sol dans lequel la maladie s'enracine, c'est-à-dire l'organisme dans son ensemble. Pasteur lui-même attachait une telle importance au terrain que c'est la première hypothèse à laquelle il s'arrêta dans son étude de la maladie du ver à soie. Alors même que ses collaborateurs lui apportaient preuves sur preuves du rôle des micro-organismes, il demeurait surtout préoccupé par le fait que c'est là où les conditions d'élevage étaient les plus mauvaises, à cause par exemple d'une nourriture ou d'une aération insuffisantes, que la maladie frappait le plus durement.

    Cette importance accordée au terrain ne fut pas un accident dans la vie de Pasteur, mais au contraire un thème constamment repris. "Notre corps s'oppose naturellement au développement et à la vie des infiniment petits. Dans les conditions physiologiques normales principalement et dans une foule de circonstances, la vie arrête la vie qui lui est étrangère". "Dans des corps affaiblis, la vigilance (des infiniment petits) se trouve progressivement renforcée". Pasteur va même jusqu'à prendre le psychisme en considération: "Combien de fois la constitution du patient, son affaiblissement, son état moral... n'opposent qu'une barrière insuffisante aux infiniment petits".

    Il aurait pu prendre à son compte la remarque de Bernard Shaw dans la préface de sa pièce Le dilemme du docteur: "Le microbe qui caractérise une maladie pourrait bien être un symptôme plutôt qu'une cause".

    C'est donc une certaine image projetée par Pasteur, plus que ses travaux et ses écrits, qui explique qu'encore aujourd'hui on associe son nom à une conception simpliste de la maladie, de même qu'à une médecine de la facilité, vivant de l'espoir sans cesse renouvelé de trouver une solution immédiate à toutes les maladies.

    Au moment où Pasteur connut ses plus grands succès à Paris, la France était déjà devancée par l'Allemagne sur le plan de la recherche médicale. Cette fin du XIXe siècle aura été l'heure de gloire de l'Allemagne, dans tous les domaines, sauf peut-être les arts plastiques.

    Un autre allemand, Max Von Pettenkofer, fit de l'hygiène une science expérimentale, devenant ainsi le fondateur de ce que certains appellent aujourd'hui la médecine environnementale. Il étudia les influences de l'environnement sur la santé des individus, s'intéressant tantôt au climat, tantôt à la nourriture, tantôt aux conditions de travail et tantôt à la salubrité des habitations. Les travaux d'urbanisme qu'il suscita à Munich le firent passer à l'histoire comme l'un des fondateurs de l'urbanisme moderne.

    C'est Rudolf Virchow qui, par les grands mesures d'hygiène qu'il avait fait adopter à Berlin, avait ouvert la voie à Pettenkofer.

    Plus que ses nombreuses découvertes, ce sont ses travaux théoriques sur la pathologie cellulaire qui ont fait de Virchow un immense personnage. Dans Cellular Pathologie paru en 1858, il soutint que c'est dans la cellule qu'il faut chercher l'explication ultime des processus normaux aussi bien que des maladies. Il affirma en outre que toute cellule était produite par une autre cellule, omnis cellula e cellula. Il devenait évident par là qu'on ne pouvait comprendre l'action des bactéries que par la réaction des cellules par rapport à elles.

    L'originalité de Virchow tient aussi au fait qu'il alla également à l'autre extrémité du spectre des causes, définissant la médecine comme une science sociale. C'est dans une feuille hebdomadaire lançée en 1848, la Medizinische Reform, que Virchow avait présenté la médecine comme une science sociale. Cette feuille, écrite avec chaleur et clarté, contient tous les arguments qu'on utilisera par la suite quand on parlera du droit à la santé. A propos d'une épidémie survenue en Silésie, Virchow s'indigne de ce que le ministre responsable "n'ait rien su faire d'autre que d'en appeler à l'aide, à la compassion, à la charité chrétienne". C'est l'État, soutient-il, qui aurait dû i
    intervenir.

    Nous venons de parcourir les pistes biologique et sociale. Reste la piste psychologique. Elle part de Vienne où, à la fin du XIXe siècle, le docteur Sigmund Freud acquiert peu à peu la conviction que le psychisme humain peut être étudié avec les méthodes qui triomphent alors dans les sciences physiques et biologiques. Freud a grandi en même temps que le scientisme: "La croyance en la liberté et en la spontanéité psychologiques, a-t-il écrit, est tout-à-fait antiscientifique et doit s'effacer devant la revendication d'un déterminisme psychique".50


    Détour: * Le scientisme

    On confond parfois le scientiste et le scientifique. Le scientifique, c'est l'homme de science, tandis que le scientiste est un adepte du scientisme, doctrine élaborée à la fin du XIXe siècle selon laquelle c'est dans la science qu'il faut chercher la solution à tous les problèmes, y compris les problèmes moraux et politiques. Virchow, Pettenkofer et Freud étaient en ce sens des scientistes. FIN


    Nous touchons ici à la forme la plus inattendue et la plus radicale de la rupture qui caractérise le XIXe siècle. L'âme, sous le nom de psychisme et bientôt d'inconscient, vient d'entrer dans la sphère de la technique: elle est un phénomène, que l'on doit tenter de réduire par la pensée à ses mécanismes constitutifs, dans le but d'agir sur lui de façon méthodique et, présume-t-on, efficace.

    Souvenons-nous de la liberté que les Grecs prêtaient à l'homme pour ce qui est de la gouverne de sa santé. Cette liberté, que la chrétienté avait réaffirmée, apparaît désormais comme une illusion. On fait l'hypothèse que les mécanismes inconscients, constitués dès la prime enfance par l'interaction entre les pulsions, sexuelles surtout, et la réaction du milieu, sont plus déterminants que le don de s'orienter vers la lumière et la vie par des choix conscients.

    Au même moment, les métaphores empruntées à la vie, dont on s'était toujours servi pour parler de l'âme humaine et des lois de sa croissance, sont remplacées par des images empruntées à la physique de l'époque.

    C'est ainsi que des mots comme refoulement et défoulement sont entrés dans le langage médical d'abord, pour prendre ensuite une très grande importance dans le langage courant. Freud est un continent. La psychanalyse est un monde. À partir des grandes tendances que nous venons d'évoquer, nous pouvons toutefois nous faire une idée de la façon dont les idées de Freud marqueront la conception de la santé et la médecine. Nous voyons s'accentuer la santé en tant qu'absolu par opposition, toujours, à la santé relative des Grecs. "La méthode scientifique, précise Freud, nous permet d'élargir autant que possible notre puissance à l'égard des phénomènes psychiques". La notion de progrès indéfini entre par là dans le domaine de la santé mentale.

    C'est évidemment par sa méthode thérapeutique, la psychanalyse, que Freud marquera le plus la médecine. Cette méthode consistant à libérer les forces latentes du psychisme, à défaire les noeuds appelés complexes, repose sur des techniques telles que la libre association des images et des souvenirs de même que sur l'interprétation des rêves.

    Le transfert des émotions du patient vers le thérapeute en est la principale caractéristique. Nous avons déjà vu comment, dans la Grèce ancienne, l'interprétation des rêves faisait partie de la médecine des temples. Nous avons aussi évoqué le Festival des rêves chez les Hurons. Le lien que nous faisons ici entre la psychanalyse et ces pratiques archaïques n'est pas gratuit. La psychanalyse est une médecine de temple pratiquée hors des temples.

    Le psychiatre et philosophe suisse Carl Jung (1875-1961) prolongera les travaux de Freud en les dégageant de leurs cadres mécanistes rigides et en faisant apparaître les racines que l'inconscient individuel plonge dans un inconscient collectif caractérisé par les archétypes, qui eux-mêmes renvoient aux idées platoniciennes et aux grands mythes primordiaux.

    Dans le sillage de la psychanalyse, freudienne ou jungienne, apparaîtra bientôt la médecine psychosomatique, laquelle repose sur l'hypothèse que la dimension psychique est virtuellement présente dans toutes les maladies et pas uniquement, comme on l'a cru d'abord, dans quelques maladies réputées fonctionnelles comme l'asthme ou les ulcères d'estomac. Il faut noter ici qu'on situe généralement autour de 70% le taux de maladies dites fonctionnelles, c'est-à-dire de maladies auxquelles ne correspond aucune lésion décelable.

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