Notre Pascal

André Suarès
Lucere et ardere perfectum est.
Le feu avec la lumière, c’est la plénitude
La rencontre de Pascal avec Spinoza est une des plus belles qu’on pût imaginer. L’homme d’Amsterdam avait dix ans de moins que l’ascète de Port-Royal, et il lui a survécu de quinze. Ils diffèrent et se ressemblent étrangement. Ou plutôt ils se ressemblent autant qu’on peut faire en différant le plus, et ils sont aussi différents qu’on peut l’être en étant le plus semblables. Ils sont morts fort jeunes l’un et l’autre, sans doute du même mal, Spinoza à quarante-quatre ans, Pascal à trente-neuf. Ils tournent le dos au siècle et ils absorbent le monde. Sans être saints, il pratiquent la sainteté. Ils vivent en Dieu, chacun à sa manière, ou s’y essaient. Ils veulent être pauvres. L’esprit les dévore. Ils semblent retirés de tout, et ils ne réservent rien. Discrets dans leurs mœurs et même prudents, leur audace est extrême. Ce qu’on lit d’eux n’est rien, près de ce qu’on y peut lire.

Les entretiens qu’on suppose entre gens que des siècles et des abîmes séparent vont rarement au delà de la curiosité. Je n’y vois qu’un jeu, et entre les deux plaideurs, le tiers qui tire tout à soi est l’auteur du dialogue. Mais des hommes qui ont vécu dans le même temps et que mille liens attirent l’un à l’autre de la pensée et du sentiment, il est bien permis d’imaginer qu’ils auraient pu s’entretenir et débattre ensemble. Pascal, si entier et si douloureux dans la certitude, eût enfin trouvé à qui parler, d’une certitude égale et contraire dans un calme étonnant pour lui et une accablante sérénité. Un tel entretien est une tragédie sublime de l’esprit.

Pascal nihiliste en tout, dans la sphère du monde et de la vie humaine, ne doute pas. Il tient Dieu et s’y tient. Mais il ne le tient que dans Jésus-Christ et de Jésus-Christ. Tout est pendu à la Croix, tout en découle, tout en dépend. Si on lui ôte Jésus-Christ, Pascal est le plus terrible des hommes à nier tout ce qu’on croit, tout ce qui se fait dans le monde, tout ce qui est ou qui se flatte d’être. Or, Spinoza pouvait lui ôter Jésus-Christ, ou le lui ébranler pour le moins, jusqu’à l’arracher lui-même du sol qui le nourrit. Pascal pend à Jésus comme ver et terre à l’unique racine de l’arbre et de la vie.

On n’observe pas assez que la mystique de Pascal est fondée sur l’histoire. La passion de Pascal n’empêche pas l’esprit de géométrie. Toute croyance s’assure dans le cœur, et vient du cœur seulement. Mais le cœur ne prouve pas. L’ordre des preuves est celui de l’esprit. Pascal les cherche dans l’histoire avec toute la rigueur dont il est capable : celle du géomètre qui ne se paie pas de fausses raisons. Pour Pascal, qui se moque de toutes les histoires, une seule histoire a des preuves : celle de la vraie religion, qui est tout entière dans les Écritures, l’Ancien Testament servant de preuve perpétuelle à l’Évangile et à l’Église.

L’Apologie de Pascal est un système de concordances. La Bible est la crypte, les assises et tous les piliers de la fabrique; l’Évangile est la nef avec l’Église. Si on lui retire les miracles et les prophéties, l’édifice s’écroule, on lui retire tout; et Pascal ne peut plus croire. Car le cœur ne crée pas la croyance : il assure les raisons de croire. En fait, on croit tout ce qu’on veut, et les hommes ont cru toute sorte de fables. Mais on ne peut croire à bon droit et sans folie que la religion du Christ.

Pascal se donne un mal de tous les instants, il fait un effort immense pour prouver aux incrédules, aux tièdes, aux Juifs et aux athées qu’ils ne sont pas raisonnables. Si leur raison est éclairée, et si Dieu leur en fait grâce, ils doivent se rendre à la double preuve des miracles et des prophéties. Il faut savoir lire la Bible et le livre de Dieu : tout y est marqué, tout y est prouvé, tout y est écrit. Cette science seule importe : Pascal l’invoque, il la professe absolument et ne l’a pas.

Sans les miracles, l’Église n’est pas divine. Mais il ne cherche pas ce que sont les miracles : il croit les témoins que le miracle autorise. Sans les prophètes, Dieu est sans preuve. Mais ce qu’est le prophète, Pascal ne s’en inquiète pas. Jésus-Christ attendu de tout temps et prédit – mais par qui? –, la vraie religion toujours prouvée par les miracles – mais quels sont-ils? –, voilà où Pascal s’attache; voilà sa foi et son apologie. Il en parle partout; il y revient sans cesse. Il s’accorde les principes du système, et il en déduit tout le reste. Il n’a aucune idée que les Juifs puissent être des hommes comme les autres, et leurs livres des écritures pareilles à tous les autres écrits. Il doute de tout, mais non de l’histoire sainte. Il lui faut une mission des Juifs, un peuple élu et maudit. Une petite nation, des mortels comme tous les mortels, une histoire politique, d’affreuses vissicitudes, une misère durable, une vieille langue qui n’a rien de divin, des mœurs antiques altérées de mille manières, de vieux récits à la Tite-Live, un code et des lois, une liturgie et des prêtres, Pascal ne songe pas qu’il n’y a rien de plus dans la Bible et les Juifs. C’est pourtant ce que Spinoza lui eût fait connaître, ou même Richard Simon. Mais Richard Simon pouvait douter de la lettre ou la critiquer, sans faire aucun doute ni critique de l’esprit. Richard Simon n’est qu’un érudit : il se passe de penser. Spinoza est plus hardi et d’une autre conséquence.



Pour moi, je ne puis concevoir Pascal lisant la Bible avec Spinoza et demeurant chrétien. Raisonnant en géomètre sur les preuves de l’histoire, il eût été plus loin que Spinoza lui-même. Qu’il vécût vingt ou trente ans de plus, après ce voyage dans la critique, à quel terrible retour d’âme ne se fût pas jeté ce puissant génie? Ayant publié son apologie, je le vois la détruisant d’une pensée pleine de foudres. Car Pascal est bien moins fort à bâtir qu’à détruire. De l’apologie, il ne reste presque rien; tandis que la force de destruction, dans les Pensées, est intacte : contre toutes les misères de la nature, contre tous les mensonges de la Cité, de la loi et de l’opinion, de la raison et de l’instinct, de l’homme et de l’univers, l’esprit de Pascal a gardé le même fil et le même inflexible acier.

Pascal, dupe de rien, ne le fût pas resté d’un livre. Il perce toute idée, toute opinion et la plupart des sentiments jusqu’au point de moëlle où il faut trouver Dieu ou rencontrer le vide effrayant de l’absurde illusion et de l’éternel néant.

On ne fait point le procès de la raison sinon par la raison même. On ne doute donc pas de la raison, mais seulement qu’elle suffise à tout, et soit le tout de l’homme. Nous sommes condamnés à la raison perpétuelle comme à notre condition charnelle. Nous devons vivre dans cette double prison. Qu’il faille nous y faire, soit. Mais que nous ayons tout orgueil et toute joie de notre captivité, quelle niaise prétention et quelle ridicule vanité.

La raison déduit et vérifie l’univers selon elle plutôt que selon lui.

Nous ne pouvons rien sans la raison; mais encore moins pouvons-nous tout obtenir d’elle. « Travaillons donc à bien penser. » Et bien penser, certes, c’est connaître notre prison, et les limites de la raison comme de tout le reste.



On se trompe sur Pascal, faute d’être poète.

Il faut prendre de tels hommes dans leur rythme et leur mouvement plutôt même que dans la rigueur de leurs écrits. J’aime saint François, j’admire Pascal pour ce qu’ils sont, et non pour ce que je puis en faire, encore moins pour ce que je suis. À quoi bon y aller de soi-même? Ne sommes-nous pas assez dans tout? ou trop assurés de notre prison? Pour quoi prendre parti? Pussé-je m’oublier plutôt! On ne s’oublie qu’en se multipliant : on joue alors à se perdre. Il n’y a que ce petit nigaud de Petit Poucet pour semer des cailloux dans la forêt des âmes : il doit être critique de son métier.

Les théories d’un homme finissent par ne plus être à mes yeux que les horizons de sa propre vie: il les offre à la curiosité du poète, pour qui toute vie est une scène et un héros de l’unique drame. Plus vaste est l’horizon ou plus belle et plus rare l’âme du personnage, plus je m’y plais. J’y fais route, j’y voyage, et ne me fixe pas : je passe. J’ai pour loi de passer : mon drame n’a toute grandeur et toute beauté qu’à la condition que les caractères se succèdent, que les scènes passent. Peu d’hommes en usent de la sorte : l’imagination leur manque; et ils recourent au système pour y suppléer. Les hommes se paient de savoir, faute d’inventer.

Sainte-Beuve lui-même trouve que la politique de Pascal rappelle celle de Hobbes et de Machiavel. Quelle idée? Pascal ne dit pas que ce soit sa politique. Sa grandeur morale et son sens de la justice n’ont jamais été atteints : on le voit assez dans Les Provinciales. Hobbes et Machiavel tiennent pour le tyran, et pour la logique sans pitié du succès ou de la force. Pascal n’est pas si simple. Quand il montre la force, l’opinion sa fille et toutes les formes de la tyrannie, sans oublier la justice des hommes, mener le monde et les peuples, il peint la vie : il voit le vrai et le fait voir avec une sagacité incomparable. Il ne donne pas son blanc-seing à la nécessité, qui s’en passe. Tout ainsi, il n’est pas contre la raison, même s’il l’invective : il ne l’appelle pas imbécile parce qu’il la méprise, mais parce qu’elle est sans force en effet. On ne fera jamais comprendre cette vue si libre à tous nos partisans.



Pascal n’est dupe de rien, pas même de la foi : il ne l’est que des miracles. L’ironie n’est pas médiocre. Et si toute la foi ne dépend que des miracles? On est toujours un peu de son siècle : Pascal est du sien par là.

Il sait le secret de tout ce qu’il croit : c’est qu’il ne croit rien, sinon en Dieu et en Jésus-Christ. Il est faux de dire que Pascal doute : il nie. Moins Jésus-Christ, il nie tout l’ordre du monde et l’ordre même de l’esprit.

Il ne croit pas plus à la science qu’au roi, tout en étant sujet fidèle et savant plein de génie. « La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. » (1) Mais l’acte de foi justifie en même temps l’ordre de l’État et la géométrie.

Cependant, l’État ni la science n’ont pas de vertu ni de preuves en eux-mêmes. La science doit être l’essai mais non l’emploi de nos forces (2). « Nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » (3) La méthode mathématique ne mène à rien, si ce n’est à la géométrie. Pascal la regarde comme un jeu, et la science également. C’est une tout autre attitude d’être homme, de vivre et de bien vivre, de mourir et bien mourir.


Notes
(1) Pensées, XVII, 1 (Havet).
(2) Lettre à Fermat, 10 août 1660.
(3) Pensées, XXIV, 100.

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