Style

«Les qualités du style peuvent être expliquées en autant d'articles qu'on veut; tout peut tenir, je crois, en ces trois mots: Vérité, individualité, simplicité, à moins qu'on ne préfère se résumer en cette seule parole: Écrire vrai.

Un style est vrai quand il répond à une nécessité de la pensée et quand il se tient intimement au contact des choses.

Le discours est un acte de vie: il ne faut pas que dans la vie il représente une coupure, et c'est ce qui a lieu quand nous tombons dans l'artificiel, le conventionnel, M. Bergson dirait le «tout à fait». Écrire d'une part, vivre de l'autre sa vie spontanée et sincère, c'est offenser le verbe et l'harmonieuse unité humaine.

Le «discours de circonstance» est le type de ces choses qu'on dit parce qu'il faut les dire, qu'on ne pense que littérairement, y dépensant cette éloquence dont se moque la vraie éloquence. Aussi le discours de circonstance n'est-il souvent que discours d'occasion. Il se peut qu'il soit génial, et Démosthène ou Bossuet nous l'apprennent; mais il ne l'est que si la circonstance tire de notre fond ce qui jaillirait aussi bien de soi-même, ce qui se rattache â nos vues habituelles, à nos méditations de toujours.

La vertu de la parole, parlée ou écrite, est une abnégation et une droiture: abnégation qui écarte la personne, là où il s'agit d'un échange entre la vérité qui parle au dedans et l'âme qui écoute; droiture qui expose ingénument ce qui s'est révélé dans l'inspiration et n'y ajoute pas de verbiage.

«Regarde dans ton coeur et écris», dit Sidney. Celui qui écrit ainsi, sans orgueil et sans artifice, comme pour soi, parle en fait pour l'humanité, s'il a le talent qui porte loin une véridique parole. L'humanité s'y reconnaîtra, parce que c'est elle qui a inspiré le discours. La vie reconnaît la vie. Si je ne livre au prochain que du papier noirci, il le regardera peut-être curieusement, mais ensuite le laissera tomber à terre; si je suis un arbre offrant son feuillage et ses fruits pleins de sève, si je me donne avec plénitude, je convaincrai et, comme Périclès, je laisserai le dard dans les âmes.

Obéissant aux lois de la pensée, je ne puis que me montrer proche des choses, ou plutôt dans l'intime des choses. Penser, c'est concevoir ce qui est; écrire vrai, c'est-à-dire selon la pensée, c'est révéler ce qui est, non enfiler des phrases.

Le discours doit répondre à la vérité de la vie. L'auditeur est un homme; il ne faut pas que le discoureur soit une ombre. L'auditeur vous apporte une âme à guérir ou à éclairer: ne lui servez pas des mots. Tandis que vous déroulez vos périodes, il faut qu'on puisse regarder dehors, regarder en soi et sentir la correspondance.

La vérité du style écarte le cliché. On nomme ainsi une vérité ancienne, une formule tombée en l'usage commun, lot d'expressions qui autrefois furent neuves, qui ne le sont plus précisément parce qu'elles ont perdu le contact de la réalité d'où elles étaient nées, parce qu'elles flottent en l'air, vains oripeaux qui se substituent à une coulée vive, à une transcription directe et immédiate de l'idée.

Le grand style consiste dans la découverte des liens essentiels entre les éléments de la pensée, et dans un art de les exprimer à l'exclusion de tout balbutiement accessoire. «Écrire comme se déposent la rosée sur la feuille et les stalactites sur les parois de la grotte, comme découle la chair du sang, et comme la fibre ligneuse de l'arbre se forme de la sève» [36]: quel idéal!

La personne orgueilleuse et perturbatrice sera absente d'un tel discours, disons-nous; mais la personnalité de l'expression n'en sera que plus accentuée et plus nette. Ce qui sort de moi sans moi me ressemble en vertu d'une nécessité. Mon style, c'est mon visage. Un visage tient de l'espèce ses caractères généraux, mais il a toujours une individualité saisissante et incommunicable; il est unique sur la terre et dans tous les siècles; de là vient, pour une part, l'intérêt si prenant du portrait.

Or, notre esprit est certainement beaucoup plus original encore; mais nous le cachons derrière les généralités acquises, les phrases traditionnelles, les alliances verbales qui ne représentent que de vieilles habitudes, au lieu d'un amour. Le montrer tel qu'il est, en s'appuyant, mais sans s'y oublier, sur les acquisitions qui appartiennent à tous, ce serait susciter un intérêt inépuisable, et ce serait l'art.

Le style qui convient à une pensée est comme le corps qui appartient à une âme, comme la plante qui provient d'une certaine graine: il a son architecture propre. Imiter, c'est aliéner la pensée; écrire sans caractère, c'est la déclarer vague ou puérile.

On ne doit jamais écrire «à la manière de...», serait-ce à la manière de soi-même. Il ne faut pas avoir de manière: la vérité n'en a pas; elle se pose; elle est toujours neuve. Mais le son que rend la vérité ne peut manquer d'être personnel à chacun de ses instruments. Tout instrument a un timbre. Si la manière est une affectation, l'originalité véritable est elle aussi un fait de vérité; elle renforce, au lieu de l'affaiblir, l'effet à produire sur le lecteur, qui à son tour recevra selon lui-même. Ce qu'on proscrit, ce n'est pas le sentiment personnel par lequel tout est renouvelé et glorifié, c'est la volonté propre opposée au règne du vrai.

De là découle la simplicité. La fioriture est une offense à la pensée, à moins que ce ne soit un expédient pour cacher son vide. Il n'y a pas de fioritures dans le réel; il n'y a que des nécessités organiques. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans la nature rien de brillant; mais le brillant y est organique aussi, il est fondé en droit, porté par des substructions qui jamais ne défaillent.

Pour la nature, la fleur est aussi grave que le fruit et le feuillage que la branche; le tout tient aux racines et n'est que la manifestation du germe où se cache l'idée de l'espèce. Or, le style, quand il est de main d'ouvrier, imite les créations naturelles. Une phrase, un morceau écrit doivent être constitués comme un rameau vivant, comme un chevelu de racine, comme un arbre. Rien en plus, rien à coté, tout dans la courbe pure qui va du germe au germe, du germe éclos dans l'écrivain à celui qui doit éclore dans le lecteur et propager la vérité ou la bonté humaine.

Le style n'est pas fait pour lui-même; lui ménager un sort, c'est le dévoyer et c'est l'avilir. Faut-il faire peu de cas de la vérité pour se laisser agripper à la «forme», pour devenir, au lieu de poète, rimailleur, au lieu d'écrivain, styliste! Celui qui en a le génie doit porter le style à la perfection, qui est le droit de tout ce qui existe; chacun souhaite légitimement y devenir expert autant que le vieux forgeron sur sa pièce; mais le forgeron ne s'amuse pas à tourner complaisamment des volutes, il fait des ais, des ferrures et des grilles.

Le style exclut la superfluité; il est une stricte économie au sein de la richesse; il dépense tout ce qu'il faut, épargne ici par des arrangements habiles et prodigue là pour la gloire du vrai. Son rôle n'est pas de briller, mais de faire apparaître: lui-même doit s'effacer, et c'est alors que reluit sa propre gloire.

Tendez à écrire en la forme inévitable, étant donné la pensée précise ou le sentiment exact que vous devez exprimer. Visez à être compris de tous, comme il convient quand un homme parle aux hommes, et cherchez à atteindre en eux tout ce qui est directement ou indirectement organe de vérité. «Un style complet est celui qui atteint toutes les âmes et toutes les facultés des âmes» [37]

Ne courtisez pas la mode; votre temps vous influencera de lui-même et saura s'accorder avec l'éternité. Donnez de l'eau de source, non des drogues acides. Beaucoup d'écrivains, aujourd'hui, ont un système: tout système est une pose, et toute pose un affront à la beauté.

Cultivez l'art de l'omission, de l'élimination, de la simplification: c'est le secret de la force. Les maîtres, à la fin, ne répètent que cela, comme saint Jean répétait: «Aimez-vous les uns les autres.» La loi et les prophètes, en matière de style, c'est l'innocente nudité qui révèle la splendeur des formes vivantes: pensée, réalité, créations et manifestations du Verbe.

Malheureusement, l'innocence de l'esprit est rare; quand elle existe, elle s'allie quelquefois à la nullité. Aussi, deux sortes d'esprits seulement semblent prédisposés à la simplicité: les esprits de peu d'envergure et les génies; les autres sont obligés de l'acquérir laborieusement, gênés de leur richesse, et ne pouvant à leur gré se réduire.»

Extrait de La vie intellectuelle de A-D. Sertillanges

Essentiel

« Le grand style consiste à mépriser la beauté petite et brève; c'est un sens du rare et du durable. »

FRIEDRICH NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra

« L'image du grand style, c'est l'entaille profonde de la hache, et non l'enroulement de la liane autour de l'écorce. L'idée se dilue en fantôme amorphe dans les eaux du style berceur. Le mot qui pénètre et qui vivifie, c'est le glaive seul qui peut le tracer. Tous les grands écrivains sont des guerriers, ils se servent pour frapper les autres du glaive qui perce leur propre coeur. »

GUSTAVE THIBON, Destin de l'homme, édité et présenté par Marcel de Corte, Paris, Desclée de Brouwer, 1941, p. 16.

 

Enjeux

Le fond ou la forme?

« La plupart des lecteurs attribuent à ce qu'ils appellent le fond une importance supérieure, et même infiniment supérieure à celle de ce qu'ils nomment la forme. Quelques-uns, toutefois, sont d'un sentiment tout contraire à celui-ci qu'ils regardent comme une pure superstition. Ils estiment: audacieusement que la structure de l'expression a une sorte de réalité tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre. La valeur de l'idée est indéterminée; elle varie avec les personnes et les époques. Ce que l'un juge profond est pour l'autre d'une évidence insipide ou d'une absurdité insupportable. Enfin, il suffit de regarder autour de soi pour observer que ce qui peut intéresser encore les modernes aux lettres anciennes n'est pas de l'ordre des connaissances mais de l'ordre des exemples et des modèles.

Pour ces amants de la forme, une forme, quoique toujours provoquée, ou exigée par quelque pensée, a plus de prix et même de sens, que toute pensée. Ils considèrent dans les formes la vigueur et l'élégance des actes; et ils ne trouvent dans les pensées que l'instabilité des événements. .

Bossuet leur est un trésor de figures, de combinaisons et d'opérations coordonnées. Ils peuvent admirer passionnément ces compositions du plus grand style, comme ils admirent l'architecture de temples dont le sanctuaire est désert et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L'arche demeure. »

PAUL VALÉRY, Oeuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », tome 1, p. 499.

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