Taine Hippolyte
La méthode de Taine
«La littérature (...) n'est pour M. Taine qu'un appareil plus délicat et plus sensible qu'un autre pour mesurer tous les degrés et toutes les variations d'une même civilisation, pour saisir tous les caractères, toutes les qualités et les nuances de l'âme d'un peuple. Mais, en abordant directement et de front l'histoire des oeuvres littéraires et des auteurs, sa méthode scientifique non ménagée a effarouché les timides et les a fait trembler. Les rhétoriciens en désarroi se sont réfugiés derrière les philosophes ou soi-disant tels, eux-mêmes ralliés pour plus de sûreté sous le canon de l'orthodoxie; ils ont tous vu dans la méthode de l'auteur je ne sais quelle menace apportée à la morale, au libre arbitre, à la responsabilité humaine, et ils ont poussé les hauts cris.
Il n'est pas douteux pourtant que, quoi que l'homme veuille faire, penser ou écrire (puisqu'il s'agit ici de littérature), il dépend d'une manière plus ou moins prochaine de la race dont il est issu et qui lui a donné son fonds de nature; qu'il ne dépend pas moins du milieu de société et de civilisation où il s'est nourri et formé, et aussi du moment ou des circonstances et des événements fortuits qui surviennent journellement dans le cours de la vie. Cela est si vrai que l'aveu nous en échappe à nous tous involontairement en nos heures de philosophie et de raison, ou par l'effet du simple bon sens. Lamennais, le fougueux, le personnel, l'obstiné, celui qui croyait que la volonté de l'individu suffit à tout, ne pouvait s'empêcher à certain jour d'écrire: "Plus je vais, plus je m'émerveille de voir à quel point les opinions qui ont en nous les plus profondes racines dépendent du temps où nous sommes nés, et de mille circonstances également passagères. Songez seulement à ce que seraient les nôtres si nous étions venus au monde dix siècles plus tôt, ou, dans le même siècle, à Téhéran, à Bénarès, à Taiti." C'est si évident, qu'il semblerait vraiment ridicule de dire le contraire. Hippocrate, le premier, dans son immortel Traité des Airs, des Eaux et des Lieux, a touché à grands traits cette influence du milieu et du climat sur les caractères des hommes et des nations. Montesquieu l'a imité et suivi, mais de trop haut et comme un philosophe qui n'est pas assez médecin de son métier ni assez naturaliste. Or, M. Taine n'a fait autre chose qu'essayer d'étudier méthodiquement ces différences profondes qu'apportent réules races, les milieux, les moments, dans la composition des esprits, dans la forme et la direction des talents. - Mais il n'y réussit pas suffisamment, dira-t-on; il a beau décrire à merveille la race dans ses traits généraux et ses lignes fondamentales, il a beau caractériser et mettre en relief dans ses peintures puissantes les révolutions des temps et l'atmosphère morale qui règne à de certaines saisons historiques, il a beau démêler avec adresse la complication d'événements et d'aventures particulières dans lesquelles la vie d'un individu est engagée et comme engrenée, il lui échappe encore quelque chose, il lui échappe le plus vif de l'homme, ce qui fait que de vingt hommes ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques ou extérieures, pas un ne se ressemble (1), et qu'il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité. Enfin l'étincelle même du génie en ce qu'elle a d'essentiel, il ne l'a pas atteinte, et il ne nous la montre pas dans son analyse; il n'a fait que nous étaler et nous déduire brin à brin, fibre à fibre, cellule par cellule, l'étoffe, l'organisme, le parenchyme (comme vous voudrez l'appeler) dans lequel cette âme, cette vie, cette étincelle, une fois qu'elle y est entrée, se joue, se diversifie librement (ou comme librement) et triomphe.»
Note
(1) Il semble que Théophraste, l'auteur des Caractères, ait devancé l'objection, lorsqu'il dit tout au commencement de son livre: "J'ai admiré souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs moeurs." C'est cette différence d'homme à homme dans une même nation, et jusque dans une même famille, qui est le point précis de la difficulté.
SAINTE-BEUVE, "Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine (lundi 30 mai 1864)", Nouveaux Lundis, tome huitième (reproduit à partir de la quatrième édition revue, Paris, Calmann Lévy, éditeur, 1885, p. 67-70)