Repas de pauvres
Le père du petit Charles Blanchard est mort; sa mère vit misérablement du peu d'argent qu'elle gagne en faisant des ménages. La voici qui rentre à midi au pauvre logis où l'attend l'enfant.
- Mon petit, il va falloir manger.
Il lui obéissait, se mettant à table.
Manger n'était pas pour eux une de ces opérations compliquées qui prennent certaines personnes pendant une heure et demie. Leur repas se composait d'un morceau de pain et d'un morceau de fromage. Il offrait pourtant certaines difficultés. Chaque jour la mère disait à l'enfant:
- Allons, essaye de manger du fromage; ça ne te fera pas de mal: moi j'en mange bien!
Jamais il ne put arriver à manger du fromage. Parfois il faisait acte de bonne volonté: il en coupait un morceau. Mais dès qu'il l'avait dans sa bouche, un sentiment d'horreur le prenait tout entier, il avait peur. Il fermait les yeux pour ne rien voir, puis soudain, alors qu'il en était encore temps, il crachait sa bouchée de fromage. Il crachait encore à plusieurs reprises tout ce qu'il pouvait amasser de salive pour bien laver d'un infâme contact sa langue et son palais. Sa mère n'avait plus qu'à se résigner et dire:
- C'est un grand malheur, mon petit, de ne pas aimer le fromage
On ne peut pas absolument dire qu'il mangeait son pain sec. Il avait réalisé une sorte d'invention. Il mettait à part de sa tranche de pain un tout petit morceau. Il se disait: Voilà, ce sera ma pitance, ce sera ce que je mangerai avec mon pain. Il donnait à pleines dents dans la tranche et prenait de sa pitance un miette qu'il ajoutait à sa bouchée de pain. Tantôt il s'imaginait que c'était du saucisson, tantôt une moitié de poire, tantôt de la confiture. Certains jours même il se disait:
- Aujourd'hui c'est du beurre. Il est bien frais.
Charles Blanchard éprouvait toujours un grand soulagement quand il avait terminé son repas. Il disait:
- Ça y est, maman, je n'ai plus faim.