La puissance des pauvres
Jean Robert est l’auteur du Temps qu’on nous vole (Seuil, 1980) et, en collaboration avec Jean-Pierre Dupuy, de La trahison de l’opulence (PUF, 1976). Deux livres qui pré diagnostiquaient, pour ainsi dire, nos problèmes actuels.
Dans La Puissance des pauvres, «constatant l’échec des certitudes établies et des fausses solutions qu’elles engendrent, les auteurs en appellent à divers intercesseurs à la recherche d’outils nécessaires à une autre lecture du monde et de ses devenirs révolutionnaires… »
Parmi ces intercesseurs, s’étonnera-t-on de trouver entre autres Gandhi, Karl Polanyi, Jacques Ellul, Michel Foucault, Aimé Césaire ou Ivan Illich ? On s’attendait moins à la place importante attribuée à Spinoza : «j’aurai attendu d’être octogénaire, dit Rahnema, pour le découvrir de l’intérieur.» Et effectivement, Spinoza ne peut que nous aider à surmonter la tentation du découragement devant les effets désastreux des interventions des pays riches. «À quoi est dû l’échec de la démocratie ?» se demande déjà le philosophe. «Est-il possible de faire d’une multitude une collectivité d’hommes libres au lieu d’un rassemblement d’esclaves?» [¼] «Ce qui comptait le plus pour lui était de diriger ses affections et ses passions dans un sens qui augmentât sa puissance d’agir, de connaître ainsi ses propres limites et d’arriver par là à combiner les forces de la Raison aux passions joyeuses.»
En combinant leurs forces et leurs passions joyeuses, des pauvres de l’Inde ont su exercer leur puissance. Nous en connaissons les détails grâce au reportage dont fait état de Madeleine Lecour publié dans Alliance pour une Europe des consciences, no 15, automne 2007 sous le titre : Janadesh : le verdict des pauvres (cité en annexe du livre) «Janadesh est un mot hindi signifiant verdict du peuple, un verdict qui se construit depuis les racines afin de recouvrer la dignité à travers la possession d’un lopin de terre et de moyens de subsistance.»
«Le 2 octobre 2007, 25 000 pauvres étaient réunis à Gwalior, dans l’état de Madya Pradesh en Inde. Leur intention : marcher sur Delhi en un mois et réaliser un sit-in devant le Parlement pour exiger leur patta (titre de propriété sur une terre). » Composition du groupe : des membres de tribus hors castes, des intouchables ou parias, des femmes et des hommes de tous âges. Pendant trois ans ils avaient économisé chaque jour une poignée de riz et une roupie pour leur famille laissée sur place. Ils transportaient par groupe de mille personnes toutes les nécessités de leurs campements, au nombre de vingt-cinq. Des camions livraient la nourriture (riz, galettes de blé et lentilles). Les marcheurs non violents étaient dirigés par Rajagopal, surnommé le nouveau Gandhi, et ils étaient accueillis dans les villages par des jets de pétales de fleurs! « Les pauvres sont en marche, écrit Madeleine Lecour, et veulent faire reconnaître leurs droits et non mendier. La marche est joyeuse et dansante; musique, danses folkloriques font aussi le spectacle pour ceux qui encouragent. » Après trente jours de marche et appuyés par le ministre du développement rural, ils obtiendront gain de cause et le gouvernement mettra des trains à leur disposition pour le retour dans leurs familles.
En annexe toujours, on trouve ce témoignage de Louis Campana, également extrait de la revue Alliance pour une Europe des consciences no 15 : «Aujourd’hui j’ai vu un peuple se lever. Il est debout. Il est en marche. Un peuple de 25 000 gueux. Je l’ai vu souffrir sur la route. J’ai vu des vieillards tomber, j’ai vu des femmes épuisées. J’ai vu leurs douleurs mais j’ai vu aussi leur détermination, car ce peuple a appris à ne plus avoir peur, il a appris à ne pas haïr, il a appris à chasser le mépris. Et il va [¼] vers Delhi face au pouvoir, face à l’autorité pour récupérer ses droits. [¼] Grâce à l’inspiration et à la puissance de Rajagopal. Et cela c’est le miracle de la force libératrice de la non-violence.»
Soulignons en terminant l’originalité de ce remarquable essai qui utilise diverses formes littéraires, dont un dialogue entre les deux auteurs, et en épilogue, une correspondance dans laquelle chacun livre à l’autre son expérience et sa philosophie dans un parfait respect de leurs différences d’approche conceptuelle.