Michel-Ange architecte
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Michelangelo Buonarroti
Les jugements des hommes se changent et se modifient avec le temps qui s'écoule. Tel qui, de son vivant, avait passé pour un pauvre sire, est parfois pris pour un héros, alors qu'il est mort; telle œuvre, qui fut jadis acclamée, est maintenant délaissée, et, même, sans attendre que les jours se passent, il arrive que, du matin au soir, les peuples brûlent ce qu'ils ont adoré. Mais, quand les jugements sur les hommes ou sur les choses résistent aux années et se perpétuent à travers les siècles, il est présumable qu'ils représentent la justice et la vérité et que le verdict rendu par les historiens ou les critiques, et accepté par la foule, est celui que Salomon lui-même aurait prononcé, s'il avait été chargé de formuler la sentence. Ces jugements, ces appréciations acquièrent ainsi force de loi et deviennent presque des axiomes mathématiques qu'il n'est plus permis de discuter. Cependant il faut bien reconnaître que dans beaucoup de cas ils sont accompagnés par certains faits ou certains discours qui, tout en se rattachant au caractère général de l'homme ou de la chose, introduisent un peu la légende dans la vérité et le roman dans l'histoire.
Presque tous les hommes illustres ont ainsi cette part légendaire, qui fait maintenant partie de leur personnalité, et il faut avouer que ce n'en est pas le moindre charme. Bien que chaque jour de nombreux écrivains déchirent les voiles élégants et poétiques de la tradition pour essayer de mettre le vrai en évidence, et cela, hélas! au détriment de la grâce artistique de la convention, il reste encore bien des jugements dans lesquels la légende subsiste toujours et donne ainsi plus de force, de vivacité et de couleur aux sujets consacrés.
Il faut peut-être regretter que ces traditions aimées des artistes et des rêveurs s'égrènent peu à peu et que la foi naïve s'affaiblisse dans ces autopsies renouvelées; mais, cependant, il faut aussi que celui qui a l'occasion de redresser une erreur et de combattre une fausse doctrine ne recule pas devant l'ingrate mission et fasse en conscience son rôle de témoin, jurant de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
C'est ce que je veux essayer de faire à propos de Michel-Ange, ce colosse italien qui domine le monde par son puissant génie, mais qui, par cela même qu'il est génie, doit être inégal dans ses pensées et dans ses œuvres. Il n'appartient qu'aux simples gens de talent d'avoir une monotone perfection, sinon d'idée, au moins d'exécution, et c'est aussi eux seuls qu'on peut autoriser à avoir de l'esprit, cette invention humaine, qui loin de servir à l'art en est plutôt la perte:
- O détestable esprit! présent le plus funeste
Que puisse faire aux arts la vengeance céleste!
Aussi, craignant ce présent, tous les grands peintres, tous les grands sculpteurs, tous les grands écrivains et les grands dramaturges ont-ils dédaigné d'être spirituels pour rester seulement supérieurs. J'entends spirituels dans leurs œuvres, car il n'est pas absolument défendu aux artistes d'être vifs et sémillants dans leur vie privée; si l'esprit court les rues, ils peuvent parfaitement le poursuivre comme tout le monde, mais s'ils l'attrapent, ils se gardent bien de le mettre sur leurs toiles ou sur leurs statues! Il fait même assez mauvaise figure dans les monuments, et je sais plus d'un architecte qui, voulant faire réciter des madrigaux par la roche de Cliquart et marivauder le vergelé de Saint-Leu, finissait par faire une boîte à musique d'un tombeau de famille, et d'une colonne, un mirliton.
On n'a pas ce reproche à adresser à Michel-Ange, ce robuste artisan qui jamais n'a souri. Il eût plutôt fait un rempart pour remplacer une grille légère, et construit une gigantesque pyramide là où un vase de fleurs aurait suffi. Aussi l'art du vieux Florentin est-il souvent terrible et menaçant. Chez lui, la grâce est devenue force, le charme est devenu puissance, la vigueur est devenue violence, le mouvement est devenu impétuosité!
Une telle exubérance de pensée et de vie ne peut se produire dans un équilibre parfait, et, comme les secousses terrestres, émanant des volcans, ont formé les monts et les vallées, les secousses artistiques, émanant du cerveau de Michel-Ange, ont formé dans ses œuvres des trous sombres et des pics resplendissants. Ce sont ces convulsions qui, rendant sur quelques points la production inégale, semblent des défauts aux yeux de quelques timides, comme si étaient défauts les rochers et les gouffres qui viennent des convulsions de la terre.
Ce qu'on appelle défaut chez l'artiste, et même chez tous les humains, est souvent le plus grand charme qu'il possède. L'homme sans passions, la terre sans montagnes, la mer sans vagues, le ciel sans nuages et l'artiste sans soubresauts, tout cela ne serait plus que l'uniformité remplaçant l'imprévu, le Dies iræ remplaçant le brindisi, la somnolence remplaçant l'agitation.
Mais quelquefois ces défauts, ces défauts heureux, ces défauts bénis, qui accompagnent la race des forts, ne sont pas inhérents à la nature même de l'artiste, ils ne viennent pas de lui et ne forment plus alors le complément indispensable de ses qualités; ils ont été empruntés aux autres et se sont introduits pour ainsi dire subrepticement dans la place où ils veulent régner en maîtres. Ces nouveaux défauts, ces intrus malencontreux peuvent alors modifier profondément les manifestations de la pensée créatrice et présenter aux yeux des ruptures d'équilibre si anormales que les sensations en restent profondément troublées. Ce sont ces défauts des autres qui se rencontrent bien souvent dans les œuvres d'architecture de Michel-Ange, et ils sont loin de passer inaperçus. Aussi le grand artiste qui se fait dieu quand il est peintre ou sculpteur, est bien près de rester simple mortel quand il est architecte.
La légende, la convention pourtant ne divise pas la triple couronne artistique qui rayonne sur la tête de Buonarroti, et pour la foule qui suit, comme pour les chefs qui conduisent, Michel-Ange est trois fois sublime. Le ciseau, le pinceau et le compas ont la même importance: c'est là l'erreur traditionnelle, car Michel-Ange, à proprement parler, n'est pas architecte; il a fait de l'architecture, ce qui est bien différent, et même, le plus souvent, de l'architecture de peintre et de sculpteur, ce qui peut dire couleur, ampleur, imagination, mais ce qui dit insuffisance d'étude et éducation incomplète. La pensée peut être grande et forte, mais l'exécution en est toujours faible et naïve.
D'autres que moi ont à apprécier ici le génie du vieux maître, comme peintre et comme sculpteur, et ils auront la joie de pouvoir admirer à coup sûr et sur tous les points. Si quelque difficulté se présente, ce ne serait que celle de trouver des mots assez éloquents pour honorer le colossal artiste; mais du moins on peut aller en avant et sonner toutes les fanfares glorieuses, sans craindre de faire trop de bruit, et laisser jaillir de son cœur tous les éclats d'admiration, sans craindre trop d'expansion. Le Dieu s'élève trop au-dessus de ses fervents pour que les hosannas qu'on lui adresse puissent le dépasser.
Si donc il m'avait été donné de m'incliner devant le Pensieroso, les Captifs, le Moïse, les Prophètes, etc., j'aurais laissé parler mon âme et ma pensée, et devant l'auréole radieuse du maître, je n'aurais eu que des élans d'enthousiaste ou des recueillements de fidèle adorateur. Mais j'ai la tâche ingrate de toucher à l'idole et de montrer, au milieu de ses splendeurs, quelques-unes de ses défaillances. C'est en vainque l'homme tend à se rapprocher des sphères célestes; s'il reçoit du ciel quelques divines effluves, il ne peut encore abandonner complètement la terre, et toujours, par quelques points, il se sent retenu et attaché aux faiblesses de l'humanité.
Michel-Ange a failli, lui aussi; en vain il a fait appel à ses facultés créatrices; il a le plus souvent, en cherchant le grand, trouvé le boursouflé, en cherchant l'original, rencontré l'étrange, et surtout le mauvais goût! Je parle toujours, cela va sans dire, de l'architecture. Serait-ce donc que cet art offre plus de difficultés que les autres? Serait-ce que l'invention, qui dans les édifices doit toujours être contenue par la raison, ne peut surgir du cerveau avec la même liberté que surgissent les compositions des arts plastiques?.Serait-ce que la science, qui ne peut être négligée par l'architecte, tend à le rendre plus sage et plus mesuré? Serait-ce enfin qu'une carrière humaine, qui peut suffire pour permettre à l'artiste de devenir en même temps peintre, sculpteur, poète et musicien, soit cependant trop courte pour que l'homme puisse dire après l'avoir parcourue: J'ai été architecte? Il est positif que l'on a vu bien des artistes être peintres, sculpteurs, musiciens ou poètes, à peine au sortir de l'adolescence, tandis qu'on n'en a guère rencontré qui fussent architectes avant d'avoir atteint sinon l'âge mûr, au moins l'âge viril.
Mais je n'ai pas à expliquer des raisons que j'ignore: c'est déjà bien assez de constater l'infériorité relative du grand génie, en ce qui touche l'architecture; expliquer semblerait vouloir défendre, et l'on ne défend pas de tels hommes; on les accuse franchement; cela vaut mieux; ils sont de taille à supporter les coups sans rien perdre de leur prestige et de leur grandeur.
Donc j'accuse, avec la conviction qu'en agissant ainsi le front découvert j'honore encore la mémoire du puissant artiste, j'accuse Michel-Ange d'ignorer la langue de l'architecture. Il a le trait, la force, l'ampleur, la volonté, la personnalité, ce qui fait le grand compositeur; mais il ne sait pas la grammaire et c'est à peine s'il sait écrire! À vrai dire, quant à moi, je préfère encore le penseur et le créateur robuste et même vulgaire, au délicat qui se complaît dans une mièvre élégance, et cisèle avec pureté un embryon d'œuvre mesquine; mais il ne s'agit pas de mes goûts personnels, et je dois bien reconnaître que le souffle violent, qui passe dans la composition, architecturale de Michel-Ange, est souvent brutal et saccadé, et qu'il saute parfois l'aventure.
Si Michel-Ange, qui, on peut le déclarer, a presque inventé une nouvelle nature humaine, a donné aux muscles de ses personnages cette énergie étrange qui marque son éclatante supériorité, il a au moins, dans ses exagérations voulues et conventionnelles, tout étudié avec le soin que le créateur doit toujours mettre dans l'exécution de l'œuvre créée, et ces exagérations qui, pour quelques-uns, constituent le défaut personnel dont j'ai parlé, constituent surtout ses qualités maîtresses d'invention et de volonté. — Il n'en est plus de même lorsque Michel-Ange s'attaque à l'architecture; son génie le porte bien encore vers les hauts sommets de l'art; mais lorsqu'il s'agit de plier ce génie à l'étude des détails ou même des ensembles secondaires, ce qui forme pour ainsi dire les muscles des édifices, le grand homme hésite, il sent qu'il ignore la genèse des éléments du nouvel art qu'on lui confie, et, suivant l'impression qui le guide, ou bien il veut triompher de son ignorance et tombe dans le bizarre et le goût détestable, ou bien, comme renonçant à la lutte, il suit sans réticences les errements passés. Pour en finir plus vite avec ces fâcheuses alternatives, il semble qu'il doive faire sortir d'abord du cerveau les grandes lignes de sa composition et écrire ensuite, seulement en divers points de son dessin: «Ici ou mettra une corniche, là on mettra un chapiteau.» Et l'on met la corniche, et l'on met le chapiteau; et, suivant que l'exécutant d'occasion est plus ou moins habile, les détails sont plus ou moins satisfaisants. Mais, dans tous les cas, ils ne participent pas immédiatement de la pensée initiale; ils sont œuvre étrangère, et Michel-Ange alors devient ainsi responsable des défauts des autres, puisqu'il n'a pas su se servir des siens.
On dirait que le grand Italien a écrit le scénario d'une pièce épique, et que, cela fait, il a livré son œuvre ainsi inachevée à des acteurs qui la jouent suivant leur tempérament propre et leurs talents particuliers. Si ce sont de bons comédiens qui interprètent et complètent la pièce, la représentation peut réussir; mais si ce sont de vulgaires cabotins qui la récitent, le scénario, si grand qu'il soit, court risque de chavirer et de s'engloutir sous l'insuffisance des exécutants.
Au surplus Michel-Ange a fait de l'architecture à son corps défendant, et dans sa correspondance on trouve souvent exprimée cette pensée qu'il ne se croyait pas expert dans un art qu'il ne pratiquait qu'incidemment. Il ne faut donc pas être surpris des négligences, des bizarreries et des ignorances qui se rencontrent dans les œuvres architecturales de Buonarroti, puisque lui-même confessait son incompétence. Le plus étonnant encore est que le grand artiste, en suivant seulement l'intuition de son génie, arrivait à donner à ses compositions une tournure, un caractère d'ampleur que peu d'architectes, réellement dignes de ce nom, eussent pu leur imprimer.
Je n'ai pas l'intention d'examiner en détail tous les monuments construits par Michel-Ange. J'ai cherché à donner surtout l'impression générale qui ressort de l'étude de tous ces monuments; mais je vais néanmoins en citer quelques-uns, les plus typiques, afin de montrer par quels côtés ils sont recommandables et par quels autres ils sont défectueux. Cela pourra aider à contrôler le jugement que j'ai formulé sur l'architecture de l'illustre maître.
La corniche du Palais Farnèse est sans contredit largement composée; elle couronne puissamment le front du palais avec autant de majesté que la merveilleuse corniche du Cronaca couronne la façade du palais Strozzi, à Florence, et il faut reconnaître que les détails ont une certaine pureté, qui ne se rencontre presque jamais dans les œuvres d'architecture de Michel-Ange.
Il est possible que la composition de cette corniche émane véritablement de cet abondant artiste, je veux dire que la masse de l'entablement ait été indiquée par Michel-Ange. C'était déjà là, il est vrai, une marque du sentiment des proportions, qu'il possédait à un si haut degré (bien que dans ce cas il paraisse avoir un peu hésité puisqu'il a fait faire un modèle en bois, ce qui semble étrange pour un artiste qui taillait au premier coup dans le marbre); mais il est vraisemblable, sinon absolument certain, que l'étude de cette corniche a été faite par un autre que par lui. Sans indiquer ici les raisons qui militent en faveur de cette hypothèse, je puis au moins constater que l'on s'accorde généralement à attribuer cette étude à Vignole, qui fut souvent employé par Michel-Ange. Quant à moi, sans discuter les faits ou les probabilités, et m'en rapportant seulement à mon sentiment instinctif, je crois qu'en effet Michel-Ange n'a pas tracé les profils de cet entablement, car c'était à peu près son début dans l'architecture, et s'il avait débuté ainsi, il aurait sans doute continué autrement qu'il ne l'a fait. Ici, sauf preuves du contraire, il me semble que le génie de Michel-Ange a bien pu concevoir une proportion forte et harmonieuse, parce que le choix des proportions se trouve dans tous les arts, et qu'un poète ou un musicien même pourrait indiquer ces rapports généraux; mais il me paraît aussi que là doit s'arrêter la participation de Michel-Ange, car s'il avait donné les détails de l'entablement il serait impardonnable d'avoir composé la Porta Pia et les mascarons ou les encadrements de la Laurentianea. C'est un architecte qui a étudié la corniche du Palais Farnèse, et Michel-Ange ne l'était pas, j'entends du moins au point de vue technique. Je ne dis pas que ce soit le meilleur, mais enfin il n'est pas tout à fait inutile de mettre l'orthographe lorsque l'on écrit.
Il existe des dessins, des croquis plutôt, du projet du tombeau de Jules II. Il est vrai que dans cette composition il y a place, et grande place, pour la sculpture, et ce devait naturellement être la première préoccupation de Michel-Ange, qui n'était guère encore que sculpteur à ce moment. Ce que nous connaissons des morceaux qui devaient entrer dans cette foule de statues doit nous faire bien regretter que le projet total n'ait pas été mis à exécution. Que de nouveaux chefs-d'œuvre nous aurions eus!
Mais ceci reconnu, il faut avouer que la disposition générale de tout le monument est bien faible et que l'esprit large et puissant de Michel-Ange y fait entièrement défaut; tout cela est une confusion de petites niches, de petits pilastres, de petits panneaux, accolés les uns aux autres, sans parti pris et sans autre but que de servir de cadre (et quel vilain cadre!) aux sculptures projetées. Dans cette composition mesquine et compliquée on ne trouve rien qui indique cette grandeur de conception qui suit Michel-Ange jusque dans ses œuvres les plus incomplètes. Ce n'est même plus de l'architecture de peintre; c'est de l'architecture d'orfévre...
Après cela, Michel-Ange a-t-il voulu être architecte à cette occasion? Il est permis d'en douter, et, pour sa gloire, il faut penser qu'il n'avait indiqué que des emplacements de statues, en se préoccupant peu du reste.
Je mentionne seulement un projet de Baptistère, qu'on dirait composé par un simple maçon de la Romagne, et la Porta Pia qui, bien que ferme de lignes, est assez baroque et remplie de détails de fort mauvais goût. Il est probable que les cabotins, dont je parlais, se sont un peu mêlés de l'ouvrage.
Ils ont peut-être aussi joué leur rôle dans la construction des bâtiments du Capitole; mais du moins ils n'étaient pas tout à fait sans mérite, et, de plus, ils ont été portés par la composition générale de l'édifice, qui est certes digne de la puissance de conception de Michel-Ange. La balustrade qui couronne la façade est mauvaise et vulgaire; les grands pilastres sont d'assez pauvre invention, et les fenêtres du premier étage sont d'un style des plus médiocres; malgré cela, il y a dans l'ensemble de ces deux palais une grande simplicité de lignes, et surtout un motif fort bien trouvé dans les portiques du rez-de-chaussée; les oppositions des grands pilastres et des petites colonnes sont des plus heureuses et des plus originales. Cela a une belle tournure, et, bien que je trouve les proportions du rez-de-chaussée trop basses par rapport au premier étage, je considère cette façade du Capitole, abstraction faite des lourdeurs et des inconvenances de goût, qui n'y sont pas rares; non seulement comme une des meilleures œuvres de Michel-Ange, mais encore comme un des meilleurs spécimens de l'architecture de cette époque.
Il y a au milieu de cette sorte de sauvagerie artistique un réel essor de puissance et d'ampleur, et une véritable originalité dans la conception des portiques du rez-de-chaussée.
S'il m'était permis d'indiquer un fait personnel, je dirais que je me suis souvenu de cette composition dans la Loggia du nouvel Opéra. Certes je l'ai modifiée de façon à l'adapter à sa destination, et je crois y avoir mis beaucoup du mien; mais si, mettant de côté toute fausse modestie, je puis affirmer que j'ai étudié les proportions et les détails avec plus de soin, de finesse, et je dirai même sans rougir, avec plus de talent qu'on n'en constate dans les bâtiments du Capitole, je déclare bien volontiers que cette ordonnance d'oppositions d'ordres, de hauteurs dissemblables, m'était restée gravée dans la mémoire, et que ce principe m'a servi dans la façade de l'Opéra.
C'est donc, je crois, le plus bel hommage que je pouvais rendre à cette disposition, que de m'en inspirer. Malgré cela, il faut bien que je convienne que les palais du Capitole ne sont pas l'œuvre d'un véritable architecte; ils sont seulement l'œuvre d'un maçon de génie, ce qui vaut mieux peut-être, ce qui, à coup sûr, impressionne avec plus de vivacité.
Finissons cette revue rapide des édifices construits par Michel-Ange par la basilique de Saint-Pierre. Je laisse de côté toute discussion sur le parti qu'il convenait le mieux d'adopter, de la croix latine ou de la croix grecque. Ces deux idées peuvent se défendre; mais il ne s'ensuit pas que telle ou telle décision prise pût suffire à faire décerner le brevet de maître architecte à celui qui l'emporterait. Michel-Ange et Bramante étaient d'avis opposé; mais Bramante échouant est toujours, dans la stricte acception du mot, bien plus architecte que son rival. Je néglige aussi les façades extérieures de la basilique qui sont, il est vrai, colossales, mais qui n'ont pas d'autres qualités. La composition est poncive, vulgaire; les formes sont assez mauvaises et le plan des murs de ces façades qui enceignent le dôme est molasse et empâté. Là encore, Michel-Ange a fait de l'architecture sans paraître se douter que c'était un art.
Mais il reste son plus grand titre, celui qui, adopté en général par le public, a constitué sa réputation universelle: le Dôme de Saint-Pierre.
Ce dôme, en effet, est une des merveilles de l'art puissant, et devant l'impression de majesté que cause ce splendide couronnement de la basilique du Vatican, on ne se préoccupe nullement des imperfections qui peuvent y exister.
Le parti est simple, est noble, est grand; c'est véritablement une conception, absolument hors ligne et l'auteur de cette merveilleuse coupole peut avec raison s'enorgueillir de la pensée qui a conduit son crayon.
Il est inutile de s'appesantir sur la construction de cette coupole qui, dit-on, a été indiquée par Michel-Ange; il est probable qu'elle avait été étudiée avec soin puisqu'elle a été à peu près suffisante, ce qui est déjà beaucoup pour un ouvrage de cette dimension; mais néanmoins, qu'elle soit de Michel-Ange ou de ses successeurs, il est positif que cette construction a laissé un peu à désirer, puisque plus de deux cents lézardes se sont produites dans cette partie. Tout cela a été réconforté, et maintenant le dôme de Saint-Pierre paraît devoir être établi dans de bonnes conditions de durée. Pourtant il ne faudrait pas trop féliciter les architectes qui ont construit ce dôme, puisqu'il n'a résisté que grâce à des additions successives de ferrures et de renformis. Du reste, je ne me préoccupe pas de la partie scientifique dans cette rapide étude sur les œuvres de Michel-Ange; cette science étant bien peu de chose à côté de l'art qu'il a mis en pratique.
Je reviens donc à la composition de la grande coupole et à la partie extérieure surtout, qui impressionne si fortement les regards. L'ordonnance qui sert de base au dôme est bien comprise, les colonnes sont bien plantées, les jours bien percés, et les saillies bien agencées; mais c'est surtout le dôme lui-même qui forme la dominante de l'ensemble; c'est la courbe donnée à la coupole qui charme, séduit et fait de ce couronnement un tout unique au monde, une œuvre à peu près sans rivale, une création d'une majestueuse harmonie; c'est cette courbe, qui a été bien souvent étudiée, que l'on a appelée chaînette, parabole, ellipse et qui tient de tout cela, pour n'être en somme qu'une courbe de sentiment, qu'un éclair enfanté par le génie. Eh bien, cette courbe magistrale, cette courbe typique, n'est pas de Michel-Ange! Elle est de Giacomo della Porta! De sorte que le grand artiste florentin peut toujours, il est vrai, attacher son nom glorieux à la basilique du Vatican, mais en laissant cependant à son successeur tout le mérite de la courbure du dôme. Le grand homme ne faiblit pas pour cela; il lui reste encore assez de génie pour être immortel; mais au lieu d'un seul grand artiste, devenu par occasion un grand architecte, il s'en présente deux qui doivent partager la gloire de l'entreprise.
Qui doit l'emporter de ceux-ci? Est-ce Michel-Ange qui a, en somme, conçu une grande disposition? est-ce della Porta qui a fait beauté ce qui n'était encore que dimension? C'est une question que je ne veux pas résoudre, mais qui m'amène encore à dire que Michel-Ange, qui avait le don de composer avec ampleur et puissance, n'avait pas celui d'étudier avec charme et finesse. Il avait bien dit: Il faut un dôme à Saint-Pierre pour couronner dignement la basilique; il avait bien tracé les grandes lignes de ce dôme; il avait en somme eu l'idée créatrice et dominante; mais il s'était arrêté là, et si, au lieu de della Porta et de Fontana, qui ont parfait la pensée initiale, et fait du dôme de Saint-Pierre une des merveilles de l'art, Michel-Ange avait eu pour successeur quelque Borromini, la basilique aurait été couverte pas une calotte de forme molle et banale, qui eût tenu sa place dans l'histoire de l'architecture, comme étant une grosse chose, mais qui ne l'aurait pas eue dans l'histoire de l'art comme étant une grande chose!...
J'ai fini, du moins je m'arrête; car je m'énerve à disséquer ainsi les œuvres de cet illustre parmi les illustres, et il est vraiment maladroit de chercher les taches du soleil, au lieu de se laisser tout bonnement éclairer et réchauffer par lui. Cette manie d'ergoter sur tout, qui est si fréquente, hélas! a pour résultat le plus clair de diminuer la somme de jouissances que nous pouvons avoir sur terre; aussi, bien heureux sont ceux qui conservent toutes leurs facultés admiratives sans raisonner leurs impressions!
Laissons-nous donc entraîner par le génie de Michel-Ange, laissons subsister la légende qui le reconnaît comme le maître des trois grands arts, et si entre nous, architectes, nous trouvons que, malgré ses puissantes facultés, il a amené l'architecture à une période de décadence, disons-le bien bas, d'abord parce que nos études actuelles nous rendent peut-être intolérants pour certaines manifestations du XVIe siècle, puis ensuite, parce que nos grands hommes à nous sont assez rares, ou du moins assez peu connus, et qu'il ne faut pas repousser de ceux-ci un nom glorieux qui nous domine et nous protège.
Michel-Ange est acclamé comme le peintre le plus grandiose, comme le sculpteur le plus ardent, et il est encore au-dessus de ces acclamations. Laissons-le acclamer aussi comme architecte. A l'abri de son nom, la foule croira peut-être que l'architecture est réellement un art, et que pour le pratiquer il faut avoir encore quelque mérite!