De Marc-Aurèle

André Suarès
Un point de vue critique sur l'auteur des Pensées.
Voici le grand homme selon la Sorbonne, la coqueluche des professeurs, le favori des Académies, l’aigle des gens assis et le parfait philosophe à l’usage des demi-artistes : Marc-Aurèle est l’immortel chef de guerre qui monte à cheval pour enseigner la marche à pied aux cavaliers et l’art d’être piéton. Comme il est naturel, voulant toujours la paix, il fait toujours la guerre; et sa vertu consiste à la faire mal : il la subit chez les Daces comme dans son palais et sa femme ne lui en fait pas moins voir que les Barbares. Un empereur, général de l’Armée du Salut, quelle touchante parodie : pensant lui-même à régner sur le monde, il n’est pas un maître de morale qui n’en ait aussitôt les larmes aux yeux : « pourquoi pas? » se dit-il, en tâtant sa doctrine et ses préceptes; « pourquoi pas? moi aussi, j’ai des principes ». Même aux plus gens de bien, il est moins facile de sentir en soi du César ou du Platon que du Marc-Aurèle.

Il est né et il est mort en même temps que Lucien. À y songer, il y a bien de quoi rire. Avec toute son importance, cet honnête homme de Marc-Aurèle est un esprit fort médiocre, si on le compare à Lucien, le Voltaire de Samosate. Le plus vertueux des deux n’est certes pas le plus sage; et nonobstant sa bonté légendaire, il a peut-être fait beaucoup plus de mal. Lucien n’a persécuté ni tué personne : il a ri et fait rire. En compagnie de Marc-Aurèle, on ne peut guère sourire, sinon de lui. Écrivains grecs tous les deux, mais l’un plein de talent, l’autre sans art, sans beauté et sans style. L’artiste n’est pas l’empereur. Le style, est-ce l’homme? Que Marc-Aurèle devait donc être ennuyeux!

Lucien, tout grec; Marc-Aurèle, aussi peu grec que possible. Les stoïciens ne sont pas grecs le moins du monde. Austères, sages, vénérables, ils sont religieux et dévots laïques : tous de l’Orient, ou pères conscrits : sénateurs de la morale, ils sont assis dans des chaises curules sous le portique. Le stoïcisme est une mystique de la raison.

À qui ressemble le plus Marc-Aurèle? À un comtiste de l’observance étroite, un mélange de Littré et de Tocqueville. Il a un air d’oblat : il est du tiers ordre. Il est fort doucereux, assez souvent : il trempe deux doigts dans le miel, et il bénit, il bénit, il bénit.

Dans le portique même, il est assez loin d’avoir la force austère et rugueuse d’Épictète. Et le Manuel d’Arrien est d’un bien autre style. Les grands esprits du passé n’ont pas eu le moindre doute là-dessus. Montaigne, Pascal et les autres font honneur à Épictète, et jamais à Marc-Aurèle, de toute la doctrine. Marc-Aurèle n’est devenu le parangon de la vertu et la merveille virile que depuis soixante ans que les docteurs s’en mêlent, et qu’ils veulent faire croire que rien ne serait plus beau que l’un d’entre eux à la tête de l’univers. Qui sait si Phaéton n’est pas un pauvre astronome lequel, à force de suivre le cours des astres, s’est pris pour le soleil?

Parlons-en. Ce pauvre Marc-Aurèle si bon, si juste, si détaché de toute haine, a été le plus persécuteur des princes. Il a donné plus de chrétiens aux bêtes que Dioclétien lui-même : en quoi il fit bien sans doute, ces chrétiens voulant à tout prix mourir dans la gueule des lions, quand il ne leur en eût coûté, pour vivre, que d’offrir un pigeon aux dieux, de loin en loin; et même moins : on ne leur demandait que de rester tranquilles. Mais si Marc-Aurèle fit bien, en prenant parti pour les dieux de l’État, qui sont toujours des idoles, il ne fut guère philosophe. Ce stoïque exemplaire, qui, en vrai sage du portique, devrait être le plus indifférent à toutes les religions, a joué le rôle d’un pape religieux. Il est le plus superstitieux des hommes contre la superstition. Ainsi fait la plupart des autres : les superstitions du voisin leur semblent absurdes ou funestes, et ils appellent vérité leurs propres superstitions.

Ce fameux empereur, qu’on appelle aujourd’hui le plus digne du sceptre, s’entretient familièrement avec lui-même dans les camps, où il écrit des pensées austères; et sans doute, il livre bataille et fait des plans dans son cabinet de Rome. Il est grand général chez les philosophes, et grand philosophe chez les centurions.

Cet époux si retenu, ce mari si fidèle est encore plus facile : il porte le diadème sur la plus haute ramure qu’on ait vue dans Rome. Et pour mieux s’acquitter de sa dette envers la patrie, dont il est le père, il lui lègue pour empereur son fils Commode qui est le plus hideux, peut-être, des Césars, le plus méchant et le plus vil.

Ainsi de tout le reste. La faillite de Marc-Aurèle est parfaite, comme sa faiblesse, d’où elle sort.

Si Marc-Aurèle était un homme du premier rang, s’il y avait en lui la vraie grandeur du cœur et de l’esprit, le perpétuel démenti que lui donne l’action, cette haine du destin pour un homme qui l’adore, ce soufflet continuel de l’événement en feraient le héros le plus tragique de l’histoire. Or, il n’en est rien : les grands poètes l’enseignent aux historiens, quoi que les historiens en veuillent dire. Ils ont mis dans leurs vers et sur la scène toutes sortes de Césars; mais ils ont bien senti qu’il fallait la fermer à Marc-Aurèle; il n’y serait qu’un héros fort triste et fort inerte.

Il n’est même pas vrai que Marc-Aurèle abdique la grandeur. On ne renonce qu’à ce qu’on a. Pour abdiquer, il faut régner. Beaucoup de ceux qui se dépossèdent, et qu’on en vante, n’étaient pas capables d’acquérir le bien qu’ils abandonnent, ni même de le garder. Cet empereur envie sans cesse le petit manteau du philosophe : il était né pour être pédagogue, ou pasteur dans une école du dimanche, à Genève.

Ai-je besoin de le dire, et que je vois comme un autre ce qu’il y a de bon, de rare, d’héroïque même dans un tel livre et un tel homme? Il est digne de respect; il peut plaire à une foule d’esprits, qui ont la religion du bien et le culte d’une certaine probité morale. J’y trouve un des partis les plus décidés où l’homme se soit arrêté dans la recherche du bien. La vertu de Marc-Aurèle ne laisse pas aussi de paraître liée de fort près à la paix sociale.

Cette bonhomie austère, cette roideur tempérée d’indulgence, cette chaleur sans éclat, quelle gageure tenue contre la nature au nom de la raison, en qui l’on adore pourtant la fille suprême de la nature. Je sens que Marc-Aurèle et son livre peuvent servir de conseil et d’exemple à bien des gens. Mais la beauté n’y est pas; par où, je crois, le livre leur plaît surtout et les contente : ils s’y reconnaissent chez eux. Ils se r’assurent dans la fausse grandeur de cette faible vie. La petitesse aime à s’envelopper de vertu. Et de même, la probité morale de Marc-Aurèle, tout en exigeant beaucoup, n’inquiète pas : elle ignore cet amour de la vérité, qui a une pointe si cruelle, et qui perce les intérêts de l’homme, voire du philosophe et du sage le plus probe, comme un bouton caché, un indolent petit ulcère bien logé dans le fond.

Ce qu’on appelle la divine candeur de Marc-Aurèle est une façon un peu sotte de confesser sa faiblesse, et de faire l’aveu de ses imperfections. Mais s’il se met nu par places, jamais il ne se dissèque : il ne va pas loin. Sa candeur est vénérable, comme d’un vieux serviteur qui ne dissimule rien. Divine? non; ou quel nom donner à la candeur de Philoctète dans Sophocle, et d’Antigone? Il n’a pas ce don qu’on finit par préférer à tout, de saisir la fibre secrète, de ramener au jour la racine des sentiments et des actions humaines. Il n’en a même pas l’idée. Tout ce qu’il démêle est en fonction de l’utilité morale. Il est pragmatique à l’excès, comme on dit. Se faire le cœur petit et la pensée vertueuse, cette sagesse un peu chinoise est celle de Marc-Aurèle.
    In angulo cum libello.
Il abdique toutes les pensées de la puissance; il répudie tout sentiment de la domination. Si un maître du monde pense de la sorte, que pensera l’esclave?

Je ne puis pardonner aux grands qui s’abaissent. Ceux-là surtout qui, par grâce d’état, ayant hérité la grandeur à leur naissance, l’humilient et la ravalent à la commune bassesse, quelle trahison est égale à la leur? Quoi, ils ont par hasard, dès le berceau, ce que tout le génie de l’homme ne lui donne pas, et ils n’en font rien? Ils n’en veulent rien faire? La petitesse est le plus sale vice des rois et l’impéritie le plus honteux de leurs crimes. Marc-Aurèle travaille à penser médiocrement; et penser médiocrement, pour lui, c’est bien penser. Il rêve d’être une fraction infiniment petite, dans la somme infinie des fractions qui font enfin l’unité. Son désir, sinon son ambition, serait d’être anonyme. Quelle gloire, quel souhait dans un homme dont on grave l’effigie sur les monnaies. Pense juste, qui pense à la mesure de ce qu’il est et de ce qu’il peut : César, s’il pensait petit, penserait mal; et mal Benoît Labre, s’il pensait grand. Il est misérable, à Marc-Aurèle, de se faire le cœur si petit. Il n’y a que trop de bêtise et de petitesse dans l’homme : il ne lui est pas nécessaire de s’abaisser ni de s’abêtir. En général, on se moque beaucoup de l’idée que l’homme se fait de lui-même chez les anciens, et qu’il fasse tourner tout l’univers autour de cet atome paraît ridicule. Il est clair cependant que l’homme est le centre de l’univers pour lui-même. Tous les espaces et tous les corps n’ont une réalité qu’en fonction de lui seul et de son esprit. Quelque œuvre que l’on fasse, il faut y croire comme un dieu à la sienne. Un créateur est toujours au centre de sa création : ce qu’il accorde de crédit à l’une vient du crédit qu’il fait à l’autre. Parmi les Grecs, la familiarité des hommes et des dieux est admirable là-dessus. L’intelligence de Marc-Aurèle ne saurait l’admettre : nouvelle preuve que l’humilité n’est pas l’intelligence. Ne fût-il rien, l’homme est au centre de l’univers : rien de fort ni de grand ne s’est fait que dans cette illusion. Il est beau de l’avoir, et plus beau, sachant qu’on l’a, de ne point céder à cette ombre, et de la vaincre.

Se faire petit, penser médiocrement et sûrement; sentir humblement; être au fait de tous les jours avec une satisfaction secrète de la chaîne; avoir trop de raison pour rien rêver au delà; peu de désir, point de passion; une certaine fatigue d’être et une aspiration au repos; faire avec scrupule l’examen d’une conscience pleine de préceptes et vide, au fond, de toute force créatrice; tant aimer tout le monde qu’après tout on n’aime peut-être personne; être dans la vérité, non pas comme un artiste qui la modèle, mais comme une pauvre nonne qui machinalement tourne à perpétuité dans la cage des rites; vivre de régime en tout, vivre gris; bref, être une espèce de bon journal, honnête et quotidien, riche en recettes, pour soi et pour autrui : voilà bien l’âme de la décadence. Quand une certaine probité se préfère à la puissance, quand la bonne morale se prend pour le bon style, quand le méchant style de la vertu domestique paraît suppléer avec avantage aux folies de la lyre, quand une prose vulgaire et propre à toutes les idées communes trompe sur l’absence de toute poésie, la décadence est là. On se resserre alors sur soi et sur les siens; on croit à son cher Fronton, nigaud de rhétorique, comme à un autre Platon, et à sa bonne femme Fausta, comme à une autre Lucrèce, meilleure même que l’ancienne en ce qu’elle est pleine de mansuétude pour une ou deux douzaines de Tarquins; on vénère le passé et la tradition, moins par goût et par intelligence, que par impuissance à être soi-même; on ne bâtit plus rien, sinon des égouts, des aqueducs et des ponts, parce qu’on a les yeux à jamais fixés sur l’architecture du Parthénon. Au total, la grandeur se réduit à l’hygiène.

De là, pour ma part, que j’ai tant admiré à Ravenne un art brûlant, dans sa fraîcheur, plein de sens, d’ardeur secrète, riche de ces neuves merveilles, la musique et la couleur; et que j’y ai vu, le premier, un printemps de l’âme humaine, contrairement à l’opinion des docteurs et de Taine, qui n’y a rencontré que l’agonie, la pourriture et la mort. Mais Taine pense toujours en stoïque et en décadent : il est de ceux que flatte la perfection de Marc-Aurèle.

Tant qu’il y a des Luciens, l’esprit conjure la décadence. Avec toutes ses bonnes intentions, un Marc Aurèle la précipite. À sa manière, et dans la lumière impériale du Palatin, il vit au creux des catacombes. L’espoir et le jeûne aujourd’hui des esclaves sont du même ordre que l’abandon de soi-même et les cendres d’un empereur, maître du monde. Qu’il serait bien là-dessous! Comme il y aurait sa place! Là, il eût trouvé une société des purs et des saints. Ceux-là peuvent être serfs de la morale : ils sont nés dans l’ergastule; elle les y console, et de là elle les mène en paradis. Eux et lui, rien ne les sépare que la différence des superstitions. Encore un pas, et Marc-Aurèle si honnête homme, si ami de la vérité, voudra restaurer les fondements de l’État dans le plus ruineux mensonge. La vision chrétienne étant déjà dans tous les yeux, César s’avisera de rendre des fidèles à Numa Pompilius, à la Louve, à Égérie : personne n’y croira plus, et lui moins que personne; mais il se persuadera que l’État n’est solide que renfoncé dans sa première et plus ancienne tradition. La Cité invoque follement la morale; et pour mieux se perdre, toutes deux s’assurent sur la religion.

Marc-Aurèle n’est pas philosophe : il moralise. Morale mendiante, fort dénuée de sève et peu propre à vivre. Soumis à tout, il baise la main du destin son maître. Ce destin ressemble fort à la Providence. On ne fut jamais si résigné ni si humble. Qu’importe s’il est l’esclave de la raison? Cette soif d’humilité irrite le goût. Je reconnais dans Marc-Aurèle l’éternelle impuissance des Italiens à la philosophie : ils ne quittent la religion que pour la politique.

Tout est renoncement dans cette morale, et démission de la puissance. Il ne vit que pour la mort. Il ne se trouve pas assez dépouillé de naissance, à ce qu’il paraît : il ratiocine pour dépouiller toute illusion, toute passion de vivre et d’agir. C’est ce qu’il nomme la raison, dieux jaloux. Cette religion rappelle une confrérie de petites gens : se cacher dans un coin, se déprendre de tout, et passer la vie à attendre la mort. Ils ne la craignent pas : ils ont le mot. Et ils tiennent si peu à vivre.

Voici le point. Marc-Aurèle est l’empereur des catacombes; mais sa croix est la Raison. J’admire la moutonnerie des jugements humains. On fait de Marc-Aurèle le héros de la vertu païenne et de la sagesse antique : et nul plus que lui ne rappelle le capucin. Ouailles, ouailles et moutonnaille, quand voudrez-vous comprendre que l’objet d’une foi importe moins que la foi même? Tous ceux, dans nos âges, qui tout en étant chrétiens d’instinct et d’origine, ont rompu avec la religion chrétienne par nécessité de la raison, vantent et adorent Marc-Aurèle. Je crois bien! ils se louent eux-mêmes dans ce qu’ils préfèrent, comme on fait toujours.

Cette philosophie est une méthode pour sortir de la vie et pour dormir, vivant, son dernier sommeil. On y dort debout, assez souvent. Pourquoi s’en prendre à Marc-Aurèle? dira-t-on : n’est-il pas, quelquefois, aussi pur, aussi bon, aussi honnête que l’Imitation, même s’il est aussi triste? – Soit; mais le moine de l’Imitation a les yeux sur le ciel; il ne vit pas ici, parce qu’il est sûr de vivre là-haut et qu’il lui tarde trop d’y être. Sa tristesse présente est un appétit de la joie promise et de délices infinies.

Et d’ailleurs, je ne veux pas faire fi de Marc-Aurèle : loin de là, je l’honorerais extrêmement, si l’on ne prétendait, avec tant d’imprudence, en faire le plus grand des souverains et même de tous les hommes. Un tel excès indispose l’esprit et le sens de la réalité s’en offense. La grandeur n’est pas du tout le propre de cet homme ni de son livre. Marc-Aurèle, modèle des souverains parce qu’il est philosophe, jamais les forts esprits du dix-septième siècle n’auraient accepté une fiction si ridicule, et ceux du dix-huitième l’eussent jugée puérile, si épris qu’ils fussent de philosophie. Voltaire a vu, d’un peu trop près, Frédéric II à l’œuvre : il ne reste pas grand’chose du philosophe dans le vrai souverain.

Abaisse-toi, mon âme, abaisse-toi : tel est le refrain de Marc-Aurèle, la ritournelle de toutes ses expériences et de toutes ses pensées. En lui, la volonté est morte; car enfin il n’est vraie volonté que de la grandeur. L’anachorète couronné ne fait pas tort à la couronne, parce qu’il est ascète; mais parce qu’il n’a aucune puissance. L’impardonnable second livre des Pensées condamne à jamais le vertueux empereur : non, un homme de cette trempe n’est pas fait pour l’empire. Comme l’œuvre d’art, l’œuvre du monde est une femelle qu’il faut pétrir d’une autre main, plus ferme, plus souple et plus ardente; et à la façon de la courtisane de Venise à Jean-Jacques, elle pourrait dire à Marc-Aurèle : Via! Studia la matematica.

Encore si l’écrivain nous consolait de l’empereur et du philosophe. Il écrit mal en grec. Sa langue est à la fois roide et molle; toutes les formes sont effacées, et on s’y heurte pourtant, parce qu’elles sont gauches. Il n’a ni œil ni oreille; aucune imagination dans le style, aucun essor. Pas le moindre sentiment de la forme : il ne peint ni ne sculpte. Il est concis sans rigueur et obscur dans la simplicité. Il n’a point de clarté, et pourtant il n’a ni plans ni ombres. La grandeur manque partout, là même où on la soupçonne. Tout est gris, froid, sans flamme ni saillie. Il n’a jamais d’esprit. D’un mot, ce grec est exténué : c’est une langue de pauvre. L’homme ne peut pas être le contraire du style. Aussi écrit-il pauvrement avec singularité : sa prose est flasque et brusque en même temps, timide et saccadée. Il est embarrassé, bavard avec concision et bref avec prolixité. Il a la fausse brièveté; il s’empêtre dans les redites.

Mais quelle bonne volonté! Quel touchant désir d’atteindre à mieux que soi-même! Quelle admirable docilité au bien ou à ce qu’il le croit être! En tout, il est le meilleur des élèves; on ne vit jamais disciple plus fervent. À tant d’honnêteté, il eût fallu bien plus d’intelligence. Tout pesé, il n’est pas assez intelligent.

Sa figure n’est ni triste ni douloureuse, ni d’un solitaire, encore moins d’un ascète. Ce visage a un peu du bel avantageux et de l’acteur, hélas! J’y vois moins le moraliste des Pensées, que l’époux si docile de Fausta. La joue pleine et ronde, le front riche de probité. Des rides sans amertume, vrais sillons à bienveillance et à faire germer les idées d’autrui; un air plus ami du rire qu’on n’eût supposé, et la bouche très bonne. Beaucoup de cheveux bouclés, une belle barbe soyeuse, qui doit cacher des fossettes, il n’a rien du Romain lapidaire. Il ressemble à un Italien du Nord ou même à un Français du Midi, avocat et orateur. Homme excellent, un peu fat peut-être, qu’on ne s’aviserait pas de mesurer et de trouver médiocre à l’échelle de la grandeur, si plusieurs ne se flattaient en lui, et d’en faire un grand homme.

Note

Comment traduire Marc-Aurèle? Le cas est fort curieux. Pour rendre l’effet de ce texte roide et sans nerfs, décoloré, toujours grave, toujours gauche, il faudrait se donner la peine de mal écrire à dessein; mais qu’on sentît partout la valeur morale de l’homme, familier et doctrinaire, et la probité de l’esprit, d’ailleurs un peu faux, sous l’embarras du mauvais style. On ne fut jamais si peu artiste. Un exécuteur testamentaire d’Auguste Comte, doublé du bonhomme Pierre Larousse, ferait assez bien l’affaire. Il y manquerait encore le ton du savant et du pasteur stoïcien. Il aurait fallu confier à Vinet, doublé de Littré, le soin de traduire Marc-Aurèle. J’en vois deux ou trois autres aujourd’hui qui s’y accorderaient fort bien; mais ils le prendraient mal; et c’est pourtant un compliment que je veux leur faire.

A. S.

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