Les fresques de la Chapelle Sixtine

Paul Mantz
II


Quelque temps après avoir achevé le carton dont nous avons dit la triste histoire, Michel-Ange partit pour Bologne. Il cédait aux instances impérieuses de Jules II, il allait travailler pour ce pape porteur d'épée. Il fit en 1507 la statue de bronze de ce pontife, cette statue monumentale qui ne vécut guère que trois ans. Au printemps de 1508, le maître était à Rome, et le 10 mai, il commençait l'œuvre immortelle: la décoration de la voûte de la chapelle Sixtine.

Lorsqu'il prit possession de la chapelle que Sixte IV avait fait construire au Vatican, Michel-Ange se trouva en présence d'un vaste vaisseau rectangulaire où tout — au point de vue de la décoration proprement dite — était à créer. Pas un relief qui appelât et retînt le regard: nul ornement sculptural; quatre murs et un plafond: le minimum de l'architecture. Des peintres — et de très grands — avaient sans doute marqué leur passage dans la chapelle. Sur la haute paroi que décore aujourd'hui le Jugement dernier, brillaient dans leur fraîcheur récente trois fresques de Pérugin et sous les fenêtres, douze peintures dont les meilleures étaient dues à Botticelli, à Ghirlandajo, à Luca Signorelli, à d'autres encore. C'était beaucoup. Mais pour l'ornementation, la chapelle, parée dans les régions inférieures, était complètement nue au-dessus des croisées. Au plafond, rien. C'est ce plafond qu'il s'agissait de peindre et surtout de décorer.

Sur cette surface, dont la partie centrale est plane, Michel-Ange a créé, rien qu'avec le pinceau, des reliefs et des profondeurs: il a établi des plans successifs, organisé la distance. Il en a fait autant pour l'espace compris entre les fenêtres et le plafond. Nous devons examiner l'un après l'autre les principaux éléments de cette décoration qui n'emprunte ses ressources et ses effets qu'au dessin et à la couleur.

On s'accordait jadis à ne voir dans Michel-Ange qu'un coloriste hasardeux et dur. Un coup d'œil jeté sur les peintures de la Sixtine démontre la souveraine injustice de cette appréciation, qui d'ailleurs a beaucoup vieilli. Malgré ses saillies volontaires et ses enfoncements calculés, le plafond de la chapelle s'enveloppe d'une grande harmonie. Les scènes mouvementées ou tranquilles, les figures isolées, les motifs de décoration pure présentent, dans le clair et dans le foncé, des alternances que justifie la loi du contraste et des différences d'intensité que commandait la nature du sentiment à traduire; le Déluge, par exemple, appelant nécessairement une coloration plus soutenue qu'une scène paradisiaque comme la Création de la femme. Mais l'ensemble est d'une unité tranquille et d'une douceur solennelle. D'ailleurs le visiteur étant toujours bien petit, en présence des colosses de Michel-Ange et de la hauteur du plafond, une sorte de vapeur s'interpose entre son œil et la peinture, et elle lui apparaît d'abord comme un mélange de gris bleuâtres et de blonds cendrés que relèvent çà et là des accents plus vigoureux, notamment des roux, modérés d'ailleurs et fins, qui ont l'aspect de bronzes clairs. Lorsque l'impatience de Jules II contraignit Michel-Ange à enlever ses échafaudages et à découvrir le plafond inachevé en quelques points, le pape regretta l'absence de dorures qui, d'après lui, auraient enrichi l'aspect général. «Les personnages que j'ai peints étaient pauvres, répondit Michel-Ange, et leur simplicité sainte méprisait les richesses.» Et le maître avait raison. Les rehauts d'or que le pape aurait voulu faire ajouter, et qui étaient sans doute un ressouvenir de l'art antérieur, sont avantageusement remplacés dans la fresque glorieuse par ces tons de bronze orangé dont nous avons parlé, dont nous parlerons peut-être encore, parce qu'ils jouent dans l'ensemble un rôle capital.

Neuf compartiments divisent en sections inégales le long rectangle du plafond. Ces compartiments – quatre grands et cinq de dimension moindre — sont encadrés entre les reliefs d'une architecture simulée. Les grandes compositions occupent toute la largeur de la voûte, et alternent avec les cinq autres qui n'en décorent qu'une partie et dont la forme est à peu près carrée. A chaque angle de ces compartiments moyens, une figure nue est assise sur un piédestal fictif. Il y en a vingt: ce sont les ignudi dont parle Vasari. Les intervalles qui séparent ces figures, placées, deux à deux, sont remplis par des médaillons imitant le bronze.

Les sujets traités par Michel-Ange à la voûte de la Sixtine sont empruntés à la Genèse. Ils représentent Dieu séparant la lumière des ténèbres, la Création des mondes (deux motifs dans le même cadre); la Séparation de la terre et des eaux, la Création de l'homme; la Création de la femme; Adam et Ève (sujet double qui les montre d'abord sous l'arbre de la science et ensuite chassés du paradis); le Sacrifice de Caïn et d'Abel; le Déluge; l'Ivresse de Noé.

Ces compositions de Michel-Ange sont si célèbres; tant de gravures (infidèles, d'ailleurs) les ont reproduites, enfin de récentes photographies en ont si heureusement rendu l'aspect grandiose, qu'on hésite à les décrire de nouveau. Il y faudrait d'ailleurs tout un livre. Quelques-unes de ces pages sont du nombre des œuvres les plus accomplies qui soient sorties de la main de l'homme, et ceux mêmes qui ont discuté Michel-Ange n'ont pas osé s'attaquer à ces belles inventions où tant de fierté se mêle à tant de grâce, où l'élégance exquise est le vêtement de la force suprême.

La Création de l'homme est, parmi ces chefs-d'œuvre, l'un des plus parfaits. Le titre qu'on donne d'ordinaire à cette composition n'est pas absolument exact. Adam est déjà formé, il existe matériellement, et ce que Michel-Ange a voulu exprimer c'est la création intellectuelle, la genèse de l'esprit vivant. Adam, seul encore, est à demi couché sur la pente d'une colline nue où s'annonce à peine la promesse d’une végétation timide. Dieu va lui donner l'étincelle de vie, il va toucher du doigt le doigt de la créature humaine, et c'est à ce contact surnaturel que s'éveillera la pensée, et que l'homme, désormais complété, se lèvera dans sa force triomphante. Pour l'accomplissement de cette œuvre de création morale, Jéhovah n'est pas seul: il flotte au milieu du ciel immense, accompagné de petits anges qui s'abritent; comme dans un nid, sous les plis enroulés de sa draperie volante, et ajoutent leur grâce à sa grandeur. Adam est superbe. Jamais depuis les merveilles de l'art antique, la forme humaine n'avait été revêtue de cette mâle élégance; jamais contour plus mélodieux n'avait enfermé des proportions plus suaves. Et comme°il appartenait à Michel-Ange de mettre partout un peu de son cœur, il a laissé transparaître sur le visage d'Adam l'expression discrète d'une vague tristesse. L'homme qui reçoit de Dieu les dons de la vie et de la pensée regarde son créateur avec une sorte de mélancolie et son long regard semble dire: A quoi bon?

Le compartiment suivant représente la Création de la femme. Le récit biblique, entendu en son sens littéral, était intraduisible en peinture; mais Michel-Ange a trouvé, dans le groupement de ses personnages, le moyen de rappeler suffisamment la signification du texte allégorique. Adam s'est endormi, car toute éclosion implique une fatigue et nécessite un repos: Dieu parle, et la femme, figure admirable dont les courbes semblent être un prolongement de celles qui composent la silhouette du dormeur, la femme se lève, étonnée, ravie, tournée vers Dieu et non vers l'homme, joignant les mains et commençant l'existence par une prière. Voilà, entre mille, une des idées du maître qu'on a accusé d'avoir tari la source du spiritualisme en Italie. Il est vrai que l'Ève de Michel-Ange n'est pas une apparition mystique: c'est une véritable femme, splendidement construite en vue de ses destinées primordiales, l'amour et la maternité. Par la robustesse de son élégance, par l'ampleur de ses formes où éclate dans sa fleur la vie immaculée, l'Ève de la Sixtine a rendu presque impossible la tâche des artistes qui dans l’avenir devaient essayer de représenter la grande aïeule. Il ne faut pas décourager ceux que pourra tenter encore la réalisation de cette figure, qui est une idée, car elle doit être à la fois symbolique et réelle, mais ne semble-t-il pas que Michel-Ange ait dit le dernier mot et que l'imagination ait peine à concevoir autrement qu'il l'a vue la première des épouses et des mères?

Et le maître n'a rien oublié: s'il a songé à la force des âges primitifs, si à cette force il a mêlé de la pensée, il a songé aussi au charme. En dessinant les figures nues de la Création de l'homme, de la Création de la femme et du compartiment qui les suit, le Paradis terrestre, Michel-Ange n'a pas voulu reléguer dans les lointains d'une abstraction inaccessible ces représentations que la splendeur des lignes et la beauté des profils faisaient presque surhumaines. Il a voulu, il a su les rapprocher de nous et les humaniser par le prestige d'une exécution savoureuse et douce. Il y est parvenu, grâce à la couleur et au modelé. Les carnations dans cette partie de la fresque sont d'un gris très faiblement rosé et d'une distinction de ton incomparable. Ces délicatesses de la coloration seraient malaisément exprimées avec des mots, et il nous faudrait renoncer à en donner une idée si le lecteur n'avait pas présentes au souvenir les copies que M. Paul Baudry a faites de quelques-unes de ces fresques. Pour beaucoup, ces copies extraordinaires ont dû être une surprise, car elles révèlent chez Michel-Ange une qualité qu'on lui refusait jadis, la douceur assouplie et veloutée, la tendresse de l'épiderme. Il faut dire aussi que, sous la main du grand décorateur de la Sixtine, la fresque a des suavités dont les autres procédés de la peinture ne lui fournissaient pas l'équivalent; il faut surtout noter le fait capital, la modification qui s'était produite dans sa manière. Grâce aux influences ambiantes, Michel-Ange, relativement sec dans la. Sainte:Famille d’Agnolo Doni, s'était renouvelé et, disons-le, attendri. Cette grande révolution commencée par Léonard, cette recherche de la morbidesse, qui est l'une des séductions de la Joconde et de la Sainte Anne, les voilà précisées et mises en évidence dans les figures nues de la Sixtine. Heure glorieuse pour l'histoire de la peinture: Michel-Ange continue Léonard de Vinci.

Il n'y a pas à décrire l'un après l'autre les neuf compartiments des plafonds. Il suffira de dire que, sans s'écarter de la gamme d'harmonie, ils sont tous d'un caractère différent, et que la variété des motifs y détermine, quand il le faut, un changement dans l'exécution. A la suite du double tableau qui raconte la parole de Dieu désobéie et le paradis perdu, le peintre nous entraîne en dehors du monde divin. C'est l'histoire de Caïn, celle de Noé, et, dans le compartiment intermédiaire, le Déluge. Ici la fresque prend un accent tragique, et cette composition est certainement une des plus belles de la série. Jamais le cataclysme biblique n'a inspiré de page plus émouvante. Les groupes réfugiés sur les hauteurs que menacent à la fois les eaux qui tombent et les vagues qui montent, les malheureux entassés dans la barque que le flot va engloutir, l'implacable noirceur du ciel sillonné par de longs éclairs, tout dit l'immense désastre et l'universelle destruction. Dans cette scène de deuil, dont la complication a effrayé la patience des copistes, Michel-Ange est le poète du drame absolu: il peint, dans la brume d'un paysage aux désolations infinies, toutes les colères de la nature, toutes les angoisses de la mort.

On a vu que les cinq compartiments de dimension moyenne qui alternent avec les grandes compositions de la voûte sont circonscrits par des cadres simulés aux angles desquels des figures nues sont assises. Ces figures sont prodigieuses: elles n'ont pas de signification allégorique; elles constituent un des éléments, et le plus hardi, du décor d'ensemble. Elles sont là pour le plaisir des yeux et surtout pour faire fuir les tableaux qu'elles encadrent. Par un parti pris qui les sépare des personnages humains, elles se colorent des tons du cuivre roux ou du bronze à la patine fauve. Dans le plan de l'inventeur, ces figures sont des statues, mais des statues mouvementées et presque vivantes qui, vues d'en bas, présentent des raccourcis de la plus belle audace et un merveilleux relief. Elles seraient de ronde bosse — comme celles qu'on a sculptées plus tard aux plafonds du temps de Louis XIII — qu'elles n'accuseraient pas pour le regard de saillies plus illusionnantes.

Mais il y a encore bien d'antres splendeurs à la voûte de la chapelle Sixtine.

En approchant des murailles latérales qui les supportent, les surfaces du plafond s'infléchissent peu à peu et affectent de chaque côté la disposition, d'une voussure. Douze pendentifs sont formés par la retombée des arcs que Michel-Ange a simulés. Ces pendentifs, rectangulaires au sommet, sont échancrés à leurs angles inférieurs par les lignes courbes que dessinent les fenêtres. C'est là, entre des pilastres amortis par des enfants formant cariatides, que sont les Prophètes au nombre de sept, les Sibylles, au nombre de cinq. Les Prophètes et les Sibylles sont le dernier mot de l'inspiration poétique et de la grandeur monumentale.

Qui ne connaît ces puissantes créations engendrées par un immense élan de l'esprit dans des régions qui ne sont pas celles de ce monde, rythmées et contenues par une sagesse immense? On-le voit bien ici: Michel-Ange est le seul, parmi les modernes, qui ait entendu la manœuvre du colosse. Combien, à ce jeu terrible, il est aisé d'être ridicule! De tous les exemples qui viennent à la pensée, il suffira d'en citer un Jules Romain n'était pas un médiocre dessinateur; il eut la verve et la .science, et cependant n'est-ce pas lui qui a peint au palais du Té cette salle fameuse où l’on voit les Titans fuyant éperdus sous l'avalanche des rochers qui les écrasent? Il y a là une telle dépense de force et un tel abus de l'énorme, que le spectateur étonné n'est pas loin de croire à une mystification. On est choqué par l'invraisemblance, on n'est pas convaincu par, la dimension, on est presque tenté de sourire. Michel-Ange n'aurait pas commis la faute de placer ses Prophètes de plain-pied avec le visiteur et presque à la portée de la main. Ils habitent des régions élevées, et l'on voit tout de suite qu'on a affaire à des personnages qui sont un peu plus que des hommes. Le maître leur a donné d'ailleurs, avec la grandeur morale, une solidité d'aspect, une justesse d'équilibre qui rassurent le regard, et qui sont comme un acheminement à la vraisemblance. Le sentiment de la proportion achève de persuader; et il ne s'agit pas seulement ici de la proportion optique entre les éléments qui constituent ces figures, mais d'une sorte de correspondance intellectuelle avec la forme qui frappe l'œil, avec l'idée qui vient à l'esprit. Les Prophètes sont grands, si on les mesure à l'échelle de la taille humaine, mais ils sont harmonieux; leur mouvement est proportionné à leur force, leur dimension est en raison de leur pensée.

Lorsqu'on se trouve en présence des Prophètes de Michel-Ange, on ne sait si l'on doit admirer le plus ou l'enthousiasme de l'artiste souverain, ou sa prudence. Selon leur caractère particulier, ces voyants s'agitent, parlent, écrivent ou rêvent, mais leur ivresse lucide se tempère par une modération suprême. Au moment où le geste va s'exalter, l'art le retient. Chez Michel-Ange, et ici plus que partout ailleurs, le lyrisme a de la sagesse. Ses Prophètes sont des inspirés: ce sont aussi des penseurs. Visiblement, ils ont une âme, celle que leur prête la Bible, celle surtout que Michel-Ange leur a donnée. Tous ou presque tous accomplissent leur fonction sacrée avec une vague mélancolie. Joël, inclinant le front sur un parchemin déroulé, lit des écritures mystérieuses et semble s'effrayer des événements qu'elles annoncent. Isaïe écoute l'ardente confidence de l'ange qui lui parle; une brise venue d'en haut passe dans sa chevelure et son énergie est comme domptée par une tristesse surhumaine. Daniel, magnifique de mouvement et de passion, travaille sans prendre souci du bruit qui se fait autour de lui; il tient une tablette d'une main, de l'autre un registre ouvert qu'un robuste génie, cariatide charmante, l'aide à supporter et il compare deux textes inquiétants, les lèvres serrées, les yeux fixes, pareil à un mathématicien qui cherche la solution d'un problème. Ézéchiel est terrible: une voix s'est fait entendre; il interrompt son rêve, il se retourne brusquement, comme s'il s'offrait au maître inconnu en lui disant: «Je suis là et je suis prêt.» La tête penchée, la main pendante, l'âme en proie à toutes les amertumes, Jérémie est la statue de la désolation. Zacharie est plongé dans l'étude qui n'a point de fin. Jonas, presque nu, apparaît comme le symbole de la résurrection, et, miraculeusement sauvé, il lève la tête vers le ciel, et il remercie. Ainsi tous ont une action différente et tous expriment un sentiment, un trouble intérieur. La grandeur intellectuelle s'allie chez chacun d'eux avec l'ampleur du geste, avec la majesté de la silhouette.

Les Sibylles sont les dignes compagnes de ces héros bibliques. A la beauté qu'elles possèdent toutes, bien qu'elles ne soient ni du même pays ni du même âge, quelques-unes ajoutent la grâce, une grâce robuste et adorable. On se rappelle la vieille devineresse de Cumes et Persica, l'ardente liseuse. La Sibylle de Libye montre une nouveauté d'attitude qui n'avait jamais été essayée et que nul n'osera imiter. Les bras nus, les épaules nues, elle soutient de ses deux mains un livre démesuré dont les feuillets ouverts montent et s'agitent dans l'air comme des ailes. Delphica est jeune. Depuis que l'esprit de l'homme se plaît à imaginer des contours et des formes, on ne connaît pas de plus belles combinaisons de courbes que celles que décrivent ses bras superbes et l'enroulement de son manteau. Érythrée aussi est jeune, et on la dirait charmante, si ce mot ne semblait petit pour exprimer le caractère de sa beauté sans égale. Elle est fière, mais elle est douce. Sa main tendue tourne les feuillets d'un livre, pendant que, serviteur envoyé d'en haut, un génie complaisant vient rallumer sa lampe mourante, fantaisie exquise et forte qui met la grâce à côté de l'austérité. Toutes ces figures sont d'ailleurs admirables au point de vue du costume. Le caprice s'y montre puissant tout en restant simple. Les coiffures, surtout, ont un accent exotique, une singularité inédite en même temps que grandiose. La beauté des draperies est digne de l'antique, mais avec le frémissement moderne, le flebile nescio quid qui, dans le pli d'une étoffe, met quelque chose d'humain.

Est-ce tout? Non. Le poème n'est pas encore achevé. D'autres éléments décoratifs enrichissent le plafond de la chapelle Sixtine. Les quatre pendentifs auxquels donnent naissance les angles de la voûte sont occupés par des compositions sévères, Judith et Holopherne, David et Goliath, le Serpent d'airain, le Supplice d'Aman. Enfin, au-dessus des fenêtres, dans des espaces triangulaires, d'une disposition presque ogivale, Michel-Ange a peint des motifs qui, d'après certains écrivains, seraient empruntés pour la plupart à l'histoire des ancêtres de la Vierge. On s'est mépris en ce point, peut-être parce que ces sujets sont placés au-dessus de cartouches dans lesquels sont inscrits les noms des rois de Juda. A notre sens, ces groupes de femmes et d'enfants sont purement décoratifs. Le plus beau de ces triangles, dont la coloration semble s'être obscurcie, est celui qui correspond au cartel ou se lisent les noms de Josaphat et d'Asa. Il est occupé par une admirable figure féminine, une merveille d'expression, un véritable chant de douleur. On n'étudie pas assez cette partie de la décoration: tout disparaît, il est vrai, dans le terrible voisinage des Sibylles et des Prophètes. Le regard ébloui ne voit que ces géants.

Qui le croirait? L'histoire de ce prodigieux chef-d'œuvre est encore entourée de quelques incertitudes. Évidemment les textes du XVIe siècle ne la racontent pas tout entière: il faut la compléter par des inductions, presque par des conjectures. Nul doute que le plafond de la Sixtine n'ait été commencé le 10 mai 1508: c'est Michel-Ange lui-même qui nous le dit. Il est certain aussi que ce n'est pas sans de longues hésitations qu'il entreprit cette décoration colossale. Aux obsessions de Jules II, dont l'insistance doit être bénie, Michel-Ange répondait que la peinture n'était point son art. Ne voyons dans ce mot qu'une défaite: le maître n'était pas aussi ignorant qu'il voulait le faire croire. Vasari est ici fort suspect d'exagération. Il prétend que l'artiste invoquait la poco pratica sua ne colori, et il ajoute qu'après avoir achevé ses cartons, au moment de commencer la fresque, il se sentit comme troublé par l'énormité de la tâche. C'est alors que Michel-Ange aurait fait venir de Florence une petite légion de collaborateurs, son ami Granacci d'abord, qui était homme de bon conseil, et avec lui Giuliano Bugiardini, Jacopo di Sandro, Indaco le Vieux, Agnolo,di Donnino, et Aristotile da San Gallo.

Le fait peut être réel, mais l'interprétation qu'on en a donnée doit être inexacte. Le travail paraissait devoir durer plusieurs années, et rien n'était plus légitime que de demander des aides pour la grosse besogne. Mais se remettre à l'école, même pour certaines difficultés d'exécution, c'était l'invraisemblance même. Michel-Ange n'ignorait pas le maniement de la fresque: il avait travaillé avec Domenico Ghirlandajo à la chapelle de Santa-Maria-Novella et il n'avait pas oublié ses leçons. Ce qu'il lui fallait, c'était le concours d'ouvriers intelligents et dociles. Bien qu'ils ne fussent pas seulement des praticiens, car Granacci avait du talent, et Bugiardini aussi, les peintres venus de Florence ne lui furent cependant d'aucun secours. Il les mit à l'essai, et bientôt après il les remercia 11. J'imagine que, sur son échafaudage, Michel-Ange avait besoin de silence, que les garzoni qu'il avait appelés étaient un peu bruyants, et peut-être aussi qu'ils ne comprirent pas tout de suite le secret du grand rêveur: leurs préparations, dit Vasari, étaient molto lontane del desiderio suo. Il se priva de leurs services. Alors, s'il en faut croire le biographe, il se serait enfermé dans la chapelle, et il aurait achevé l'œuvre gigantesque, seul, sans aucun secours, sans que personne l'aidât à préparer ses couleurs. Évidemment, l'histoire ainsi racontée, se complique d'un peu de légende.

Mais où les assertions de Vasari et de Condivi dépassent toute croyance, c'est lorsqu'ils prétendent que la voûte de la Sixtine, peinte en vingt mois, fut découverte le jour de la Toussaint en 1509. De telles invraisemblances ne sont pas tolérables. Pour moi, je considère comme un calculateur paradoxal ou distrait celui qui, entre ces deux dates extrêmes — 10 mai 1508 – 1er novembre 1509, — trouve le moyen de faire tenir venti mesi, et j'ajoute que, pour accomplir en si peu de temps un pareil prodige, il aurait fallu être un Luca Giordano anticipé, un fa presto sans conscience et sans pensée. La conjecture la plus rationnelle, et elle est adoptée aujourd'hui par tous les critiques, c'est qu'une première partie de la décoration, la moindre sans doute, a pu en effet être découverte et montrée au pape à la Toussaint de 1509, mais que Michel-Ange se remit tout de suite à l'œuvre. Quel jour déposa-t-il le pinceau? Dans l'automne de 1512 peut-être. 0n sait d'une part que Jules II, mort le 21 février 1513, a vu l'œuvre achevée. On sait aussi que, dans les lettres qu'il adresse à son frère pendant l'été de 1512, Michel-Ange parle à diverses reprises du grand travail qu'il termine; il ajourne toutes les questions d'affaires jusqu'au moment où il aura vu la fin de sa tâche; il se hâte; il espère pouvoir se reposer avant la Toussaint. Il tint sa promesse: le 15 octobre 1512, il était à Florence.

Lorsque Michel-Ange quitta la chapelle Sixtine où, seul avec son rêve, il avait travaillé tant d'années, il apparut à ses amis fatigué d'un si long effort, brisé par cette lutte héroïque. Il avait placé si haut son idéal, qu'il ne croyait pas l'avoir atteint. Et cependant, quelle victoire! Peintre, décorateur, poète, il laissait à l'admiration du monde une œuvre qui n'a nulle part sa pareille, un monument d'une telle grandeur, qu'il ne devait être donné à personne, pas même à lui, d'en égaler jamais la haute inspiration morale, l'inépuisable abondance, les fiertés superbes.

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